Le cauchemar à Gaza. Empêcher les critiques envers Israël en les qualifiant d’antisémites

Une femme passe devant une maison détruite, à Gaza. Photo Robin Lloyd/ECHO. Creative Commons  

En juillet 2025, la commission judiciaire de l’Assemblée législative du Massachusetts a entendu des témoignages sur un projet de loi visant à faire de cet État le 38e à suivre le gouvernement fédéral, 45 autres pays (presque tous situés dans l’hémisphère nord) et plus de 50 collectivités locales américaines en adoptant une curieuse définition de l’antisémitisme.

En 2016, l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), un groupe de 35 pays principalement européens, a rédigé ce qu’elle a appelé une définition opérationnelle de l’antisémitisme. L’Alliance a été fondée en 1998 pour promouvoir l’éducation sur l’Holocauste et, selon ses propres termes,

Malheureusement, à l’heure actuelle, cette définition est utilisée à des fins contraires : elle contribue à criminaliser l’opposition au génocide.

S’agit-il vraiment d’antisémitisme ?

La plupart des organisations antiracistes, telles que la NAACP, l’American-Arab Anti-Discrimination Committee, la League of United Latin American Citizens et Stop Anti-Asian and Pacific Islander Hate, ne proposent pas vraiment de définition spécifique du racisme. Au lieu de cela, elles œuvrent simplement à lutter contre la discrimination et à défendre l’égalité des chances et les droits humains et civils fondamentaux.

Les Juifs aux États-Unis ne sont en effet pas confrontés au même type de racisme systémique que ceux qui ont formé les organisations susmentionnées. Contrairement à elles, les Juifs ont tendance à disposer de revenus disproportionnés et à être des professionnels hautement qualifiés.

L’analyse de la liste d’exemples d’antisémitisme dressée par l’IHRA montre qu’aucun d’entre eux ne fait référence aux inégalités ou à la discrimination structurelle. Au contraire, ils se concentrent principalement sur les idées et les discours, en particulier ceux concernant Israël. En réalité, ces exemples tendent à faire de la définition de l’antisémitisme un outil permettant de censurer toute critique à l’égard d’Israël.

La définition de l’IHRA semble relativement simple, même si elle se concentre sur la pensée et le discours plutôt que sur les structures racistes :

"L’antisémitisme désigne une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non juifs, ainsi que leurs biens, les institutions communautaires juives et les lieux de culte".

Ce qui suit est cependant un amalgame confus et contradictoire de 11 "exemples d’antisémitisme dans la vie publique", dont six se concentrent sur le débat politique portant sur le sionisme, Israël en tant qu’État ethnique ou les actions d’Israël.

La création de procédures juridiques pour réprimer ce qui serait sinon un discours politique sur Israël protégé par la liberté d’expression est l’une des principales raisons pour lesquelles l’IHRA et ses alliés ont ressenti le besoin de transformer leur définition en loi. Les partisans de cette définition affirment qu’elle est nécessaire parce que l’antisémitisme serait en hausse dans ce pays. Cependant, les exemples d’antisémitisme, nombreux et flous, sur lesquels s’appuie la définition, ne permettent pas de savoir si l’affirmation est fondée. Les organisations qui utilisent la définition de l’IHRA pour détecter l’antisémitisme ne nous disent pas si ce qui est en hausse est réellement de l’antisémitisme ou simplement une opposition à Israël et à ses actions de plus en plus inquiétantes au Moyen-Orient.

De plus, le texte de l’IHRA part du principe que tous les Juifs s’identifient pleinement à Israël et à la nature de l’État d’Israël en tant qu’État juif. Pour l’IHRA, cela revient à dire que remettre en cause "l’État d’Israël, conçu comme une collectivité juive" serait en soi un exemple d’antisémitisme.

Pourtant, le document qualifie également d’antisémites les stéréotypes sur les Juifs, notamment

"le fait d’accuser les citoyens juifs d’être plus loyaux envers Israël ou les prétendues priorités des Juifs dans le monde qu’envers les intérêts de leur propre nation".

