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Le meurtre ignoble de Jamal Khashoggi illustre la sauvagerie et la stupidité des dirigeants saoudiens (The Independent)

Jamal Khashoggi prenant la parole à la conférence ’Oslo at 25’ du Middle East Monitor, tenue à Londres le 29 septembre 2018 - Photo : Jehan Alfarra/Middle East Montitor

Le présumé complot visant à assassiner Jamal Khashoggi que semble avoir dévoilé les enregistrements audio et vidéo turcs remis aux autorités américaines, est un triste mélange de sauvagerie et de stupidité : c’est la rencontre de Jack l’Éventreur avec l’inspecteur Clouseau.

Rien de tout cela n’est surprenant, car les réactions excessivement violentes à des menaces mineures sont caractéristiques des régimes dictatoriaux. Comme cela semble être aujourd’hui le cas en Arabie saoudite, l’Irak de Saddam Hussein a fait d’immenses efforts pour éliminer des critiques exilés qui ne représentaient aucun danger pour le régime.

Le but de ces assassinats et de ces enlèvements présumés n’est pas seulement de faire taire les voix dissidentes, aussi faibles soient-elles, mais surtout d’intimider tous les opposants au pays et à l’étranger, en leur montrant qu’ils n’ont pas la moindre chance de survivre à la plus petite critique. Mais le problème des dictateurs c’est qu’ils prennent de mauvaises décisions du fait qu’ils n’entendent jamais d’opinions contraires aux leurs. L’Irak a envahi l’Iran en 1980 et le Koweït en 1990 avec des résultats désastreux. L’Arabie saoudite a commencé sa guerre au Yémen en 2015, avec des résultats tout aussi catastrophiques, et semble maintenant penser qu’elle peut assassiner impunément Khashoggi. L’Arabie saoudite nie fermement toute implication dans la disparition de Khashoggi et affirme qu’il a quitté le consulat sur ses deux jambes cet après-midi-là.

Voyons voir combien de temps va durer le torrent de critiques contre le prince héritier Mohammed bin Salman et l’Arabie saoudite. Le président Trump s’est contenté de souligner la nécessité de garder de bonnes relations avec les Saoudiens à cause du contrat de 110 milliards de dollars d’armement. Des gens comme Tony Blair qui ont l’habitude de se prosterner devant les monarques du Golfe, se livrent à de comiques contorsions pour éviter de critiquer l’Arabie saoudite malgré les preuves turques. Tout ce que Blair a dit, c’est que l’Arabie saoudite doit diligenter une enquête et donner des explications "parce que sinon, cela irait totalement à l’encontre du processus de modernisation". Même pour Blair, c’est vraiment peu de chose, et on peut donc penser que les élites politiques aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ne resteront pas choquées bien longtemps et que leurs critiques se limiteront au meurtre présumé de Khashoggi.

Ce point est très important car le meurtre (dans les circonstances précisées par les enquêteurs turcs) n’est en aucun cas le pire crime commis par l’Arabie saoudite depuis 2015, bien qu’il soit de loin le plus médiatisé. Quiconque en doute devrait lire un rapport qui vient d’être publié et qui montre que les bombardements et autres activités militaires de la coalition dirigée par les Saoudiens au Yémen ciblent délibérément les approvisionnements et la distribution de nourriture pour gagner la guerre en affamant des millions de civils de l’autre camp.

Il n’y a rien de collatéral ou d’accidentel dans ces attaques, selon le rapport. Les approvisionnements alimentaires civils sont expressément visés, avec les terribles résultats décrits par l’ONU à la fin du mois de septembre : quelque 22,2 millions de Yéménites, soit les trois quarts de la population, ont besoin d’aide, dont 8,4 millions n’ont pas assez à manger, un chiffre qui pourrait augmenter de 10 millions à la fin de cette année. "Tout cela est horrible", a déclaré le chef de l’aide humanitaire de l’ONU, Mark Lowcock, au Conseil de sécurité. "Nous perdons le combat contre la famine."

Mais il y en a en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et parmi leurs alliés à Washington, Londres et Paris qui, de toute évidence, n’ont aucun regret et sont résolus à créer les conditions d’une famine pour gagner la guerre contre les Houthis qui tiennent encore la capitale Sana’a et les parties les plus peuplées du pays. Telle est la conclusion du rapport très détaillé intitulé "Les stratégies de la coalition dans la guerre du Yémen : bombardement aériens et guerre de la nourriture" écrit par le professeur Martha Mundy pour la World Peace Foundation affiliée à la Fletcher School de l’Université Tufts au Massachusetts.

