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Hérétiques contre faucons

Stephen F. Cohen

Nous assistons à la plus dangereuse confrontation entre la Russie et les Etats-Unis de ces dernières décennies, la pire sans doute depuis la crise des missiles de 1962. La guerre civile en Ukraine, précipitée par le changement illégal de gouvernement à Kiev en février, pourrait en effet conduire à une bataille frontale opposant l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et la Russie. Longtemps impensable, un tel scénario devient concevable. Et plusieurs éléments indiquent que cette nouvelle guerre froide serait encore plus grave que la première — à laquelle la planète n’a survécu que de justesse (1).

L’épicentre de la tension ne se situe plus à Berlin, mais à la frontière même de la Russie. En Ukraine, une région vitale pour Moscou, les mauvais calculs, les accidents et les provocations pèseront plus lourd que ceux dont le monde a été témoin il y a quelques décennies en Allemagne.

Plus grave : les acteurs de cette nouvelle guerre froide pourraient plus facilement céder aux charmes de l’arme nucléaire. Certains stratèges militaires moscovites annoncent que, si les troupes conventionnelles occidentales, bien supérieures en nombre, menacent directement la Russie, celle-ci recourra à des armes nucléaires tactiques. L’encerclement du pays auquel procède actuellement l’OTAN, avec des bases militaires et des systèmes antimissiles, rend d’autant plus plausible une telle réplique.

L’absence de règles de retenue mutuelle semblables à celles que s’imposèrent les deux camps, surtout à partir de la crise des missiles, représente un autre facteur de risque. La nécessaire modération réciproque achoppe sur les soupçons, ressentiments, malentendus et informations erronées, tant à Moscou qu’à Washington. M.Henry Kissinger (2) observe que « la diabolisation de Vladimir Poutine ne peut tenir lieu de politique : elle fournit simplement un alibi pour l’absence de politique ». Cette diabolisation équivaut au renoncement à toute analyse sérieuse, à toute élaboration d’une politique raisonnée.

Enfin, la nouvelle guerre froide sera d’autant plus dangereuse qu’aucune opposition efficace n’existe aux Etats-Unis. Nous, les opposants à la politique étrangère néfaste du gouvernement, n’avons le soutien d’aucune personnalité influente, et nous ne sommes pas organisés. Rien à voir avec les années 1970 et 1980, quand nous luttions en faveur de ce qu’on appelait alors la « détente ». Nous représentions certes une minorité, mais une minorité substantielle avec des alliés en haut lieu, y compris au Congrès et au ministère des affaires étrangères. Les grands journaux, les chaînes de radio et de télévision sollicitaient notre point de vue. Nous nous appuyions sur une base populaire et même sur un groupe de pression à Washington, l’American Committee on East-West Accord, où siégeaient des patrons, des personnalités politiques, des universitaires en vue et des hommes d’Etat de l’envergure d’un George Frost Kennan (3).

Aujourd’hui, nous n’avons rien de tout cela. Nous ne disposons d’aucun accès à l’administration Obama et de pratiquement aucun au Congrès, devenu un bastion bipartisan de la politique d’affrontement. Les grands médias nous ignorent. Depuis le début de la crise en Ukraine, ni les éditoriaux ni les tribunes du New York Times, du Washington Post ou du Wall Street Journal n’ont relayé nos idées. Elles n’ont été exposées ni sur la chaîne MSNBC ni sur Fox News, dont les analyses tendancieuses diffèrent peu : tout est toujours « la faute aux Russes ». Nous publions certes dans les médias « alternatifs », mais on ne les tient pas pour dignes de foi ou significatifs à Washington. De ma longue vie, je n’ai pas le souvenir d’une aussi grave défaillance du débat démocratique au cours d’une crise comparable.

J’estime de mon devoir de rappeler que chaque médaille a deux côtés, et d’expliquer le point de vue de Moscou sur la crise en Ukraine. Cela me vaut d’incessantes attaques — y compris dans des publications réputées de gauche. Me voici caricaturé en tête de proue des « apologistes » de Poutine, son « idiot utile », son « meilleur ami » et, pis encore, son « lèche-bottes ». J’ai toujours essuyé des critiques, notamment au cours de mes vingt années comme commentateur pour CBC News. Mais je n’avais jamais fait l’objet d’attaques si personnelles et si calomnieuses.