Voyez-vous la contradiction ? Alors que l’IHRA affirme que stéréotyper, caricaturer ou attribuer une politique pro-israélienne spécifique aux Juifs est antisémite, sa propre définition stéréotype, caricature et attribue une politique particulière aux Juifs au sujet d’Israël.

Contradictions juridico-logiques : deux poids, deux mesures quand il s’agit d’Israël

Après avoir suggéré que "l’État d’Israël, conçu comme une collectivité juive", ne doit pas être remis en cause, le texte fait ensuite machine arrière et reconnaît que

"les critiques à l’égard d’Israël, similaires à celles formulées à l’encontre de tout autre pays, ne peuvent être considérées comme antisémites".

Cependant, aucun autre pays n’est considéré comme une entité juive. Exiger que les critiques à l’égard d’Israël soient "similaires" à celles formulées à l’encontre d’autres pays pour être légitimes revient à dire qu’aucune critique de ce type ne peut être véritablement légitime.

L’exemple le plus proche d’un pays à la population diversifiée considéré comme la collectivité d’un seul groupe est peut-être l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui a bien sûr fait l’objet d’une condamnation mondiale généralisée.

Un autre parallèle pourrait être établi aujourd’hui avec le nationalisme hindou en Inde sous le Premier ministre Narendra Modi. Toutefois, la critique du nationalisme hindou, tout comme celle du nationalisme blanc en Afrique du Sud, n’a jamais été interdite ou punie comme une forme de discrimination. (Peu importe que Donald Trump ait considéré les Sud-Africains blancs comme une minorité opprimée !)

Le document présente une autre contradiction : il dénonce comme étant antisémite

"l’application d’un double standard à Israël en exigeant de lui un comportement qui n’est attendu ou exigé d’aucune autre nation démocratique".

En réalité, sa définition applique toutefois un double standard à Israël, en proscrivant des propos et des critiques qu’aucune institution n’interdit à l’égard d’aucun autre pays.

Les États-Unis n’imposent aucune interdiction légale de contester l’ethnonationalisme dans d’autres pays. Je suis libre de critiquer l’Inde, la Hongrie ou tout autre pays, démocratique ou non, qui privilégie une race, une ethnie ou une religion par rapport à d’autres, mais je ne peux pas critiquer Israël pour faire de même à l’égard des Palestiniens. Je suis libre de critiquer le racisme, la discrimination et la violence raciste partout dans le monde, sauf en Israël. Si un autre pays crée l’équivalent de camps de concentration ou commet un génocide, nous pouvons le dénoncer et tenter de réagir, mais si c’est à Israël que l’on reproche ces agissements, je serai accusée d’antisémitisme pour avoir dit la vérité sur ce qu’il fait.

Selon l’IHRA, nous pouvons affirmer ces mêmes vérités à propos de tout autre pays qui commet des crimes de guerre et un génocide, mais pas à propos d’Israël et de ses exactions à Gaza. Compte tenu de la situation à Gaza, il ne s’agit pas seulement d’un double standard, mais d’une impunité pour génocide.

Accuser Israël de génocide est-il antisémite ?

L’IHRA ajoute que "comparer la politique israélienne contemporaine à celle des nazis" est une manifestation d’antisémitisme. Cette interdiction s’étend non seulement aux comparaisons directes, mais aussi à toute affirmation selon laquelle Israël serait, par nature, un État ethnique, ou qu’il se livrerait actuellement à un génocide, créerait des camps de concentration, planifierait des expulsions massives ou commettrait d’autres crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.

Mais quelles peuvent être les conséquences d’une telle impunité, notamment en matière de racisme, de crimes de guerre ou de violations des droits humains ? L’IHRA interdirait aux journalistes, aux organisations de défense des droits humains, aux organisations internationales, aux groupes juridiques internationaux et aux universitaires d’enquêter ou de dénoncer les agissements de ce pays, et a fortiori de prendre des mesures pour les restreindre. Des membres de ces organisations ont en effet déjà été accusés et sanctionnés pour leurs enquêtes, tandis que d’autres s’autocensurent par crainte d’être accusés d’antisémitisme.

