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Extrait du L’Airétiq

Nuit Debout ! Un acte de portée politique dans le transfert social - Réflexions de psychanalyse sociale (5e partie)

photo : V. I. Lénine, le 1er mai 1920, lors de l’une des deux commémorations qui se tinrent à Moscou ce jour-là : l’une en l’honneur de Karl Marx, l’autre « à la gloire du travail libéré » © Archives centrales de l’Institut du marxisme-léninisme

Ne pas céder sur la valeur de l’acte posé par Lénine en 1917 ou Comment penser les perspectives révolutionnaires avec l’outil du transfert social

J’ai souhaité écrire sur Nuit Debout ! car ce phénomène met en avant l’idée de refus du système du « Faux Sphère » capitaliste. Nuit Debout ! dans la pratique — et il convient de partir du primat de la pratique — a consisté à rompre le cycle circadien lié au rythme du travail, aux habitudes sociales, aux répétitions de la vie quotidienne, dans le but de parler collectivement. Par cette forme de rupture d’un rythme, l’acte Nuit Debout ! met ainsi en question, l’aberrant de la répétition dans la vie quotidienne. N’est-il pas aberrant de vivre comme nous le faisons, en subissant l’imposition, le diktat, le forçage d’un ordre économique et politique aux répercussions si graves et nuisibles pour une vie vivante ? Nous sommes loin de la fin de la faim qui tue, et concevoir la vie de chaque camarade humain comme une œuvre artistique ne peut faire partie du discours capitaliste.

Paradoxe ou contradiction ? L’événement Nuit Debout ! a pris une forme jugée aberrante pour certains qui n’ont voulu y voir qu’une excitation petite-bourgeoise, des bavardages de noctambules sans lendemain, une errance niant la lutte des classes confinée à la classe ouvrière… Peu importe. Ce qui compte est la signification de cet acte : dans l’acte de faire énonciation sur ce mode nocturne, il peut être entendu ce désir de rupture avec ce qui nous pousse à un consentement à notre insu, au su de tous, ou encore un consentement su, à l’insu de tous, à ce qui humilie et tue à petit feu…

Il peut être perçu ainsi un désir de briser un ordre, de faire valeur autre au dire du camarade humain, à la pratique sociale, au travail, à la vie. Tenter ainsi de partir d’une autre base que celle instituée par le capitalisme et son idéologie du discours hollywoodien du moi fort.

Nuit Debout ! a mis en place une critique collective possible du « Faux Sphère » au capitalisme. Une base a été attaquée, remise en question et cela concerne l’État, la hiérarchie des valeurs, leurs circulations dans le transfert social, la forme-État donc, car une forme appelle au fonctionnement d’une valeur circulante.

Schéma 8 — La circulation des valeurs d’échange © L’Airétiq 2016

Nuit Debout ! cependant n’a pas fait révolution pour autant ni même esquisse d’une révolution. Il n’y a pas eu production d’une théorie de la Révolution ni plus simplement organisation d’un mouvement. Cela réduit évidemment la portée historique de l’événement de façon forte, et ce qui a fait subversion dans son point de départ est resté « statique-nocturne ».

Je pense cependant que la mise en question collective d’un état couché et celle de la fonction de l’État capitaliste doit pouvoir donner à penser avec les outils fournis par Lénine dans cet ouvrage fondamental L’État et la révolution en 1917. La Révolution de 1917 a eu la fonction de tenter et de réussir le mouvement transférentiel fondamental du retournement et de l’abolition de l’ordre capitaliste pendant un temps à un niveau extrêmement fort.

Je voudrais souligner quelques points pour mettre en valeur l’actualité évidente de l’acte révolutionnaire de Lénine, ce qui explique mon titre : « Ne pas céder sur la valeur de l’acte posé par Lénine en 1917 »

Le point le plus important de cette actualité est certainement la théorisation par Lénine de la fonction de la forme-État à partir de Marx, mais aussi de son analyse critique du mouvement qu’il a instauré avec son acte révolutionnaire.

Je commencerai par souligner sa perspicacité sur un phénomène qui échappe à beaucoup aujourd’hui qui sont enfermés dans le faux binaire démocratie / totalitarisme tel que je l’ai décrit précédemment : « La forme que revêt la domination de l’État peut différer : le capital manifeste sa puissance d’une certaine façon là où existe une certaine forme, d’une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d’autant plus brutale, d’autant plus cynique que la république est plus démocratique » [1].

