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Loi islamique : se prendre pour Dieu ici-bas. (Dissident Voice)

Heaven on earth ("Le paradis sur terre") : un voyage dans la loi de la Charia, des déserts de l’ancienne Arabie aux rues du monde islamique moderne

Il y a 50 pays qui ont une majorité musulmane dans le monde ; 11 d’entre eux, dont l’Egypte, ont une constitution qui reconnaît l’Islam comme une source de lois nationales. Dans Heaven on earth ("Le paradis sur terre"), Sadakat Kadri, un avocat anglais et attorney à New York nous offre une synthèse de l’histoire de la loi islamique tout à fait nécessaire et abordable ainsi qu’une étude divertissante et pleine d’anecdotes fascinantes de l’état actuel de la loi islamique.

Par exemple, avez-vous entendu parler du mystique soufi du 11ième siècle dont les prières furent interrompues par une voix familière : "Oh, Abu Al-Hasan !" tonna-t-elle, "Veux-tu que je raconte tes péchés à tout le monde de sorte qu’ils te lapideront ?" - "Oh Seigneur" , murmura Al-Hasan "Voulez-vous que je parle de votre miséricorde à tout le monde de sorte que plus personne ne se sentira obligé de s’incliner devant vous ?" -"Garde ton secret" répondit le Seigneur d’un air de conspirateur, "et je garderai le mien."

Ces anecdotes piquantes mises à part, Kadri étudie le développement de la loi islamique depuis l’époque du Prophète, en se concentrant sur sa manière d’aborder la guerre, la justice criminelle, la tolérance religieuse et les mouvements de réforme à travers l’histoire. Il offre une vue d’ensemble précieuse à tous ceux que la résurgence actuelle de l’Islam inquiète et/ou excite. L’Islam est la religion qui se développe le plus vite et c’est la seconde après le christianisme en nombre de croyants (et sûrement la première en termes de pratiquants sincères), c’est donc une force de plus en plus grande non seulement dans la sphère de la religion mais dans celles de la culture et même de l’économie.

Selon la sagesse populaire, c’est le Prophète qui a institué les bases légales de la loi islamique dans les Sourates de Médine, la charia, qui a été plus tard codifiée comme fiqh (jurisprudence) sous les califats Umayyade et Abbaside dans quatre écoles — Hanafite, Malikite, Shafiite et Hanbalite (1). Le dynamisme originel de la jurisprudence islamique, caractérisé particulièrement dans l’école Hanafite par ijtihad (interprétation légale) s’est tari et "les portes de ijtihad se sont fermées" au 14ème siècle quand les Mongols ont dévasté le monde musulman.

L’Islam d’aujourd’hui aurait donc supposément huit siècles de retard et, selon des théologiens comme Hans Kung, il aurait besoin d’être réformé et éclairé par la civilisation occidentale pour s’adapter au 21ème siècle.

La réalité est toute autre. C’est vrai qu’il y a eu une explosion de créativité du 8ème au 11ème siècle qui a engendré un monde islamique bien plus "civilisé" que l’Europe de l’époque tombée dans l’Age des Ténèbres. La transformation de la charia en fiqh a commencé sous le calife abbaside Al-Mahdi (au pouvoir de 775 à 785) à l’époque où la classe montante des religieux érudits (ulama) et la loi elle-même se sont rendus graduellement indépendants du dirigeant et où les décisions légales devaient être "certifiées et validées par des membres respectés et assermentés de la communauté musulmane : un jury, environ quatre cents ans avant son équivalent anglais".

L’interprétation, le raisonnement analogique, le consensus et la consultation ont fleuri, créant un corpus théorique légal qui en fait ne s’est pas "clos" au 14ème siècle, mais qui a atteint une plénitude qui a permis à l’Islam de se répandre avec le temps et de demeurer une des plus ardentes religions du monde. Kadri décrit le développement du fiqh islamique comme "une immense réussite. Elaboré au fil de plusieurs siècles, il s’est enraciné dans trois continents et il éclipse le christianisme depuis presque mille ans". Il s’est adapté aux conditions et coutumes locales et "a contribué à relier des civilisations qui étaient aussi différentes que possible".

Le problème, comme l’indique Kadri, a surgi au siècle dernier, surtout dans les "quatre décennies du revivalisme légal" qui "ont vu se développer des théories qui empêchent la naissance d’idées nouvelles et la controverse partout où elles triomphent".

Kadri analyse sans passion la montée de la violence dans l’Islam depuis les années 1970, qu’il attribue au mouvement wahhabite dont les inspirateurs sont deux des derniers contributeurs du fiqh au 13ième siècle, Ahmed Ibn Taymiyya et son disciple Ibn Qayyim, dont les sérieuses mises en garde contre l’apostasie et la dévotion aux Salafistes (la première génération de Musulmans) est à l’origine du stéréotype qui domine dans le discours occidental actuel sur l’attitude rigide et austère de l’Islam qui refuse l’innovation et enjoint ses disciples à imiter ceux qui vivaient aux temps héroïques de l’histoire islamique (taqlid).