En résumé, l’IHRA commet elle-même deux des actes auxquels elle prétend s’opposer : elle instaure un double standard pour Israël et un écran de fumée pour commettre et dissimuler un génocide.

De grandes organisations de défense des droits humains, telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch, ont conclu qu’Israël commet bel et bien un génocide à Gaza.

Près de deux douzaines de pays, presque tous issus du Sud, ainsi que le Mouvement des pays non alignés, la Ligue arabe et l’Union africaine, se sont joints à l’Afrique du Sud pour accuser Israël d’actes génocidaires devant la Cour internationale de justice. Toutes ces accusations ont été dûment condamnées par Israël et ses alliés. L’historien israélien spécialiste du génocide Omer Bartov a émis prudemment son propre jugement. En novembre 2023, il écrivait :

"En tant qu’historien du génocide, il n’y a aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, soient commis".

Il estimait alors qu’un génocide était effectivement possible à Gaza et exhortait le monde à se mobiliser pour l’empêcher.

Malgré les protestations mondiales, Israël a poursuivi son offensive sur Gaza. En juillet 2025, Bartov a écrit :

"Je suis arrivé à la conclusion inéluctable qu’Israël commet un génocide contre le peuple palestinien. Ayant grandi dans une famille sioniste, vécu la première moitié de ma vie en Israël, servi dans les Forces de défense israéliennes (FDI) en tant que soldat et officier, et passé la majeure partie de ma carrière à faire des recherches et à écrire sur les crimes de guerre et l’Holocauste, cette conclusion a été douloureuse à accepter, et j’y ai résisté aussi longtemps que possible. Mais j’enseigne le génocide depuis un quart de siècle. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un". Le déni continu du génocide, a-t-il ajouté, "causera des dommages irréparables non seulement aux populations de Gaza et d’Israël, mais aussi au système de droit international établi à la suite des horreurs de l’Holocauste, conçu pour empêcher que de telles atrocités ne se reproduisent jamais".

En effet, comme le souligne Bartov, les spécialistes du génocide (qui étudient les génocides comparés ou différents génocides dans le monde) sont aujourd’hui unanimes pour affirmer que la situation à Gaza relève bien du génocide. Les spécialistes de l’Holocauste sont pour la plupart d’un avis contraire et beaucoup ont fait valoir, conformément à la définition de l’IHRA, qu’une telle accusation contre Israël ne peut être fondée que sur l’antisémitisme.

"L’Holocauste a été [...] invoqué sans relâche par l’État d’Israël et ses défenseurs pour couvrir les crimes de l’armée israélienne",

conclut Bartov, citant une série de publications qui accusent les spécialistes du génocide d’antisémitisme pour avoir simplement décrit ce qu’Israël fait à Gaza et cité des responsables israéliens sur leurs objectifs.

Quid des autres crimes de guerre — ou tout autre crime ?

Un autre exemple d’antisémitisme donné par l’IHRA fait référence à la "diffamation de sang" — qu’il ne définit pas — qui fait généralement allusion au mythe macabre selon lequel les Juifs tueraient des enfants non juifs pour recueillir leur sang dans le cadre de rituels. Le texte de l’IHRA cite également

"les symboles et les images associés à l’antisémitisme classique (par exemple, les affirmations selon lesquelles les Juifs ont tué Jésus ou le mythe du meurtre rituel) pour caractériser Israël ou les Israéliens" comme exemples d’antisémitisme.

Ces accusations n’ont pas seulement été portées contre les détracteurs des opérations militaires en cours à Gaza, en dehors d’Israël. Lorsque le politicien israélien Yair Golan a dénoncé les atrocités commises par Israël à Gaza, le Premier ministre Benjamin Netanyahu l’a immédiatement accusé de "diffamation". Le journal israélien Ha’aretz a également été accusé de diffamation lorsqu’il a publié un rapport d’enquête contenant des témoignages de soldats affirmant avoir reçu l’ordre de tirer sur les Gazaouis qui s’approchaient des sites d’aide humanitaire. Lorsque des politiciens de l’opposition israélienne ont accusé Netanyahu de prolonger la guerre pour servir ses propres intérêts politiques, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis les a également qualifiés de "diffamateurs".

