Carte : Philippe Rekacewicz
[Une invasion turque pourrait mener à une confrontation directe avec les forces du gouvernement régional du nord irakien de Massoud Barzani. Voilà quelques mois, Barzani ainsi que d’autres représentants des kurdes du nord de l’Irak avaient annoncé qu’ils n’hésiteraient pas à faire usage de leurs troupes pour résister à une incursion turque.]
WSWS, 19 octobre 2007.
Le gouvernement turc a autorisé son armée à traverser la frontière et à mener des opérations militaires en Irak. Un comité de crise dirigé par le président Abdullah Gül a donné la permission à l’armée le 9 octobre dernier d’intervenir contre le Parti kurde ouvrier (PKK) au nord de son voisin, l’Irak.
Le bureau du premier ministre Recep Tayyip Ergodan a déclaré que le gouvernement avait en plus donné l’ordre que « toutes les mesures légales, économiques et politiques, y compris les opérations transfrontalières, soient prises dans le but d’éliminer le groupe terroriste dans les pays voisins ». Le gouvernement présentera une motion à cet effet au Parlement turc le 15 octobre (NdT : la motion fut déposée le 15 octobre et acceptée le 17 octobre par le Parlement).
Quelques semaines après sa victoire aux élections parlementaires et que son candidat, Gül, soit devenu président, l’AKP (le Parti pour la justice et le développement) a cédé devant l’insistance des généraux qui demandent depuis longtemps la liberté de pouvoir intervenir au nord de l’Irak. Le chef de l’état-major turc, Yasar Büyükanit, qui était un participant de la rencontre du groupe de crise, demande de tels pouvoirs depuis mai.
En donnant le feu vert aux généraux, le gouvernement islamiste modéré de l’AKP a aussi donné plus de pouvoirs à l’armée pour intervenir au pays. Au cours des derniers mois, l’armée avait été forcée d’accepter plusieurs restrictions importantes à ses pouvoirs.
Le premier ministre Erdogan et Gül, qui était son ministre des Affaires étrangères à l’époque, s’étaient initialement opposés aux demandes de l’état-major turc de pouvoir agir hors des frontières. Lorsque les militaires ont tenté d’empêcher l’élection de Gül en menaçant un putsch, l’AKP a déclenché de nouvelles élections et augmenté significativement son soutien populaire. Plusieurs électeurs ont soutenu l’AKP parce qu’ils le considéraient comme un contrepoids démocratique aux ambitions de l’armée. Aujourd’hui, ces espoirs s’avèrent être complètement illusoires.
En fait, en donnant la permission aux militaires de pénétrer en Irak, l’AKP s’est pratiquement constitué otage de l’armée. « C’est une voie très dangereuse, qui peut créer des problèmes sérieux au premier ministre Tayyip Ergodan », a écrit le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung.
La question de l’ampleur et du moment de l’intervention de l’armée turque au nord de l’Irak n’est pas encore connue. Toute opération à grande échelle, toutefois, aura des conséquences importantes pour l’Irak, la Turquie et tout le Moyen-Orient. La décision du gouvernement turc signifie des souffrances supplémentaires pour les réfugiés et habitants du nord de l’Irak ainsi que pour le peuple kurde en Turquie même. L’importance de l’armée dans la vie politique turque s’en trouverait renforcée et plongerait directement le pays dans le carnage sanglant irakien.
La Turquie, qui est membre de l’OTAN, possède la plus importante armée de la région, mais elle a mené jusqu’à ce jour une politique étrangère relativement modérée. L’adoption d’un rôle militaire plus actif par la Turquie exacerbera les rivalités avec les autres puissances régionales pour le contrôle du Moyen-Orient, qui a été bouleversé par la guerre en Irak.
Les généraux turcs ne souhaitent pas seulement écraser le PKK, dont on estime le nombre de combattants à 3000, cantonnés dans les montagnes irakiennes. Ils veulent aussi empêcher l’émergence d’un Etat kurde indépendant de facto au nord de l’Irak - une possibilité de plus en plus réelle à la suite du fiasco de l’occupation américaine. Ils craignent qu’un tel Etat puisse encourager les tendances séparatistes parmi les Kurdes en Turquie et menace l’intégrité territoriale du pays.
Une invasion turque pourrait mener à une confrontation directe avec les forces du gouvernement régional du nord irakien de Massoud Barzani. Voilà quelques mois, Barzani ainsi que d’autres représentants des kurdes du nord de l’Irak avaient annoncé qu’ils n’hésiteraient pas à faire usage de leurs troupes pour résister à une incursion turque.
Le gouvernement américain avait durant un certain temps cherché à dissuader la Turquie d’intervenir en Irak. Les dirigeants kurdes de l’Irak sont parmi les plus fidèles défenseurs de l’occupation américaine et le nord de l’Irak était perçu jusqu’à maintenant comme relativement stable. Une invasion turque, d’un autre côté, pourrait former un nouveau front en Irak.
