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La guérilla au Paraguay

Qu’est-ce que l’Ejercito del Pueblo Paraguayo ?

Au début, on n’y prête pas attention. On ne les voit pas. Puis une fois que vous en avez remarqué un, vous les remarquez tous. Accrochés aux fenêtres, aux portes, aux poteaux et jusque sur les arbres. Partout, se distinguent des rubans blancs dans les rues ensoleillées de la ville de Concepción, située dans le nord du Paraguay. Ils symbolisent le soutien des habitants à l’égard d’Oscar Denis, ancien vice-président de la République, enlevé le 9 septembre 2020 par un groupe d’hommes armés dans le district de Yby Yau, dans le département limitrophe d’Amambay. « La solidarité a été forte dans tout le pays » affirme Beatriz Denis, fille du disparu. « Mais depuis plusieurs mois nous n’avons aucune nouvelle des ravisseurs, nous avons pourtant respecté toutes les exigences, réparti tous les vivres ».

Revendiqué par l’Armée du peuple paraguayen (l’EPP, Ejército del Pueblo Paraguayo), l’enlèvement de cet ancien sénateur de 74 ans, natif de la région, s’est accompagné d’un message laissé sur une carte mémoire que contenait un sac abandonné à destination de la famille. Sur celle-ci, un fichier word regroupait les revendications précises de l’organisation : la famille Denis devait répartir de la nourriture et des jouets pour enfants, à hauteur de 2 millions de dollars, dans plusieurs communautés. Cela devait être effectué dans un délai de huit jours, sous peine d’exécution de l’otage.

« Nous ne savions même pas où étaient ces communautés indiquées dans leur texte, nous avons dû faire appel aux autorités pour qu’elles nous aident » indique mon interlocutrice. « Certaines ont refusé la nourriture, ce qui nous obligeait à en chercher une autre, car la condition était celle-ci : répartir la totalité des vivres ». La voix douce, dissimulant avec politesse sa fatigue et son inquiétude, elle ajoute : « dans celles qui ont accepté, certaines personnes nous disaient qu’elles étaient désolées pour nous, de notre situation, mais que la faim et la nécessité étaient réelles ».

Plusieurs médias ont refusé d’apporter une couverture médiatique aux distributions, bien que cela ait été une autre exigence de l’EPP. « Nous comprenons qu’ils refusent, leur politique est de ne pas leur faire de publicité, nous nous en sommes donc chargé nous-mêmes à travers les réseaux sociaux ». Le rapt d’Oscar Denis est venu s’ajouter à celui de deux autres personnes, toujours portées disparues : le policier Edelio Morinigo, enlevé le 5 juillet 2014, et du propriétaire de ranch Felix Urbieta, enlevé le 12 octobre 2016 (dans son cas, l’action a été revendiquée par le groupe de guérilla Armée du Maréchal Lopez - Ejército Mariscal Lopez - né d’une scission avec l’EPP). Jusqu’à aujourd’hui, aucun d’entre eux n’a été retrouvé.

Apparue en mars 2008, l’Armée du peuple paraguayen (EPP) est une énigme. Groupe de guérilla le plus jeune du continent sud-américain, renouant avec une tradition de lutte emblématique de l’histoire contemporaine de la région, il surgit quand la plupart de ses homologues ont disparu. Porteur d’un discours de gauche classique de défense des intérêts du peuple contre l’oligarchie, l’EPP affirme être une organisation marxiste-léniniste inspirée par l’épopée nationaliste du Maréchal Francisco Solano Lopez (dirigeant du Paraguay de 1862 jusqu’à sa mort, en 1870, durant la guerre de la Triple alliance). Selon les observateurs sur place, il est peu probable que son noyau dur dépasse la trentaine de membres. Le plus grand nombre recensé sur une de leur vidéo de propagande est de 19 personnes en armes. Le groupe n’est actif que dans la partie nord du pays, dans les départements de San Pedro et de Concepción, au sud de la frontière brésilienne. Il ne contrôle aucun territoire, mais semble tenir en échec les forces de l’ordre qui le traquent depuis plus d’une dizaine d’années.