La Cour internationale de justice est-elle antisémite pour avoir accepté d’entendre une affaire accusant Israël de crime de génocide à Gaza ? Benjamin Netanyahu l’a ouvertement affirmé, tout comme la Anti-Defamation League, l’American Jewish Committee et le Combat Antisemitism Movement américain. Est-il antisémite de la part de spécialistes du génocide d’étudier ce cas particulier de massacre, simplement parce que son auteur est Israël ? Est-il antisémite de la part de la journaliste israélienne Dahlia Scheindlin de souligner que le projet d’Israël de parquer 600 000 Palestiniens dans un camp spécial à la frontière sud de Gaza avec l’Égypte est en fait un projet visant à créer l’équivalent d’un camp de concentration ?

Une telle condamnation accorde une impunité sans précédent à Israël.

Mais ce n’est pas tout : elle est également juridiquement contraignante

Bien que l’IHRA ait initialement insisté sur la non-contraignance de sa définition, celle-ci est en train de le devenir. Le groupe lui-même et les principales organisations juives aux États-Unis ont lancé des campagnes politiques pour promouvoir cette définition et la transformer en loi.

À la mi-2025, 46 pays l’avaient adoptée. En 2019, le président Trump l’a appliquée par décret exécutif invoquant le titre VI de la loi sur les droits civiques de 1964, qui interdit toute discrimination fondée sur la race, la couleur de peau ou l’origine nationale pour tout programme bénéficiant d’une aide financière fédérale. En conséquence, les interdictions prévues par cette loi peuvent désormais s’appliquer à toute personne critiquant le sionisme, utilisant le terme "génocide" pour décrire le massacre perpétré par Israël à Gaza ou prônant le mouvement non violent de boycott, désinvestissement et sanctions, ou tout désengagement du soutien américain aux agissements actuels d’Israël.

L’administration Trump, puis l’administration Biden, ont poursuivi dans cette voie, permettant aux universités de licencier, de sanctionner ou, dans le cas du gouvernement, d’expulser des gens sous prétexte de lutter contre l’antisémitisme. En janvier 2025, l’université de Harvard est ainsi devenue la première université de l’Ivy League à adopter une telle politique, en désignant les "sionistes" comme une classe protégée. Cette politique interdit ainsi les comportements

"antisémites, racistes, sexistes, homophobes, antisionistes, antiarabes, islamophobes, anti-mormons ou anticatholiques".

Ce document de l’IHRA n’a pas été conçu pour être transformé en loi, et certains de ses auteurs ont même protesté contre un tel usage. Pourtant, on y fait référence dans la législation et les politiques publiques à travers les États-Unis et l’Europe.

L’antisémitisme, une arme au service du génocide ?

La définition de l’IHRA va bien au-delà de la définition classique, qui désigne les stéréotypes, les préjugés ou les actes hostiles à l’égard des Juifs, et n’a pas grand-chose à voir avec la prévention du génocide. Il s’agit d’une définition éminemment politique destinée à interdire toute critique d’Israël en la qualifiant d’antisémite. Faire de cette définition une loi restreint considérablement la liberté d’expression et le débat politique, et n’a rien à voir avec l’antisémitisme.

Alors qu’Israël continue de massacrer les Palestiniens, de détruire toutes les institutions de la vie et de la culture palestiniennes à Gaza et de parquer les Palestiniens dans des camps militarisés, cette définition sert à faire taire toute allusion à d’éventuels crimes de guerre, à la création de camps de concentration ou au génocide.

Aviva Chomsky

Traduit par Spirit of Free Speech

 https://tomdispatch.com/the-nightmare-in-gaza/
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