L’auteur montre comment dans les dernières décennies l’appel à la violence et au renversement des leaders kafir (incroyants) a abouti à justifier du meurtre de Musulmans et de tous ceux qui se mettaient en travers de leur chemin. L’Egyptien Ayman Al-Zawahiri et le Saoudien Osama Bin Laden, inspirés par les écrits de Ibn Taymiyya et de l’Egyptien Sayyid Qutb, ont été les archétypes de cette nouvelle attitude dans les années 1960.

Mais aux Etats-Unis, davantage de Musulmans que de Chrétiens et de Juifs ont condamné les attaques militaires contre des civils et la plupart des victimes du soi-disant terrorisme islamique sont des Musulmans. Bien qu’il sous-estime l’importance de la violence des Etats-Unis et de ses multiples guerres au siècle dernier, à côté desquelles l’Islam fait pâle figure, Kadri montre que des islamophobes comme Bruce Bawer, un Américain basé à Oslo et auteur de Pendant que l’Europe dort : Comme l’Islamisme radical détruit l’Occident de l’intérieur (2010) sont tout aussi violents. Bawer soutient - hystériquement - que les envahisseurs musulmans sont en train de conquérir l’Europe et que, comme ils se reproduisent "au-delà du point de non retour", cela conduira bientôt "à l’assujettissement ou à une guerre civile" en Europe. Osloite Anders Breivik a fait 22 références aux écrits de Bawer pour justifier le meurtre de plus de 70 Norvégiens en juillet 2011.

La manière dont les émigrés musulmans s’adaptent à leurs nouvelles sociétés aujourd’hui est un thème important du livre "Le paradis sur terre". Les Etats-Unis se sont construits sur une culture d’émigration de masse et d’assimilation rapide, et en dépit de l’islamophobie de l’ère qui a suivi le 11 septembre, les Musulmans se sont bien adaptés à la vie en Amérique et ont prospéré. Au contraire, "l’Angleterre a historiquement reçu les nouveaux arrivants avec un mélange de curiosité, d’hostilité et d’indifférence" encourageant "l’auto-assimilation dans les communautés d’émigrants". C’est pourquoi les Musulmans britanniques sont de fervents militants.

Dans les deux pays - au grand dam des Islamophobes - la Charia s’est infiltrée et fait maintenant partie de ces deux systèmes légaux soi-disant supérieurs. La loi fédérale étasunienne d’arbitrage votée par le Congrès en 1925 autorise les tribunaux religieux, et leurs jugements ont force de loi dans les tribunaux étatiques et fédéraux. Des tentatives récentes de mettre la charia hors la loi (notamment un référendum dans l’Oklahoma) échoueront à cause du Premier Amendement, prédit Kadri. Après tout, les Juifs étasuniens ont leur Beth Din, leur tribunal religieux, depuis plus d’un siècle et il existe maintenant des médiateurs pour les Chrétiens qui préfèrent le droit canonique à la loi laïque du pays.

Les tribunaux étasuniens "ont positivement encouragé [leur] usage depuis les années 1980" pour ce qui concerne les successions, les affaires et les conflits matrimoniaux, "qui sont réglés par des théologiens musulmans selon la charia". "Les préceptes du droit islamique, comme les codes d’autres religions, ont donc déjà force de loi aux Etats-Unis". Des Muftis des environs de Birmingham en Grande Bretagne ont mis en place "un tribunal d’arbitrage musulman pour permettre à ceux qui le désirent de régler leur différents commerciaux et familiaux selon la loi islamique à peu de frais."

Kadri aborde les sujets délicats avec mesure et intelligence comme on le voit au sujet de l’infâme caricature danoise de Mahomet. Sans approuver ceux qui ont réagi avec violence contre le dessin, il blâme les adeptes occidentaux de la "liberté d’expression" : "Les arguments sur la liberté d’expression et les convenances sont hors de propos quand il s’agit des sensibilités".

Kadri met l’accent sur le Jihad intérieur - la nécessité de reconnaître que la charia doit gouverner nos propres egos autant que la société, et que c’est un "chemin de salut" plutôt que simplement un "corpus d’injonctions". Les nouvelles forces à l’oeuvre dans le monde arabe rendent Kadri optimiste. Grâce au mouvement de réforme islamique du 19ième siècle, à la révolution iranienne (sur laquelle Kadri donne des informations étonnantes recueillies dans ses voyages et ses interviews en Iran) et aux récents évènements du monde arabe, le processus d’adaptation de la démocratie à l’Islam progresse rapidement dans une époque où l’alphabétisation est généralisée. "L’idée se répand que les gens doivent trouver des solutions à leurs propres problèmes en lisant simplement le Coran ou en s’inspirant des actes du Prophète, de ses disciples ou des salafs (ancêtres, prédécesseurs ndt) de l’Arabie du 7ème siècle."