« L’EPP commence en 1992 » corrige d’emblée le journaliste Andrés Colmán, salarié du journal Ultima Hora. Dans les locaux de la rédaction, situés dans le vieux centre d’Asunción, il nous résume la genèse du groupe armé auquel il a consacré un livre. « À l’époque, c’était un projet de guérilla qui se voulait le bras armé du ‘Courant patrie libre’ (Corriente Patria Libre) qui deviendra plus tard le parti ‘Patrie libre’ (Patria Libre), expression d’une gauche radicale née durant la dictature[1] ». Dirigé par Juan Arrom, le nouveau mouvement Patrie Libre se revendique des idéaux révolutionnaires marxistes et prône l’instauration du socialisme. La décision de mettre sur pied une organisation politico-militaire reste floue quant à ses réels commanditaires, beaucoup au sein du parti ayant affirmé ne pas avoir été au courant. Deux protagonistes se démarquent nettement dans le récit de M. Colmán : Alcides Oviedo et Carmen Villalba. Membres du parti politique, mari et femme, le couple décide, en 1997, de voler une banque dans la petite ville de Choré (département de San Pedro) afin de financer la future organisation armée. Le plan consistait à creuser un tunnel qui mènerait les intéressés jusqu’aux coffres. Découverts, ils sont arrêtés par la police locale et emprisonnés.

« Ils sont libérés pour bonne conduite au bout d’à peine trois ans et, une fois dehors, poursuivent leur entraînement, ils avaient auparavant réussi à établir des contacts avec des groupes armés chiliens » détaille le journaliste. « C’est peu après que se produit le premier enlèvement, celui de Maria Edith de Debernardi, membre d’une famille de l’oligarchie paraguayenne ». Survenu le 16 novembre 2001, le rapt de Mme de Debernardi accélère les évènements. Celle-ci est libérée le 19 janvier 2002 suite au paiement d’une rançon. Deux jours avant, Juan Arrom et Anuncio Martí, les deux dirigeants du parti Patrie libre, sont enlevés à Asunción par des agents de police. Ces derniers sont convaincus que des liens unissent les ravisseurs à l’organisation politique et souhaitent faire main basse sur l’argent du butin. Torturés dans une maison située en banlieue, les deux hommes sont retrouvés par des proches au bout de deux semaines de captivité. Un épisode qui dévoilera aux yeux de toute la gauche le caractère criminel de l’Etat paraguayen et de son appareil policier.

Craignant pour leurs vies et menacés de poursuites judiciaires dans l’affaire du rapt, MM Arrom et Martí quittent le pays en 2003. La même année, Carmen Villalba est arrêtée. Puis vient le tour d’Alcides Oviedo, en 2004. Les deux sont condamnés à de longues peines pour l’enlèvement de Mme de Debernardi ainsi que pour tentative d’homicide dans le cas d’affrontements armés avec la police. « Depuis, de nouvelles charges sont venues alourdir les condamnations et cela à chaque fois qu’ils étaient sur le point de purger leur peine » conclut M.Colmán.

Bien qu’enfermés entre quatre murs lors de l’apparition de l’EPP, Alcides Oviedo et Carmen Villalba sont considérés comme les fondateurs historiques de celui-ci. Parmi les liens les plus significatifs qui les relient on retrouve la question de la parenté. Osvaldo Villalba, petit frère de Carmen Villalba, est considéré comme l’actuel dirigeant du groupe armé. Avec lui, visible sur plusieurs vidéos, habillée en uniforme vert olive, on reconnaît également son autre soeur, Liliana Villalba. Tous deux sont activement recherchés par les autorités. Un autre, Lucio Silva, était un compagnon de longue date de la famille Villalba. Présenté par la presse comme un membre ‘historique’ de la guérilla, paysan d’origine et militant politique, il avait participé à la tentative de vol de la banque de Choré, en 1997. Il est tué le 23 novembre 2020, à l’âge de 62 ans, dans une attaque de l’armée paraguayenne. Ces profils nourrissent les spéculations autour d’hypothétiques directives données au groupe par Alcides Oviedo et Carmen Villalba, depuis leur cellule.

La réponse répressive du gouvernement paraguayen

C’est près de la cathédrale de l’urbanisation de Concepción que Benjamin Valiente me donne rendez-vous. Coordinateur du département diocésain de la Pastorale sociale de l’Eglise, il est accompagné du prêtre Pablo Cáceres, figure militante reconnue dans la région. Les deux hommes sont de petite taille, aux silhouettes fragiles, presque comme deux moineaux. A eux deux, ils forment une équipe chargée de l’assistance aux populations rurales dans la circonscription ecclésiastique. Ils sont également les auteurs du livre « Relatos que parecen cuentos » (Des récits qui ressemblent à des fables) dans lequel ils dénoncent les crimes commis par les forces de l’ordre en « el Norte » (le Nord). Une critique qui englobe également une dénonciation sévère des agissements de la guérilla. « Le problème, c’est que l’EPP utilise notre langage - explique Benjamin Valiente - lorsque nous condamnons par exemple l’expansion des territoires voués à la culture du soja, ils font de même et cela nous met en porte-à-faux, ça effraie les gens alors que nos revendications sont légitimes ».

