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Louise sans nom

C’est un petit cimetière perdu dans la campagne. Un tombeau qui détonne dans le paysage attire l’attention. Le pognon fiston, quand il coule à flot, ça continue de se voir après la mort... Je jette un oeil négligent sur les inscriptions. Trois soeurs mortes entre dix-sept et vingt-deux ans peu avant 1950. Trois mortes en deux années. Le cimetière n’a guère d’autre sujet d’intérêt. Je continue à flâner vers les maisons du bourg.

Une grand-mère m’accoste. Elle va au cimetière avec son arrosoir et elle m’a vu sortir. On prend le temps de causer. Je suis très en avance pour mon rendez-vous. Elle s’emmerde sévère dans sa campagne, la grand-mère, avec des vieux trop vieux qui ne sortent plus de chez eux et des plus jeunes au boulot qui ne rentrent que le soir pour s’enfermer dans leurs pavillons. Je l’interroge sur ce grand tombeau de marbre qui domine le cimetière de sa richesse. Son visage s’éclaire. Ah l’étranger au pays a remarqué ! Et la voilà bien lancée dans la causette. Elle a connu les trois soeurs. C’étaient les filles d’une famille d’industriels roulant sur l’or " on avait remarqué ! " qui possédait de vastes terres et un château dans la commune. Parmi une multitude d’autres biens dans la région.

Les trois soeurs sont mortes de langueur. Comme on le disait naguère dans les bonnes familles. Pour mes jeunes lecteurs, qui n’étaient pas encore nés au temps où Flaubert ou Maupassant tenaient leurs blogues, un mot d’explication est nécessaire. La tuberculose n’affectait que les pauvres. Les riches, eux, mourraient de langueur ou de mélancolie... Question de classe et de distinction.

Les trois soeurs avaient une bonne à tout faire. Guère plus âgée qu’elles. Qui habitait un taudis.

" Une masure, monsieur, où il n’y avait pas de fenêtre, juste une porte. Et même pas de cheminée. Mon père n’aurait pas voulu y mettre ses cochons tant c’était une glacière ! Y’en avait bien de la misère, monsieur, même encore après la guerre !

La bonne a fini par contracter la tuberculose. Le biotope était favorable. Et la bonne a contaminé les trois soeurs...

" La bonne ?

" Oui, monsieur, elle aussi a été enterrée dans ce cimetière. Mais il y a bien longtemps qu’on ne voit plus sa tombe. C’était juste une butte de terre.

" Mais comment s’appelait-elle ?

" C’était la Louise.

" Louise comment ?

" Ah ben, on disait la Louise du taudis. J’ai jamais su son nom de famille. Son père est mort elle avait douze ou treize ans et les maîtres l’ont prise comme petite bonne à ce moment-là pour leurs filles. C’était bien de leur part vu qu’on lui connaissait pas d’autre famille que son père.

Je pense à Louise chaque fois que l’on parle d’économies sur les dépenses de santé. Et je pense chaque fois aux riches familles qui perdront itou leurs demoiselles par l’une ou l’autre des tuberculoses d’aujourd’hui.

"""

Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom ni sa ville pour qu’on ne puisse les reconnaître. http://partageux.blogspot.com

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COMMENTAIRES  

31/07/2012 05:07 par babelouest

C’était terrible, la vie à la campagne autrefois. Combien de valets ou de filles de fermes étaient des sans le sou, parfois malmenés, toujours mal payés. Orphelin à 3 ans, mon père réussit à se marier avec la fille de petits propriétaires, alors que lui, comme il l’avouait lui-même, n’apportait "que ses bras, et son couteau dans la poche." Sa mère était "gagée", car il restait le petit frère de deux ans son cadet. Elle avait fini par épouser le veuf avec enfants qui l’employait.

Dans la maison à côté, une servante servait à tout : elle était devenue veuve une semaine après son mariage. Robuste, elle tenait impeccable un immense jardin, suffisant à la subsistance de la maîtresse des lieux, demoiselle très prolongée capable de lire son journal, broder, prier et recevoir des notables de la région. Et rien d’autre. La servante n’avait qu’un salaire symbolique, encore la maîtresse trouvait-elle que c’était beaucoup.

Les temps étaient rudes ! Les gens aussi...

31/07/2012 22:22 par vagabond

Dire que dans certaines contrées, ça doit continuer d’exister.
Paix à l’âme de cette pauvre Louise et que les Louise d’aujourd’hui se dressent intransigeantes et refusent l’oppression par tous les moyens !

