Lilian Mathieu estime que ce renversement final, dont les spectateurs savent qu’il va se produire puisque le ou les meurtres sont commis sous leurs yeux, a tous les traits d’une revanche de classe. Il me semble que l’auteur va un peu vite en besogne, ce qui pose le problème du titre même de son livre. Avec Colombo et son monde, nous sommes toujours dans l’ambiguïté. Peter Falk – qui, comme les créateurs de la série, appartenait à la conscience progressiste étasunienne – disait lui-même que son personnage n’avait rien contre les riches. Et, ajoute Mathieu à bon escient, qu’il respectait scrupuleusement la légalité. Il est à l’évidence difficile d’évoquer une lutte de classes dès lors qu’il n’y a pas la moindre transgression, et chez le héros, et dans les situations mises en scène. À la fin de chaque épisode, une branche pourrie a été coupée et le monde continue à tourner comme devant.
Pour endormir la méfiance de ses proies, Colombo se fait passer pour un minus brouillon. Mais il sait parfois être tranchant, retors, presque dur (dans les tout premiers épisodes, il secouait physiquement ses suspects). Face à celui qu’il soupçonne, sa religion est vite faite. Le facteur déclenchant n’est pas de classe mais psychologique. Il se trouve que Colombo, le fils d’immigrant, a été affecté dans un quartier très chic. Mais face à des pauvres, il aurait tout aussi bien réussi, son zèle eût été identique, dans son jeu du chat et de la souris. Contrairement à Hercule Poirot qui se retrouve parfois face à dix suspects, Colombo ne peut pas se tromper : il n’y a qu’un seul coupable possible et il est devant son nez. L’inspecteur reconnaît le meurtrier, non pas comme Sherlock Holmes après des raisonnements aussi savants que logiques, mais par la grâce de l’épiphanie d’un « petit détail », c’est-à-dire d’une erreur commise par un individu qui se trouve être un richard.
L’auteur nous fait à juste titre remarquer que la série, démarrée autour de 1970, une époque de contestation (la guerre du Vietnam n’était pas terminée mais elle est complètement absente des épisodes), s’est interrompue durant les deux présidences Reagan. Il n’aurait pas été superflu de nous expliquer pourquoi.
Mathieu a raison de nous dire que le personnage de Colombo a de vraies limites. Il serait incapable de changer une roue de voiture. Dans la perspective bourdieusienne de la distinction, il ne va pas au-delà de la musique country et son chanteur préféré est Little Richard, un rocker des années cinquante. Il est bien sûr incapable de reconnaître une œuvre de base de Tchaïkovski. Il est également volontairement limité par sa voiture cabossée, son imper fripé et son chien névrosé, dont il ne peut même pas nommer le mal puisque cette bête n’a pas de nom. Il arrive fréquemment sur les lieux de l’enquête affligé d’un rhume carabiné ou d’un fort mal de tête, ce qui l’affaiblit mais le rend fort par rapport aux suspects qui voient lui un être diminué. Est-ce par tactique ou parce qu’il suit sa pente naturelle : le fait est que l’inspecteur ne montre jamais d’hostilité ou de dégoût face aux meurtriers ? Qui, en retour et bien loin de la lutte des classes, savent lui adresser un regard admiratif quand il les démasque pour de bon. Et, naturellement, on ne le voit jamais se scandaliser devant l’opulence de ces personnes qu’il ne côtoierait jamais si elles n’étaient impliquées dans un meurtre. Est-ce parce que, comme l’analyse fort bien l’auteur, ces criminels « cumulent célébrité, culture, puissance, intelligence et séduction » et qu’ils « entretiennent leur capital social lors de cocktails où Colombo fait tache » mais où il ne se gêne pas pour consommer ? Le fait est que, comme le relève Mathieu, les criminels sont tous blancs de peau, en majorité des hommes de plus de quarante ans, donc en position de domination. Lorsque, par gentillesse ou pour l’humilier, ils font un don à Colombo (un cigare, un verre de grand alcool), celui-ci ne pouvant offrir de contre-don, il est maintenu à distance. En revanche, en présence de personnes modestes comme les secrétaires ou les chauffeurs des riches criminels, ou d’enfants (alors qu’il n’en a pas lui-même), il est plus à l’aise. Peut-être parce que, comme l’avance l’auteur, le poids de la hiérarchie sociale ne pèse plus sur lui. J’y verrais davantage un ascendant psychologique.
Comme la plupart des policiers – dans la fiction comme dans la réalité – Colombo est d’origine modeste. Raison pour laquelle l’auteur va un peu loin lorsqu’il parle de revanche de classe. Les riches criminels que Colombo démasque sont tous arrogants. Mais, justement, tous les vrais riches ne sont pas arrogants. Plus ils sont confiants en leur valeur et leur légitimité et moins ils traitent leurs inférieurs avec mépris.
Paris : Textuel, 2013.
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