Consolidé durant l’époque dictatoriale, le modèle agro-exportateur domine l’économie paraguayenne et a livré les campagnes aux appétits féroces des propriétaires terriens (dont beaucoup de Brésiliens). La production de soja, prédominante, mais également celle de maïs, d’eucalyptus ou encore l’élevage intensif, ont redessiné le paysage au détriment des économies familiales de petits producteurs. Environ 2% de la population du pays détient 85% des terres agricoles selon l’ONG Oxfam[2]. Une situation qui a favorisé l’émergence de conflits qui se sont régulièrement traduits par des occupations de parcelles et des procédures judiciaires à l’encontre de grands propriétaires. « L’EPP surgit dans ce contexte, mais il y entre avec violence » argumente Benjamin. « Ils brûlent des tracteurs, ils attaques les ranch, les infrastructures d’exploitation de soja.. ». Des méthodes qui, aux yeux des deux religieux, donnent prétexte à l’intervention armée de l’Etat.

Surtout, elles donnent l’opportunité à la droite paraguayenne de stigmatiser le mouvement paysan. Briser ces irréductibles qui s’obstinent à défendre leur habitat face à la fumigation massive de produits agro-chimiques, aux déforestations et à la pollution des aquifères, conséquences de l’agriculture intensive. Pablo Cáceres n’a aucun doute : « la répression touche des gens impliqués dans les mouvements de lutte ». Intimidation, harcèlement et même assassinat, les populations rebelles du nord deviennent la cible des autorités. Celles-ci n’hésitent pas non plus à camoufler des exécutions en affrontement avec la guérilla, des « faux positifs ». Il cite le cas du jeune Agustín Ledesma, 17 ans, abattu en 2012 dans un bosquet où il cueillait des mandarines. Il fut sur le moment présenté comme un membre de l’EPP par les policiers. « Sauf que c’était un sourd-muet » lâche le prêtre avec dépit.

En 2013, une unité spéciale composée de policiers et militaires est mise sur pied par le président Horacio Cartes (2013-2018) afin de traquer le groupe subversif : la FTC (Force de travail commun, Fuerza de Tarea Conjunta). Sa création est une entorse au droit constitutionnel comme le rappelle sans cesse les associations de défense des droits de l’homme et d’autres acteurs politiques. Car selon la Constitution du Paraguay, seule la police peut être en charge de la sécurité intérieur, et non pas l’armée. Selon Troupe de choc, la FTC se crée rapidement une aura sulfureuse qui s’ajoute à une image d’incompétente. « 14 millions de dollars ! Ils reçoivent 14 millions de dollars par an ! » s’insurge Pablo Cáceres, se référant au budget annuel de l’unité. « Et tout cet argent pour des résultats quasi nuls ! ils n’ont jamais libéré un seul otage, les seules libérations ont été l’oeuvre des propres ravisseurs ! Les membres de la FTC agissent d’une manière qui, pour nous, est dénuée de toute intelligence, ils ont torturé, saccagé des maisons, tripoté des femmes, etc. ».

Un sombre bilan qui est venu s’alourdir le 2 septembre 2020 lorsque la FTC annonça avoir participé à un affrontement dans la zone nord-orientale du pays, près de Yby Yau. Un campement de l’EPP y fut localisé et attaqué. Claironnant une opération menée avec « succès », le président Mario Abdo se déplaça immédiatement sur les lieux et confirma que deux membres de la guérilla avaient été abattus. Deux femmes. Au bout de quelques heures, l’information devint plus précise : il s’agissait de deux mineurs, deux jeunes filles âgées de 11 et 12 ans. L’affaire fit grand bruit car les deux victimes furent identifiées comme étant des citoyennes argentines, provoquant une réaction diplomatique de Buenos Aires. Un scandale auquel vint s’ajouter toute une série d’irrégularités concernant le traitement des dépouilles, comme le dénonça l’ONG Human Rights Watch : « les autorités paraguayennes ont détruit des preuves fondamentales relatives à la mort de deux petites filles argentines (…) violant autant son propre protocole que les règles internationales de droits de l’homme »[3].