Le rapport conclut que "si l’on considère les dommages causés aux ressources des producteurs de denrées alimentaires (agriculteurs, éleveurs et pêcheurs) ainsi que le ciblage des processus de transformation, de stockage et de transport des denrées alimentaires dans les zones urbaines et la guerre économique en général, il est évident que la stratégie de la coalition vise à détruire la production et la distribution des aliments dans la zone de Sanaa qui est sous contrôle houthi". Elle ajoute que la campagne de bombardements visant directement les approvisionnements alimentaires semble avoir commencé en 2016, qu’elle se poursuit et progresse en efficacité.

Certains aspects de la guerre alimentaire sont faciles à documenter : le long de la côte de la mer Rouge du Yémen, pas moins de 220 bateaux de pêche ont été détruits et la pèche a diminué de 50 % selon le rapport qui fait état d’un incident particulier survenu le 16 septembre, au cours duquel 18 pêcheurs du district d’Al Khawkhah ont été arrêtés, interrogés puis relâchés par un navire de la coalition qui a ensuite tiré une roquette sur "le bateau qui s’éloignait, tuant tous les pêcheurs sauf un". La coalition a nié les faits.

La coalition saoudienne est intervenue dans la guerre civile yéménite en mars 2015 pour soutenir le gouvernement d’Abdrabbuh Mansur Hadi contre les "rebelles houthis" qui seraient soutenus par l’Iran, d’après la coalition. En tant que ministre saoudien de la Défense à l’époque, le prince héritier Mohammed bin Salman a été la force motrice de l’opération "Tempête décisive". La campagne aérienne de la coalition bénéficie du ravitaillement en vol et du soutien logistique des États-Unis, et de la présence de personnel militaire britannique dans les centres de commandement et de contrôle.

Au début, les cibles étaient en grande partie militaires, mais la situation a changé quand la victoire rapide, à laquelle les membres de la coalition s’attendaient, a commencé à s’éloigner. Selon le professeur Mundy, "à partir d’août 2015, on est passé des cibles militaires et gouvernementales à des cibles civiles et économiques, notamment les infrastructures de l’eau et des transports, la production et la distribution alimentaires, les routes et les camions, les écoles, les monuments culturels, les cliniques et hôpitaux, les maisons, les champs et les troupeaux ".

Abondamment illustré de cartes et de graphiques, le rapport montre l’impact des bombardements et autres activités militaires sur la production de nourriture pour la population civile. Le manque d’électricité pour pomper l’eau et le manque de carburant pour les véhicules agricoles a été aggravé par les frappes aériennes. Selon Mundy, "l’élevage est dévasté car les familles dans le besoin ont vendu beaucoup d’animaux et ont de plus en plus de difficultés à accéder aux marchés".

Quand les fermiers réussissent à arriver sur un marché, leurs problèmes ne sont pas terminés. Les frappes aériennes sont devenues plus meurtrières depuis le siège du port d’Hodeida sur la mer Rouge par les forces saoudiennes et émiraties en juin. Environ 70 % des importations du Yémen entrent dans le pays par Hodeida, qui compte 600 000 habitants. Le 2 août, le principal marché aux poissons de la ville a été attaqué ainsi que l’entrée de l’hôpital public où beaucoup de monde était rassemblé. En juillet, le roi Salman d’Arabie saoudite a accordé un pardon général à tous les soldats saoudiens qui combattent au Yémen.

L’absence de protestations internationales contre la guerre au Yémen et l’implication des Etats-Unis et du Royaume-Uni en tant qu’alliés de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis expliquent peut-être un des mystères de la disparition de Khashoggi. Si les Saoudiens ont assassiné Khashoggi, pourquoi pensent-ils pouvoir s’en tirer sans provoquer un tollé international ? Sans doute parce que, ayant commis impunément de bien pires atrocités au Yémen, ils se sont dit qu’ils pourraient gérer sans problème un tollé au sujet de la disparition d’un seul homme dans le consulat saoudien d’Istanbul.