"C’est Dieu qui jugera des péchés en dernier ressort". Mohammed et les premiers juristes ont préféré la repentance à la contrainte et les érudits musulmans ont pour la plupart évité la tentation du pouvoir matériel.
En opposition complète avec le battage médiatique occidental, Kadri démontre "la traditionnelle répugnance des états musulmans a appliquer les emblématiques peines Hadd (impératives ndt) (basées sur le Coran)".

Tout bien considéré, conclut l’auteur, "c’est une excellente base pour l’harmonie sociale actuelle. La croyance en une voie de salut a toujours cherché à transcender les péchés plutôt qu’à les réprimer... et ce n’est pas l’affaire de l’humanité d’anticiper sur la rétribution effroyable qui est l’apanage de l’autre monde." Kadri met en garde, "en ce monde, lorsque les mortels se prennent pour Dieu, ils ne peuvent qu’échouer."

Eric Walberg

Eric Walberg est journaliste ; il a travaillé en Ouzbékistan et il écrit actuellement pour Al-Ahram Weekly au Caire. Il vient de publier "Postmodern Imperialism : Geopolitics and the Great Games".

Pour consulter l’original : http://dissidentvoice.org/2012/06/islamic-law-playing-god-in-the-here-and-now/

Traduction : Dominique Muselet

Notes :

1. http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20111025.OBS3182/comprendre-une-charia-mais-plusieurs-ecoles.html

COMMENTAIRES  

16/06/2012 17:59 par BM

Ni Dieu ni maître.

16/06/2012 20:41 par BM

Il y a une grande confusion intellectuelle dans cet article.

D’un côté, il est indéniable que les musulmans sont méprisés et opprimés à cause de leurs croyances, et on ne saurait trop s’élever contre l’islamophobie ambiante au sein des pays dits "Occidentaux", laquelle ressemble de plus en plus à l’antisémitisme des années 1930.

Mais quand un groupe de personnes est opprimé à cause de ses croyances, il n’en résulte pas automatiquement que ces croyances sont vraies ou dignes d’intérêt. Autant il faut se battre avec acharnement contre le mépris et l’oppression dont les musulmans sont l’objet, autant il faut se garder de la conclusion erronée que l’islam ne peut être que vrai, étant donné l’oppression dont il est l’objet.

En conclusion, c’est peut-être trop en demander que de demander ce que je viens d’écrire... Le christianisme est passé du statut de secte insignifiante à celui de religion mondiale et multimillénaire en grande partie à cause des persécutions dont les chrétiens ont souffert à la fin de l’empire romain (en particulier sous Dioclétien).

Donc, personnellement, j’en resterai à la maxime "Ni Dieu, ni maître".

17/06/2012 02:43 par patrice sanchez

De même les athées, agnostiques et incroyants de tous poils en ont ras le calice de ce monde de bondieuseries et orwellien ...

17/06/2012 08:45 par dominique

@ BM
Vous écrivez : "Mais quand un groupe de personnes est opprimé à cause de ses croyances, il n’en résulte pas automatiquement que ces croyances sont vraies ou dignes d’intérêt."

Il ne me semble pas que qu’on puisse reprocher cet amalgame à l’auteur. Pour moi il veut simplement montrer que l’Islam est loin d’être la caricature que l’Occident en a fait. Ce qui est vrai.

Certes les persécutions peuvent aider un groupe parfois même très minoritaire à obtenir un statut spécial et/ou un pouvoir démesuré. Au risque de me faire mal voir, j’en vois deux exemples de nos jours, la communauté gay et la communauté juive. Ces deux communautés sont devenues si puissantes qu’on n’ose plus les critiquer ni même parfois prononcer leur nom contrairement aux Musulmans qui sont sans cesse diffamés en toute impunité.

Enfin l’expression "ni Dieu ni maître" est belle, mais hélas le plus souvent un maître remplace l’autre, Notre occident a vite remplacé Dieu par les marchés, la Commission, la pensée unique, le confort matériel, la loi de la Jungle, le profit.. c’est à dire en somme par le Veau d’Or... C’est mieux ?