Que faisait ces deux enfants dans un campement de l’EPP ? Les réponses divergent. Pour certains, elles étaient en train d’être entraînées pour devenir des membres du groupe, pour d’autres, elles visitaient simplement des parents membres de la guérilla. Maria del Carmen Villalba et Lilian Villalba, étaient toutes deux les nièces de la prisonnière Carmen Villalba. La mère de Lilian, Miriam Villalba, avocate basée en Argentine, a affirmé dans la presse que les deux enfants vivaient dans le pays voisin en raison des persécutions dont elles auraient souffert au Paraguay à cause de la parenté avec les insurgés. Selon elle, les deux cousines se seraient alors retrouvées coincées sur place suite à la fermeture des frontières pour cause de Covid[4]. Enième rebondissement dans l’affaire, au mois de janvier 2021, des témoignages de rescapées (deux autres jeunes filles) sont entendus en Argentine et présentés à l’ONU. Selon ces dernières, Maria del Carmen et Lilian auraient été arrêtées vivantes par des soldats et assassinée ensuite[5].

A ce feuilleton sanglant s’ajoute la disparition d’une troisième mineure : Carmen Elizabeth Oviedo Villalba, de 14 ans, et qui serait la fille d’Alcides Oviedo et de Carmen Villalba. Cette dernière aurait été blessée suite à l’attaque menée par la FTC et aurait errée plusieurs jours dans les bois en compagnie de sa tante, Laura Villalba. Séparées à un moment donné, L’adulte se serait perdu et n’aurait pas su retrouver l’enfant. C’est durant ses recherches qu’elle affirme s’être faite arrêtée par les autorités, le 23 décembre 2020[6]. Depuis, une campagne est lancée par la gauche (essentiellement paraguayenne et argentine) afin de retrouver la jeune Carmen Elizabeth dont certains témoins affirment qu’elle aurait été récupérée vivante par des militaires.

Guérilla fantôme ou gauchisme ?

L’épouvantail de la guérilla n’est pas seulement utilisé contre les organisations paysannes mais est également agité afin de décrédibiliser la gauche institutionnelle. Ce fut le cas surtout lors de l’arrivée au pouvoir du président Fernando Lugo, en 2008. Affublé du titre de « père de l’EPP » par ses détracteurs, figure de la gauche modérée, M. Lugo représenta une menace suffisante pour l’oligarchie paraguayenne, qui réussit à le destituer en 2012 suite à une occupation de terre qui se solda par un sanglant affrontement entre policiers et manifestants.

« L’EPP est un problème pour la gauche » déclare sans hésiter Hugo Richer, sénateur pour le Frente Guasú (alliance électorale de gauche créée en 2010, dont Fernando Lugo est également un membre aujourd’hui). Nous accueillant dans son bureau au Congrès de la république, situé au centre de la capitale, il nous expose les difficultés auxquelles se confronte sa formation politique : « Une partie importante de notre base sociale se trouve dans les zones rurales où malheureusement existent la peur de la guérilla, la peur de l’Etat, la peur des narcotrafiquants… tout cela ne permet pas le développement des débats, des discussions ou des mobilisations ». Dans ce sens, il regrette que l’EPP soit finalement « utile » à la droite. « Il est le prétexte pour fermer ces espaces d’expressions auxquels nous, nous croyons et que nous voulons approfondir ». Une complémentarité si efficace que beaucoup en sont venu à mettre en doute la véracité des informations concernant la guérilla.

« L’EPP existe-t-il ? ». A cette question, Hugo Pereira répond d’abord par l’esquive : « la violence dans la région de Concepción, personne ne peut la nier ». Journaliste et enseignant chercheur, il est sans doute l’une des figures intellectuels les plus actives dans la défense de la thèse suivante : l’EPP est une ‘guérilla fantôme’. « Quand vous parlez avec les paysans, personne ne les a jamais vu, personne n’a de contact avec eux » assure cet homme brun, doté d’une voix grave et puissante. « Ils se présentent comme des révolutionnaires mais sont dans une logique assistencialiste, ils exigent une distribution d’aliments à l’une des familles les plus riches de la zone (NDLR : la famille Denis), où est la révolution là-dedans ? ».

Auteur d’un livre dont le titre ne laisse aucun doute sur son opinion (« Extractivisme armée à Concepción : ’EPP’ la fantomatique quérilla qui ‘lutte’ pour l’expansion du capital international dans le Nord), l’universitaire considère que toutes les actions de l’EPP sont systématiquement favorables au discours sécuritaire de l’Etat et bénéficient aux grands propriétaires terriens. A commencer par sa propre apparition : en mars 2008, le petit village de Kurusu de Hierro (département de Concepción) est partie prenante d’un litige judiciaire qui l’oppose à son voisin, producteur de soja, Nabor Both. Celui-ci répand sur son exploitation des produits agro-chimiques qui se diffusent jusque dans la commune et cause des intoxications.

