Comme un voile impudique
Ils en ont rêvé, pire, ils l’ont fait.
Super, génial, voilà qu’il l’a fait, voilà qu’ils l’ont réalisé ! Voilà qu’une équipe de schtroumpfs heureux, conquérants, hilares, sont revenus d’une transat réalisée le temps d’un éclair.
Il est, ils sont indécemment heureux ces salopards. Voilà qu’ils viennent, une fois de plus, à l’instar de leurs sinistres prédécesseurs de nous anéantir notre rêve, de reléguer encore une fois Jules Verne au rang des antiquités, lui le précurseur, l’enchanteur de nos imaginaires.
Ils sont heureux, ils sautillent de joie dans leurs salopettes jaunes de faux marins pêcheurs. Les bouchons fusent, le champagne coule, à flots c’est de circonstance ! Il gicle sur les têtes des premiers rangs de ces moutons qui sont venus bêler leur admiration. Ils n’ont que faire des moutons, mais besoin de lire dans les yeux du troupeau l’approbation des exploits imbéciles.
Quoi, que fait-il ? Il tire à boulets rouges, ce malouin imbécile sur les exploits qu’il n’a pu réaliser lui-même sans doute. L’aigreur conduit à de tels excès. Non ! Le corsaire, en service commandé, tient ses lettres de marque des indignés, des oubliés, des proies potentielles des politiques en mal d’élection.
Bravo, hourra ! Voilà qu’elle l’a fait, voilà ce qu’ils en ont fait. L’ouvrière franchit le seuil de l’usine, avec derrière elle quarante-cinq ans et non 6 jours de bons et loyaux services. Quarante-cinq ans à conditionner des flacons de médocs qui lui ont déglingué la santé. Pas de quart, les trois huit ! Pas de fouet, pas de répit non plus. Le bruit des tôles du hangar et le vent qui s’y engouffrait valait bien la tempête dans le gréement. Il en faudrait des années de récup pour se remettre d’un tel voyage. Un pot misérable, du mousseux, des cacahuètes bas de gamme, achetés par les collègues qu’elle connaît à peine (des intérims comme ils disent) disposées sur des assiettes en plastique, un gobelet de mauvais vin. Elle est dehors ! Elle a rendu les clefs du vestiaire gris qu’elle n’avait pas même le droit de décorer, laissé sa blouse à l’accueil, elle rend son passe au gardien. Dehors, dans le froid et le crachin de janvier, pas de fumigène, pas de chants de marins, pas d’applaudissement, pas de foule enthousiaste.
Elle entend, au loin, la rumeur joyeuse qui fête le retour des forçats de la mer et, traînant les pieds, frigorifiée, la tête martelée par le mauvais breuvage, elle s’en retourne, accompagnée d’une foule fantôme de travailleurs méprisés vers son avant-dernier rivage..