Certains de leurs auteurs — ou ceux qui les inspirent — sont les champions de la politique étrangère menée par Washington ces deux dernières décennies, qui a conduit à la crise en Ukraine. En nous dénigrant, ils cherchent à occulter leur complicité dans le désastre en cours. Ces néomaccarthystes (4) veulent étouffer le débat démocratique en nous stigmatisant dans les émissions d’information les plus visibles, les grands journaux et auprès des décideurs politiques. Et, dans l’ensemble, ils y parviennent.

Tout cela signifie qu’en réalité nous, les dissidents, sommes les vrais démocrates du pays, les vrais patriotes de sa sécurité. Nous ne cherchons pas à faire taire ces va-t-en-guerre ; nous voulons débattre avec eux. Nous devons leur faire comprendre que l’actuelle politique étrangère des Etats-Unis risque d’avoir des conséquences désastreuses pour la sécurité de notre pays comme pour le reste du monde. Les périls et le coût d’une nouvelle guerre froide prolongée se répercuteront sur la vie de nos enfants et de nos petits-enfants. Cette politique irresponsable prive déjà Washington de ce partenaire essentiel que représente le Kremlin dans des domaines aussi vitaux pour notre sécurité que l’Iran, la Syrie et l’Afghanistan, la non-prolifération nucléaire ou le terrorisme international.

Mais il faut dire aussi que nous sommes en partie responsables du déséquilibre, voire de l’inexistence, du débat. L’organisation et la solidarité font défaut. Certaines personnes partagent en privé notre point de vue, sans jamais s’exprimer dans ce sens. Pourtant, dans notre démocratie où le coût de la dissidence est relativement modeste, le silence n’est plus une option patriotique.

On nous a enseigné que la modération de la pensée et du langage constituait toujours la meilleure solution. Mais, dans une crise aussi grave, la modération n’a aucune valeur. Elle se mue en conformisme, et le conformisme, en complicité. Je me souviens d’une discussion autour de cette question entre dissidents soviétiques, quand je séjournais parmi eux à Moscou dans les années 1970 et 1980. Certains d’entre eux nous ont récemment qualifiés de « dissidents américains ». Une analogie imparfaite : mes amis soviétiques comptaient beaucoup moins de possibilités d’entrer en dissidence et risquaient beaucoup plus gros. Mais une analogie instructive néanmoins. Les dissidents soviétiques protestaient contre une orthodoxie doctrinaire inflexible, des privilèges abusifs et une pensée politique sclérosée. En conséquence, les autorités et les médias soviétiques voyaient en eux des hérétiques. Depuis les années 1990 et l’administration Clinton, des idées très peu judicieuses concernant la politique étrangère se sont figées en orthodoxie bipartisane. Or la réponse naturelle à toute orthodoxie, c’est l’hérésie. Alors, je dis à mes amis : « Soyons hérétiques, sans nous soucier des conséquences personnelles, dans l’espoir que d’autres viendront se joindre à nous, comme cela s’est produit si souvent au cours de l’histoire. »

La perspective la plus encourageante que je puisse offrir à mes alliés est de leur rappeler que souvent les changements débutent comme des hérésies. Ou, pour citer M.Mikhaïl Gorbatchev commentant sa lutte à l’intérieur d’une nomenklatura encore plus rigide que la nôtre : « Toute nouveauté en philosophie commence par une hérésie, et en politique, par une opinion minoritaire. » Quant au patriotisme, écoutons Woodrow Wilson (5) : « Le plus grand patriote est quelquefois celui qui persévère dans la direction qu’il tient pour juste, même s’il voit que la moitié du monde est contre lui. »

Stephen F. Cohen

Spécialiste de l’Union soviétique, critique de premier plan de la politique étrangère américaine pendant la guerre froide, Stephen F. Cohen est professeur émérite des universités de New York et de Princeton. Une première version de cet article est parue dans The Nation (New York) du 15 septembre 2014.

(1) Durant la guerre froide (1947-1989), plusieurs crises majeures et fausses alertes furent près de déclencher une guerre nucléaire.

(2) Architecte de la politique étrangère américaine pendant les présidences de Richard Nixon et de Gerald Ford. Acteur central du rapprochement avec la Chine et de la détente avec l’URSS, il entérina également le coup d’Etat au Chili en 1973 et l’occupation du Timor oriental par l’Indonésie en 1975.