Alors que la justice avait donné raison aux habitants de Kuruzu de Hierro, le 12 mars 2008, un groupe d’inconnus brûlent les machines agricoles appartenant à l’exploitant. Un tract est retrouvé sur place avec le message suivant : « Armée du peuple paraguayen, Comando Germán Aguayo. La terre aux paysans paraguayens. Ceux qui tuent le peuple avec des agrotoxiques le paieront de cette manière ». Ce fut la première apparition publique de l’EPP. Une action qui entraîna une réponse répressive et mit au second plan les mesures de réparation en faveur des villageois. Depuis, « tout paysan qui proteste contre la fumigation ou réclame de la terre est désormais assimilé à la guérilla » s’insurge M.Pereira. Bien sûr, le chercheur originaire de Concepción ne s’aventure pas jusqu’à affirmer que la guérilla soit directement téléguidée par un cabinet obscur situé dans le palais présidentiel ou depuis l’Etat major de l’armée. Mais « ce qui est certain, c’est que des intérêts se joignent ».

Pour le criminologue et ancien avocat Juan Martens, l’absence de résultat dans la lutte contre l’EPP s’explique surtout par « une combinaison de facteurs ». Parmi ceux-là, l’incompétence des autorités ne peut pas être écartée. « Quel que soit le bout par lequel on le prend, l’Etat paraguayen est fragile, il prend l’eau de partout » argumente le spécialiste ; « la lutte contre l’EPP n’est pas une exception séparée du fait que les hôpitaux soient saturés, qu’il n’y ait pas assez de gants, que la nourriture manque dans les prisons… c’est ce même Etat inefficace, corrompu et en manque de moyens, qui lutte contre la guérilla ». Auteur d’une longue enquête de terrain, M. Martens a récolté plusieurs témoignages de personnes dans les zones rurales de la région et assure qu’il existe un soutien à l’égard de ceux qu’on mentionne parfois comme « Ka’aguy gua » (ceux de la forêt, en guarani). « Résultat de la coercition ou de la sympathie politique, mais réel ». Un réseau d’appui qu’il m’a été impossible à détecter. « C’est normal - explique M. Martens - beaucoup vont te dire que l’EPP est un fantôme ou alors ne rien dire, c’est une stratégie de survie face aux inconnus ». Des mesures de précaution auquel s’additionneraient plusieurs obstacles : la cohabitation de plusieurs groupes armés illégaux (principalement des narcotrafiquants) qui alimentent une culture du silence et l’usage du guarani (langage amérindien), majoritairement utilisé dans les campagnes, comme barrière linguistique à l’égard des étrangers. Quant aux hypothèses mentionnant un groupe fabriqué de toute pièce, le criminologue les balaye d’un revers de la main : « les grands propriétaires terriens sont tout-puissants dans le Nord, ils n’ont pas besoin de s’auto-séquestrer pour faire de l’EPP un allié objectif de l’oligarchie ».

Opaque, l’EPP continue d’échapper à la police et aux certitudes. Un ovni dans le paysage insurrectionnel qui suscite de nombreuses interrogations quant à sa stratégie et son fonctionnement. En face, l’Etat paraguayen semble, lui, s’enfoncer dans une spirale répressive barbare démesurée par rapport à la faible menace que représente le groupe armé. Si celle-ci peut bénéficier à court terme aux grandes familles possédantes (pour museler l’opposition de gauche) elle peut aussi, à moyen terme, se retourner contre elles en légitimant la violence comme expression politique. Et la clandestinité comme moyen de survie.

Loïc RAMIREZ

Notes :

[1] Dictature militaire d’Alfredo Stroessner , de 1954 à 1989.

[2] https://elpais.com/elpais/2017/02/07/planeta_futuro/1486488199_675583.html

[3] https://www.hrw.org/es/news/2020/12/02/paraguay-graves-irregularidades-en-la-investigacion-de-muertes-de-ninas-argentinas

[4] https://misionesonline.net/2020/09/05/ninas-asesinadas-en-paraguay

[5] https://www.pagina12.com.ar/317420-acusan-al-ejercito-de-paraguay-de-haber-ejecutado-a-las-nina

[6] https://www.pagina12.com.ar/313911-familiares-de-las-ninas-argentinas-muertas-en-paraguay-denun

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"Bon, j’imagine que vous ne pouvez tout de même pas tuer vos subordonnés"

seule réponse fournie par les élèves d’une école de commerce de Philadelphie
lorsque le professeur demanda à ses élèves de lui donner un exemple de
comportement repréhensible dans une entreprise.

Cité par Serge Halimi, dans le Monde Diplomatique de février 2005, page 2

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