Patrick Cockburn

https://www.independent.co.uk/voices/saudi-arabia-jamal-khashoggi-disappeared-journalist-washington-post-embassy-a8581341.html

Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad : Islamic State and the Great War for the Middle East.

Traduction : Dominique Muselet

 http://www.chroniquepalestine.com/meurtre-ignoble-jamal-khashoggi-illustre-sauvagerie-et-stupidite-dirigeants-saoudiens/
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COMMENTAIRES  

15/10/2018 02:15 par vagabond

Cette histoire est très étrange.
Comme se demande si bien Abdel Bari Atwan : pourquoi la Turquie et pourquoi viser un individu qui n’est en rien un dissident ? Qui est cette fiancée proche d’un conseiller d’Erdogan ? Pourquoi cette affaire intervient après la libération du supposé prêtre-espion ?
J’ai fait un tour de la presse arabophone et anglophone et je n’ai pas trouvé grand chose, si ce n’est cette vidéo
https://www.youtube.com/watch?v=CsXu_rjr7MQ
C’est récent, Khashoggi semble commencer une timide critique du régime saoudien surtout de MBS, le « clown prince » comme se plaisent à l’appeler certains anglophones. Ce jeu de mot n’en fait absolument pas un clown. Il continue ses projets et personne ne semble pouvoir arrêter la tragique comédie qu’il joue avec les USA et le reste du monde « libre ».

La vidéo d’Al Jazeera est très intéressante, pas par son contenu puisque ces deux larbins font ou la promotion de Trump-Kushner (l’éminence grise de MBS semble-t-il) ou celle de MBS.

La démocratie apportée par l’occident après les massacres en Irak, Libye, Syrie, … selon Khashoggi permettrait d’atteindre un statut quo entre les saoudites et l’Iran. Quelle idée de génie ! Mieux vaut être le larbin du maître que celui de son larbin en chef.

Je trouve incroyable de la part de ces individus, de jouer aux stratèges dans un Moyen-Orient que d’autres contrôlent à distance avec leurs guerres télécommandées .
Ils ne voient pas ou font semblant de ne pas voir les grosses ficelles qui les agitent ?

Ils croient vraiment qu’ils pourraient contrôler cette région face à une entité sioniste apartheid dont la survie ne dépend que des guerres interminables de ses voisins ? Des voisins divisés et faciles à corrompre tant leur avidité est énorme, autant que leur stupidité. Sans vision de l’avenir, manipulables à l’envi.

Khashoggi est moitié turc et moitié arabe, c’est dire sa détestation de l’Iran. Pourquoi l’ont-il tué ?
Pour ses propos sur Jérusalem ? (Il a dit (en gros) qu’abandonner Jérusalem équivalait à abandonner la Mecque et Médine.) Est-ce suffisant pour le tuer ?

Ou bien craignaient-ils un rapprochement avec Erdogan et la diffusion d’informations secrètes ?

Je n’ai rien compris. Ce neveux d’Adnan Khashoggi, ancien pote de Ben Laden, qui combattait le chiisme avec patriotisme saoudien, a-t-il vraiment été tué par MBS ?

On verra ce que Erdogan nous réserve la semaine prochaine.

J’espère qu’on ne va pas nous gaver avec leurs droits de l’homme quand les yéménites meurent de faim.

16/10/2018 15:32 par vagabond
16/10/2018 18:43 par legrandsoir

Doublon. Supprimé.

17/10/2018 20:31 par vagabond

Est-ce vraiment le projet NEOM derrière cet assassinat ? JK a ouvertement critiqué la folie de MBS qui compte (ou a déjà investi ?) investir 500 milliards de dollars dans ce projet futuriste. Pour des questions économiques, le risque étant énorme.
Selon certains religieux, Neom est la ville de l’antéchrist. Je sais que les LGSistes n’aiment pas la religion et refusent obstinément de s’y intéresser. Bien que les idées eschatologiques fournissent des informations intéressantes, pouvant donner une idée des craintes de ceux qui nous ont précédés, exprimées avec les moyens et les connaissances de leur époque.
Selon eux, ce projet est une abomination apocalyptique. Cette cité (comme la Babylone biblique) serait celle d’une intelligence artificielle supérieure contrôlant les humains et leur environnement jusqu’au climat etc. Je ne sais pas de quel scénario dystopique ils tirent cette histoire. Mais elle est intéressante.

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