(3) Diplomate et historien (1904-2005), théoricien de la politique d’endiguement de l’URSS en 1946, puis promoteur du désengagement américain et de la détente. Lire Olivier Zajec, « Admirateur de Tchekhov et artisan de la guerre froide », Le Monde diplomatique, août 2014.

(4) En référence au maccarthysme, inquisition anticommuniste extrémiste des années 1950 impulsée par le sénateur républicain Joseph McCarthy.

(5) Président des Etats-Unis de 1913 à 1921, instigateur de la Société des nations.

 http://www.monde-diplomatique.fr/2014/10/COHEN/50877
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COMMENTAIRES  

17/11/2014 03:23 par Palestine

Comment sortir de ces crises d’empires sans limites ?

17/11/2014 09:19 par domi

Hérétiques, voilà le mot juste... Dans cette société qui a érigé la laïcité en religion usant et abusant et des attitudes et du vocabulaire religieux (on "sacralise", on "sanctuarise", on "excommunie", on "renie" sa foi, on "diabolise" etc. etc.) il manquait le terme hérétiques et parmi les "hérétiques" il faut encore distinguer entre les hérétiques acceptables comme l’auteur de cet article et les inacceptables que notre sinistre de l’intérieur nous indique et sur qui tout le monde s’aligne sauf E. Chouard (un vrai courageux) et quelques rares kamikazes qui refusent d’ostraciser qui que ce soit quitte à devenir à leur tour infréquentables.

A propos de la relation de la France avec la Russie, et donc de la vente des Mistrals voir l’article de P. Grasset, excellent comme d’hab : http://www.dedefensa.org/article-un_r_f_rendum_sur_le_mistral_17_11_2014.html qui commente le sondage du Figaro, fermé en hâte par le journal parce que son résultat (près de 75% de oui à la vente et au respect de nos engagements) ne plaisait pas aux Judas et aux suppôts de Satan (pour continuer dans le voc. religieux) qui nous gouvernent...

17/11/2014 10:36 par mandrin

La perspective la plus encourageante que je puisse offrir à mes alliés est de leur rappeler que souvent les changements débutent comme des hérésies. Ou, pour citer M.Mikhaïl Gorbatchev commentant sa lutte à l’intérieur d’une nomenklatura encore plus rigide que la nôtre
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Il semble que l’auteur soit atteint d’ enthousiasme déplacé...

Sauf que pour la nomenklatura US, celle ci est fondé sur une engeance hégémonique qui n’a jamais respecté aucun traité et ne s’embarrasse pas des ravages par là ou elle passe, tel est son histoire, qui a contrario des Russes nation slave éduqué et cultivé son sorti de leur frontières seulement pour repousser les invasion guerrière de napoléon et hitler.

A ajouter que le retrait de l’union soviétique n’a pas amené de conflit suite a son démembrement excepté la guerre d’ Afghanistan et par rebondissement la Tchétchénie(apparition d’organisation mercenaire jihadiste) qui ont le sait fomenté par le cartel yankee, d’ on l’objectif était de mettre a genoux la Russie aux prise avec le démembrement de l’union soviétique.

Cette engeance est un vrai problème pour l’humanité, avec ces gens là ont peux craindre le pire et ils ne s’en priveront pas !

17/11/2014 18:33 par mamy michelle

Me promenant en Roumanie pendant l’été 2011, j’ai entendu l’info suivante au journal parlé de la radio publique :

"Aujourd’hui,le président Basescu a signé un contrat avec un consortium américain qui possède des concessions de gaz au Kazakstan afin de lui permettre de construire un gazaduc dans la Mer Noire,qui débouchera sur la côté roumaine"