Les relations entre Ankara et Washington se sont considérablement refroidies au cours des dernières années. Malgré les promesses, ni les Etats-Unis ni le gouvernement régional kurde n’ont agi contre le PKK, alors que les dirigeants kurdes de l’Irak sont incapables, pour des raisons internes, de recourir à la force pour évincer le PKK. De plus, afin de déstabiliser le régime à Téhéran, les Etats-Unis soutiennent le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), une organisation kurde de l’Iran qui entretiendrait d’étroits liens avec le PKK.
La cause immédiate du changement de direction par le gouvernement turc fut la plus importante attaque lancée par le PKK au cours des douze dernières années. Quinze soldats turcs furent tués le week-end dernier lors d’une attaque déclenchée par le PKK. Une semaine auparavant, 12 villageois, dont plusieurs présumés « protecteurs du village », avaient été tués par balle dans un minibus - bien que le PKK ait nié être responsable de cette attaque.
Les médias et les partis de droite turcs ont réagi à ces attaques par un déferlement de chauvinisme. Des annonces de décès sont apparues à la une de certains journaux. Le tabloïde Hürriyet a pris fait et cause pour une invasion de l’Irak. Des milliers de personnes ont assisté aux funérailles des soldats décédés, et à Ankara et Trabzon des professeurs et des étudiants ont organisé des marches silencieuses. Des manifestations ont eu aussi lieu à Istanbul.
Le ton antiaméricain de cette campagne était très évident. Deniz Baykal, le dirigeant du CHP (Parti républicain populaire) kémaliste, a accusé les États-Unis d’utiliser le PKK pour diviser la Turquie. Le dirigeant du parti fasciste MHP (Parti du mouvement nationaliste), Devlet Bahceli, a demandé la tenue d’un référendum sur la question de l’invasion du nord de l’Irak.
L’adoption d’une résolution par le Comité des affaires étrangères de la Chambre des représentants des Etats-Unis, qualifiant le massacre des Arméniens par la Turquie il y a 92 ans de « génocide » n’a fait qu’enflammer davantage les antagonismes. La résolution doit maintenant être soumise au vote de la Chambre des représentants dans son ensemble.
Pour les nationalistes turcs, le massacre des Arméniens est un sujet tabou. Quiconque utilise le terme génocide doit s’attendre à faire face à des accusations pouvant mener à la prison, ou même à des menaces de mort.
Dans le but de gêner l’adoption de la résolution, Ankara a menacé de fermer la base militaire d’Incirlik, qui sert de base de ravitaillement aux forces d’occupation américaines en Irak. Le président des Etats-Unis, Georges Bush, la secrétaire d’Etat, Condoleezza Rice et le secrétaire à la Défense, Robert Gates ont tous tenté de bloquer le passage de la résolution sur l’Arménie afin d’éviter une escalade des tensions avec Ankara.
A Washington, une politique étrangère de plus en plus tournée vers la Turquie est vue par plusieurs comme une occasion pour les Etats-Unis d’avancer ses propres intérêts dans la région.
Un article dans l’édition de juillet-août de l’influent Foreign Affairs déclarait qu’« Après des décennies de passivité, la Turquie commence à apparaître comme un joueur important de la diplomatie au Moyen-Orient. » Si ce pays est « traité de façon correcte... il y a une chance que Washington et ses alliés occidentaux puissent utiliser la Turquie comme tête de pont au Moyen-Orient. »
Toutefois, un tel geste est conditionnel, continue l’article, à ce que l’on considère sérieusement les préoccupations turques sur le rôle du PKK.
Sur cette question, la politique étrangère américaine est confrontée à un profond dilemme. Il lui faut choisir entre l’armée turque et les nationalistes kurdes, dont ils ont absolument besoin en Irak. Si les Etats-Unis laissent l’armée turque faire à sa guise contre le PKK, la conséquence sera inévitablement la déstabilisation du nord de l’Irak. Quant à l’armée turque, elle s’oppose fermement à toute concession aux nationalistes kurdes en Irak.
Peu importe les conflits entre les militaires et le gouvernement, Ankara défend de plus en plus nettement ses intérêts qui sont opposés à ceux de Washington. Le gouvernement turc est d’accord avec Washington qu’il faut s’opposer au programme nucléaire iranien, mais il cherche la collaboration de Téhéran et de la Syrie pour résoudre son problème de longue date avec les Kurdes. Tant l’Iran que la Syrie ont en leur sein une importante minorité kurde et craignent les conséquences du développement du mouvement séparatiste.
La collaboration économique entre la Turquie et l’Iran se développe de plus en plus. Contre la volonté des Etats-Unis, le gouvernement turc cherche à inclure l’Iran et ses réserves de gaz naturel dans un projet d’envergure - le gazoduc Nabucco, en planification présentement, qui reliera la Turquie à l’Europe en passant par les Balkans.
Peter Schwarz
- Article original paru le 15 octobre 2007.
– Source : WSWS www.wsws.org
[Des unités des forces de police et de sécurité kurdes soutenues par les Etats Unis ont kidnappé des centaines de personnes appartenant aux minorités arabe et turkmène dans la ville de Kirkouk (nord de l’Iraq) d’après un câble confidentiel émis par le Département d’Etat et parvenu, grâce à des fuites, dans les bureaux du Washington Post.]
Irak : Détails d’un nettoyage ethnique soutenu par les USA, par Patrick Martin.