Cette phrase indique bien que c’est avec la forme politique démocratique, faussement démocratique pour reprendre un terme courant chez Pasolini, que le capitalisme assure sa domination au zénith, en oscillant entre différentes formes de dominations. il n’est que trop troublant de penser aux fausses alternances, que ce soit aux États-Unis d’Amérique ou en France. L’actualité qui concerne le binaire Hillary / Donald montre l’état de dégénérescence et de cécité politique dans lequel nous entraîne le pouvoir idéologique du « capitalisme de la séduction » [2]. Pourquoi se laisser trumper par le ton d’Hillary, pourquoi se laisser clincher par le viril du Donald qui s’est fait des couilles en or ? (Clincher, terme anglais évoquant « faire pencher la balance », « rendre décisif ».) La réponse est du côté du signifiant-mettre État : face à la provocation du canard qui bouscule de façon obscène l’ordre du poulailler démocrate, il est cancanié « Quand même Madame Clinton est une femme d’État ! » alors que pour Trump c’est« le protectionnisme d’un « État-Nation » qui devient évidence salutaire pour la vie de toute l’humanité réduite à un tas d’humains.

Proposition de révision du Grand Robert de la langue française par Ivan Chaumeille © L’Airétiq 2016

À quoi correspond cette occultation de deux formes différentes de fascisme ? Le schéma du Père Mort et des Formes de Ségrégation peut à nouveau éclairer la donne. C’est bien autour du « ne rien vouloir savoir » en ce qui concerne l’idéologie de l’Idéal et de la transcendance du Père Mort que les transferts sociaux se mettent en place vers de nouvelles formes de ségrégation mondiale.

Comment construire une révolution sociale et politique aux États-Unis est la question cruciale pour le monde aujourd’hui, et non celle de penser que Madame Clinton ou Monsieur Sanders, démocrates, seraient une « alternative ». Le poids de la transcendance reste énorme dans les transferts sociaux, et favorise la prédominance de systèmes de pensée binaires. Un des effets de ce poids concerne le binaire « droite / gauche », binaire post-féodal dont la fonction est d’assurer une forme ou une autre de domination du capital. Ce binaire est d’ailleurs en train d’évoluer en Europe vers le binaire étasunien « républicain / démocrate » ce qui devrait faire ouvrir les yeux.

S’il n’est pas mis comme priorité l’analyse de la fonction sociale et politique de l’État dans le concret de la vie, la confusion l’emporte. Lénine commence par l’ouvrage d’Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État paru en 1884 et écrit « L’État […] n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas d’avantage “la réalité de l’idée morale”, “l’image et la réalité de la raison” comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’“ordre” ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État » [3].

Ce point de vue prend une base radicalement autre que celle prônée par Hegel et cela a une importance fondamentale au regard de la thèse développée par François Châtelet qui est que l’État moderne, celui qui nos gouverne encore aujourd’hui, est l’État pensé par Hegel. Ainsi l’État n’est ni la réalité de l’idée morale, ni l’image et la réalité de la raison. Cela résonne avec le fait que pour la psychanalyse sociale, la réalité n’est pas une transcendance mais l’immanence de l’expérience du transfert social.

Le point précis qui retient l’attention de Lénine est le suivant : l’État est un pouvoir placé au-dessus de la société et qui lui devient de plus en plus étranger. Il en tire la conclusion que l’affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans révolution violente, mais aussi sans la suppression de l’appareil de pouvoir d’État qui a été créé par la classe dominante et dans lequel est matérialisé ce caractère étranger [4]. Cela reste essentiel aujourd’hui et doit être une référence majeure. Bien sûr la question de « la révolution violente » fait peur, évoquant la question cruciale du meurtre de masse et cela est soigneusement entretenu dans les médias de l’idéologie dominante. Il s’agit de traiter ce problème fondamental dans une perspective révolutionnaire aujourd’hui. Je le proposerai en travaillant à partir du concept de transfert social. Il est important pour cela de poursuivre avec Lénine dans ce même texte puisqu’il évoque directement la parade des défenseurs de l’État : « Selon les professeurs et publicistes petits-bourgeois et philistins — qui se réfèrent abondamment et complaisamment à Marx ! — l’État a précisément pour rôle de concilier les classes » [5]. Cette parade nous place en rade dans ce qui est appelé aujourd’hui la démocratie. Lénine indique dans la suite du texte, l’orientation lancée par Marx : « Selon Marx, l’État est un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un “ordre” qui légalise et affermit cette oppression en modérant le conflit des classes. Selon l’opinion des politiciens petits-bourgeois, l’ordre est précisément la conciliation des classes, et non l’oppression d’une classe par une autre ; modérer le conflit, c’est concilier, et non retirer certains moyens et procédés de combat aux classes opprimées en lutte pour le renversement des oppresseurs » [6]. Cette référence à l’ordre est tout à fait intéressante. Lacan signale, et je l’ai développé dans le cadre du travail sur le transfert social, que l’ordre est un nouage. Il est retrouvé avec Lénine et Marx, un point en commun avec Freud et Lacan : il y a à la base un conflit. La façon de prendre la question du conflit est essentielle et pour Marx, Lénine, Lacan cela se dit par un « il n’y a pas de rapport possible » ou plus exactement, et cela concerne aussi bien la clinique psychanalytique que la question du politique : il s’agit de partir du conflit fondamental et créer un nouveau nouage social qui ne soit pas conciliation des contradictions. L’exemple du traumatisme peut éclairer. La question du traumatisme ne passe pas par la solution de la réparation. Quelque chose a été dénoué par le trou du troumatisme et il convient de partir d’une autre base, celle du dénoué, pour faire un autre nouage. Il s’agit d’une position homologue dans cette clinique commune du transfert social pour le traitement du conflit dans le politique, et la Révolution d’octobre puis la constitution de l’Union Soviétique ont mis en place un nouveau nouage. Lénine poursuit clairement : « Ainsi, dans la révolution de 1917, quand le problème de la signification et du rôle de l’État se posa dans toute son ampleur, pratiquement comme un problème d’action immédiate et, qui plus est, d’action de masse, socialistes-révolutionnaires et mencheviks versèrent tous, d’emblée et sans réserve, dans la théorie bourgeoise de la “conciliation” ». [7].