01/08/2012 12:24 par gérard

Texte splendide, émouvant et riche de sa sobriété.
Du Maupassant, du Céline, du Brel, "oui not’ Monsieur, oui not’bon maître" y a de tout ça...et c’est vrai, " Y’en avait bien de la misère" en ce temps là ".
Mais ces temps là sont pas si vieux. ils existent toujours chez les employés viticoles des riches châteaux bordelais, les petites mains, les derniers esclaves. Ils ont au moins comme "ligne bleue des Vosges", comme horizon pour toute leur vie, un smig des fois tout juste amélioré, lorsqu’il est même atteint, le dos cassé et des tendinites à la pelle.
Parlez avec des assistantes sociales du Médoc par exemple vous comprendrez... et alors boycotterez ce vin, dont soit dit en passant, son prix est une escroquerie, qui ne profite qu’à ...devinez à qui !

En Sud Gironde, la qualité des terres est très irrégulière, souvent très pauvre, du boulbène comme ils disent, avec des remontées de graves (des cailloux) compactée où rien ne s’enracine.
Début des années 1990, on a acheté une ferme, c’est un bien grand mot ; l’étable pouvait y accueillir 6 vaches, et "l’exploitation" faisait 6/7 hectares, dont bien deux hectares de boulbène, donc de mauvaises terres. C’était des métayers, donc qui payaient au "patron" (le propriétaire) un pourcentage en nature sur chaque récolte.
Et il y avait des joualles.
Joualle - Wikipédia :
"rangées de vigne à écartement variable"

Ce qui n’est pas dit chez Wiki, et qui m’a été rapporté par un ancien, c’est que le "patron" lui, il était intéressé à avoir du vin, le nécessaire il l’avait largement, donc le "superflu" l’intéressait bougrement...
Connaissant la pauvreté du métayer, sachant donc que ce dernier était obligé de choyer prioritairement les cultures vitales ( les céréales), pour être bien certain que la vigne (le superflu) fut engraissée avec du fumier, les rangs de vigne avaient été dispersés volontairement au milieu des autres cultures pour bénéficier ainsi de leurs engrais...

La piquette, ce que l’on dit d’un mauvais vin, c’était en réalité le vin du métayer : une fois le raisin pressé, sur la rape ainsi obtenue on rajoutait de l’eau et du sucre et ça repartait en fermentation. Le breuvage ainsi obtenu n’était acceptable que des habitués. C’était un remède garanti contre tous les encombrements intestinaux....

L’habitation avait deux chambres avec des planchers posés sur terre battue, troués à cause de l’eau qu’il y avait dessous.
La pièce principale de moins de 30 m², servait de cuisine, salle à manger salon salle de bains avec un évier en pierre cimenté.
quand nous sommes arrivés, on n’a même pas eu le coeur de prendre des photos...

« de là à dire qu’ils ont vécu
lorsque l’on part aussi vaincu,
c’est dur de sortir de l’enclave..." (Brel, Jaurès)
 »

01/08/2012 15:23 par babelouest

Oui, Gérard, la cousine de mon père, dans la Vendée profonde, devait (elle et son mari bien sûr) entretenir à leurs frais une meute de dix chiens appartenant à "not’maître", le chatelain dont on apercevait le manoir, au bout de la magnifique allée ombragée qui aboutissait au mauvais chemin menant à la ferme. Quand le fermier rencontrait le quidam en question, il soulevait son chapeau pour le saluer. C’était il y a cinquante ans environ. Rien de changé depuis 1793. J’ignore quelle est la situation actuelle.

01/08/2012 23:13 par Un partageux

@Gérard,

Oh oui je sais bien qu’on retrouve de telles histoires plus près de notre époque et même aujourd’hui. C’est du reste la seule qui soit si "ancienne" parmi tout ce que j’ai publié jusqu’à présent sur mon blogue qui ne mérite guère ce nom...

02/08/2012 09:48 par Legrandsoir

sur mon blogue qui ne mérite guère ce nom...

Meu si, meu si...

On n’est pas hostile à ce genre de billets, au GS. Suffit qu’on en reçoive...

Pas question de laisser le monopole du coeur à Jean-Pierre Pernaut. :-)

Surtout quand ça peut être fait mieux ici, par vous ou par d’autres.

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