Cette information m’a alertée,m’a rappelé la guerre en Géorgie,dont je n’ai jamais bien saisi les enjeux,ainsi que les douteuses "révolutions oranges" d’Ukraine et de Géorgie,et la situation difficile en Moldavie. J’ai donc consulté la carte du monde pour situer précisément le Kazakstan(ce que je conseille de faire à tous).
J’en ai déduit que ce consortium a l’intention de vendre son gaz kazak à toute l’Europe,en le faisant transiter par la Mer Caspienne,l’Azerbaidjan,la Géorgie et la Mer Noire.Subsiste cependant un problème:les contrats de fourniture de gaz conclus entre la Russie et les différents pays européens.
Je suis une grand-mère européenne sans aucun lien politique,religieux,ni de business ni avec aucun lobby. J’ai rêvé, dans le temps,d’une" Europe de l’Atlantique à l’Oural"(n’est-ce pas Gorbatchvec qui,le premier,a prononcé ces mots ? Où est-il à présent ?). En effet,cette Europe-là nous aurait garanti une indépendance énergétique et donc une indépendance tout court face aux deux grands blocs économiques que sont les États-Unis et la Chine.
Cette année,au vu des événements en Ukraine,et de la rage anti-russe répandue par nos médias(qui ont conduit à de nouveaux accords entre la Russie et la Chine !), j’ai été confortée dans mon raisonnement et j’ai alerté certains parlementaires européens et des journalistes,en leur demandant, au moins,de se renseigner sur cette information à propos du gaz du Kazakstan et du fameux gazoduc... Cependant,il semble que je sois la seule à y attacher de l’importance ! En espérant que ce message en alertera d’autres...

17/11/2014 21:36 par Archer Gabrielle

En lisant la publication et X commentaire cela ressemble à de la propagande guerrière de l’OTAN, mais il n’y aura pas de guerre froide ou de guerre nucléaire car ceux qui seraient les grands perdant se sont les mêmes qui aujourd’hui aboient de rage contre la Russie la Chine, l’Iran la BRICS et leurs alliés, ci - après une des raisons ;
Le nœud Transcaspien... en Europe. Et de nouveau, la Caspienne avec ses stocks immenses d’hydrocarbures s’est ... par le gazoducTransadriatique (TAP), croisera la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique, et ... de la pose du gazoduc (300 kilomètres) par le fond de la Caspienne. Ce projet « ... cadre de cinq États riverains de la Caspienne- la Russie, l’Azerbaïdjan, l’Iran, le ... de la Caspienne. Achkhabad, à son tour, trouve que pour la pose du gazoduc dont ... le statut n’est pas encore défini par le fond de la Caspienne, ...
21 octobre 2014

Vladimir Vladimirovich Poutine, l’homme providentiel. Un président et un homme politique très doué et intelligent. Quelqu’un qui a des principes dans la vie, auxquels il tient et qu’il applique.
En moins de 15 ans, il a réussi à rendre à la Russie toute sa splendeur et sa puissance. Aujourd’hui, son pays non seulement n’est plus la risée des Occidentaux, mais bien au contraire, la Russie est devenue acteur géopolitique principal sur la scène mondiale. Sur le plan militaire, le rôle de ce pays est tout aussi important.
Les Russes ont rattrapé et même dépassé les Américains dans ce domaine. L’Otan a trouvé dans la Russie un adversaire de taille, qui a réussi à stopper sa progression vers l’Est. Le comportement mensonger des occidentaux envers la Russie est maintenant en train de se retourner contre eux.
« Le jour où le Soleil se lèvera sur la Russie, l’Otan fondra » - Slobodan Milosevic - ancien Président de la Serbie. Suicidé en 2006 par ses geôliers à la prison de la CPI à la Haye.
Selon un média britannique, son procès s’acheminait inexorablement vers un non-lieu...

Je dis à qui veux bien l’entendre et le comprendre ; il n’y a aura pas de troisième guerre mondiale ou de guerre nucléaire même pour tes tous les enjeux économiques et stratégiques actuels, les alliances se font et se défont au gré des intérêts de chacune des parties concernées...(les chiens aboient et la caravane passe)

18/11/2014 01:37 par mamy michelle

À Archer Gabrielle Pourquoi le premier paragraphe du commentaire est-il à ce point illisible,incompréhensible ?
Quelqu’un(e) a-t-il(elle) des infos fiables au sujet de travaux concernant des gazoducs dans la Mer Noire ?
Pas de guerre mondiale...peut-être...mais peut-être une sale guerre navale dans la mer noire,à deux encablures du
Delta du Danube,patrimoine de l’humanité...
Ce ne sont pas seulement les humains que ces potentats déséquilibrés menacent,mais aussi tous les êtres vivants
et l’équilibre de la planète. Rassemblons nos forces,nos connaissances,nos intelligences,nos capacités,notre
courage,notre solidarité pour les faire tomber et avancer dans/vers la paix...avant qu’il ne soit trop tard.

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