C’est ce point crucial qu’il s’agit de prendre en considération aujourd’hui pour faire un nouveau nouage, à partir d’une autre base que celle de la fausse démocratie d’aujourd’hui, dictature du Capital.

Cela concerne donc le transfert social, transfert qui passe par différents points : l’amour, la haine, l’ignorance, le déplacement, le débordement d’affects, de mots, d’images, de sensations de corps, la supposition et l’attribution, le cacher et le tromper.

Le cacher, le tromper, la duperie du fonctionnement social capitaliste, phénomènes clairement analysés par Marx dans la première section du Capital fabriquent le transfert social et il convient de voir comment avec l’aide de cet outil, il peut être fait Révolution, ce qui nécessite retournement et abolition, pratique avec l’outil du trou et séparation d’avec un nouage-ordre ancien, instrument de domination d’un État.

Le tromper, le cacher, la supposition et l’attribution de jouissance sont des points décisifs dans ce qui fait bascule de masse.

Comment se dénouer de ce pouvoir placé au-dessus de la société et qui lui devient de plus en plus étranger, en sachant que ce pouvoir est issu de contradictions de classes inconciliables, de contradictions de groupes sociaux inconciliables ? À partir de ce « il n’y a pas de rapport de conciliation possible » s’affirment des tendances opposées, des ambiguïtés, des poussées contraires dans le transfert social et c’est ici que la question des valeurs intervient, le transfert de valeurs, Wertubertragung de Marx, transfert des valeurs de jouissance si référence est faite à Lacan pour ce dernier terme de « valeurs de jouissance ».

Je remarque que par rapport au point important de l’idéologie du Père Mort et du Père Idéal, Lénine n’est ni aveugle ni sourd. J’avais souligné l’importance de ce point par rapport aux formes de ségrégation humaine et notamment au nazisme. Lorsqu’il entame le premier chapitre, l’État, produit de contradictions de classes inconciliables, il fait référence à cette collusion du Père Mort et du Père Idéal, sans les nommer comme tels. Les premières lignes de son ouvrage L’État et la révolution sont étonnamment celles-ci : « Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs de classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes le plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’“accommoder” le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie » [8].

La sainteté du Père Mort et de son nom auréolé est donc en filigrane comme force de l’image et du signifiant avec la fonction de faire taire le désir, ici le désir de révolution. Puis il associe sur la fonction historique et la signification de l’État ! Merveilleuse façon d’inaugurer le travail colossal sur les différentes formes de ségrégations, à suivre le schéma du Père Mort, pour sortir de la transcendance qui produit le sacrifice. Merveilleuse façon pour penser l’organisation humaine dans le rapport entre l’axe vertical et horizontal du transfert social, via le trou, puisqu’il s’agit toujours de cela aujourd’hui par rapport à ce qui se passe dans le monde capitaliste : le primat des formes de ségrégation.

La lucidité de Lénine par rapport aux problèmes qui se posent à l’Union Soviétique qui a explosé les supports idéologiques de l’État et les institutions tsaristes transparaît : « Il s’est passé là quelque chose de pareil à ce qu’on nous racontait dans notre enfance, aux leçons d’histoire. On nous enseignait : il arrive qu’un peuple en subjugue un autre et alors le peuple qui a subjugué est un peuple conquérant et celui qui est subjugué est un peuple vaincu […] Si ce peuple conquérant est plus cultivé que le peuple vaincu, il lui impose sa culture. Dans la cas contraire il arrive que c’est le vaincu qui impose sa culture au conquérant. Ne s’est-il pas passé quelque chose de semblable dans la capitale de la R.S.F.S.R. ? » [9] Ainsi les rapports de domination ne sont pas uniquement économiques mais pris dans un transfert social : dans leur action, les hommes n’ont pas conscience d’être déterminés par leur transferts sociaux, leurs transferts de valeurs qui ne sont pas obligatoirement économiques.