17/06/2012 10:01 par gérard

J’ajouterai :
"et si vraiment Dieu existait,
comme disait
Bakounine,
ce Camarade-vitamine,
Il faudrait s’en débarrasser !"
(Léo Férré)

Kadri aborde les sujets délicats avec mesure et intelligence comme on le voit au sujet de l’infâme caricature danoise de Mahomet. Sans approuver ceux qui ont réagi avec violence contre le dessin, il blâme les adeptes occidentaux de la "liberté d’expression" : "Les arguments sur la liberté d’expression et les convenances sont hors de propos quand il s’agit des sensibilités".

La liberté d’expression est UNE et INDIVISIBLE.
La moindre barrière est la porte ouverte à toutes les intolérances possibles et imaginables.
La démonstration y est d’ailleurs dans ce court extrait : opposition d’emblée arbitraire entre "sujets délicats avec mesure et intelligence" et d’office ce jugement sans appel, "l’infâme caricature"...

Ne pas aimer une caricature, soit, c’est un droit ; mais il ne faut jamais oublier que depuis des siècles en France entre autre, ce fut un des combats républicains qui fit tant et tant de victimes pour imposer aussi ce droit.
Une bonne cuvée de Monsieur Brel pour remettre les idées en place : "les Singes"
http://www.youtube.com/watch?v=CsStEwyYCBc&feature=related

17/06/2012 11:38 par vagabond

Encore un dogme "un et indivisible" ?
La liberté d’expression devrait servir à dire la vérité et non pas à moquer la croyance des autres ou porter atteinte à ce qui leur est sacré. Mais comme dit si bien Dominique,le "veau d’or" remplace le maître.
Quant aux caricatures sur Mohamed (de grâce cessez de mal transcrire ce nom ! surtout sur un site comme LGS), elles ont surtout heurté les gens pour qui le lien à la religion est une consolation.

La liberté d’expression a perdu son sens depuis longtemps.

17/06/2012 17:44 par Cinto

D’accord avec Vagabond : la liberté d’expression n’est qu’un principe abstrait, il ne sert à rien de s’en gargariser, alors que dans la réalité il est constamment bafoué ; y a-t-il liberté dans les medias, alors qu’ils sont tous entre les mains des mêmes intérêts économiques qui s’en servent pour diffuser leur propagande ? Il faut donc soutenir toute voix qui nous permet de prendre du recul par rapport aux stéréotypes médiatiques. Combien en faudrait-il de ces voix pour contre-balancer les flots de propagande haineuse anti-musulmane ?
Quant au slogan Ni Dieu ni maître, il ne représente plus aujourd’hui une position progressiste (je n’ai pas vérifié, mais il serait très possible que Charlie-Hebdo en fasse sa devise !) : on n’a jamais eu plus de maîtres que depuis qu’on n’a plus de Dieu. Et, inversement, tous les mouvements révolutionnaires, depuis la grande Révolution iranienne, sont religieux : Hugo Chavez est croyant, Evo Morales a inauguré sa présidence par des cérémonies en l’honneur de la Pacha Mama, Cuba est le grand centre spirituel de la santeria, et même les papes viennent chercher la bénédiction du camarade Fidel.

17/06/2012 18:41 par Anonyme

Ben, quoi ? Quand il y a séparation DES églises et de l’état, chacun est LIBRE de croire au Dieu qu’il veut… (en général, celui de ses parents) et de ne pas embêtmerder son voisin avec ça ! Les Français l’auraient-ils oublié ?

Pourquoi Diable (Oh, mon Dieu !) n’y aurait-il qu’un seul dieu, qui a poussé géographiquement et dont les fidèles se sont plus ou moins allié avec les souverains qui dirigeaient la région où il a poussé, qui saurait tout sur tout ? Que les humains aient besoin de célébrer des événement dont ils ne savent rien, comme la naissance et la mort, qu’ils aient besoin d’exprimer leurs souhaits quand ils ne dépendent pas d’eux, ça se comprend ! De là à faire de ses rites, géographiques et familiaux, des rites « bons pour tous »…

Restent les jours fériés pour les écoles… Si une religion choisit le dimanche pour aller à la messe, l’autre le samedi pour faire le shabbat, et la troisième le vendredi pour faire la prière, âge scolaire compris… là , il est à craindre que les enfants n’aient que quatre jours qui se suivent sur les sept que compte une semaine pour aller à l’école. Et encore ! Si des autres religions ne « choisissent » pas un autre jour de la semaine !

Sinon, tout du bon : tout est ouvert tout le temps, et tout fonctionne tout le temps avec ceux qui ne prient pas le même jour de la semaine.

Au fait : tous les dieux ne sont-ils pas favorables à la paix ? A l’amour ? A la sagesse ?

17/06/2012 19:48 par sds

Le "Ni dieu ni maître" de la part de gens politiquement engagés , c’est vraiment ridicule ...

17/06/2012 20:19 par legrandsoir

Woody Allen l’a pourtant dit : "à la maison, c’est moi le chef mais c’est ma femme qui commande".

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