L’anticipation est claire face à ce qui vient dans cette problématique d’État. « L’appareil d’État en général : abominablement [10] mauvais, inférieur à la culture bourgeoise » est une note rédigée dans la première quinzaine de décembre 1922 en vue d’un discours au Xe congrès des soviets en décembre 1922, un des derniers textes de Lénine [11] qui résonne avec la problématique de l’État dans l’œuvre de Châtelet.

Le lien avec ce qu’indiquera Lacan dans son séminaire L’envers de la Psychanalyse [12] est époustouflant lorsque Lénine indique que l’État Soviétique est « comme un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique » [13]. Il n’aura de cesse de mettre en garde contre la bureaucratie, le rôle des fonctionnaires qui agissent en dehors d’un lien avec le peuple, corps au-dessus et étranger, possédant un pouvoir économique supérieur et facteur de corruption. La question à traiter est bien toujours cet « État comme pouvoir placé au-dessus de la société et qui lui devient de plus en plus étranger » que mettait en lumière Lénine à partir d’Engels et qui expliquera, en partie, mais à mon avis de façon décisive la chute de L’Union Soviétique.

Schéma 7 — « Le Père Mort » et la Vérité © L’Airétiq 2016

La question cruciale par rapport aux formes de ségrégation concerne du point de vue du transfert social, l’idéologie du Père Mort. C’est dans ce cadre qu’il me paraît essentiel de penser le phénomène stalinien qui a succédé à la mort de Lénine. Le rôle historique de Staline est complexe du fait de son rôle dans la victoire contre le nazisme, victoire qui n’aurait pas abouti sans le don stratégique du Maréchal Joukov ni sans la bravoure des femmes et des hommes soviétiques. Il est régulièrement comparé avec Hitler comme despote sanguinaire du XXe siècle, thèse en droite ligne du faux concept de totalitarisme développé par Mademoiselle Arendt. Je ne partage pas ce point de vue qui rend confus l’analyse avec une proposition absurde historiquement d’assimiler le nazisme et le communisme. Je rejoins l’analyse faite par Lilly Marcou qui s’est écartée du vent de la philosophie poubellicitaire et de sa sauce Béchamel qui a commencé à souffler en France en 1977. (La base de la sauce Béchamel est de la farine conçue pour satisfaire la noblesse au temps du Roi Soleil, et 1977 correspond à la publication de La Barbarie à visage humain.) Le nazisme utilise l’expérience scientifique et l’industrialisation du génocide, voilà sa marque de fabrique et cela n’a rien à voir avec la terreur stalinienne. Je rejoins l’analyse faite par Lilly Marcou, chercheur à la Fondation nationale des sciences politiques : « Plus que jamais, un regard serein sur l’histoire, sur cette histoire, s’impose. L’évoquer, la ressusciter, la juger est nécessaire et récurrent pour le bilan de l’heure, pour les perspectives d’avenir. Et surtout pour éviter la satanisation. La tentative de certains historiens ou politologues d’aborder les expériences du « socialisme réel » européen et de l’URSS en particulier sur des positions manichéennes pour aboutir à la confusion pénible et à l’amalgame dangereux entre fascisme et communisme nous éloigne, et de plus en plus, d’une authentique analyse du passé, d’un vrai regard sur le présent et d’une possible prospection de l’avenir. Il ne faut pas accepter l’inacceptable et par l’étude non partisane et dépassionnée, démonter les comparaisons abusives, voire stupides, et de toute façon fausses qu’on dresse entre le nazisme et le stalinisme, entre Hitler et Staline » [14].

Cependant la responsabilité de Joseph Staline est lourde et grave dans cette instrumentalisation nauséabonde. C’est à nouveau à partir de l’idéologie du Père Mort qu’il est possible d’avancer dans l’analyse. J’avais souligné en 2010 (Séminaire hébergé à la Maison des sciences de l’Homme à Paris sur le défaut de civilisation au XXe siècle, 2009-2010) l’utilisation par Staline du nom de Lénine dès la mort de ce dernier pour affirmer sa jouissance de pouvoir personnel. Son discours « Lénine est mort » prononcé au IIe Congrès des Soviets de l’URSS le 26 janvier 1924, illustre le nouage entre le Père Mort et la Vérité. Cette Vérité est celle de la race prolétarienne pour reprendre l’expression produite par Lacan dans un autre contexte [15] et Staline y glisse le signifiant « communiste ». Je reprends la formulation du discours de 1924 : « Camarades ! Nous, communistes, nous sommes des gens d’une facture à part. Nous sommes taillés dans une étoffe à part. Nous formons l’armée du grand stratège prolétarien, l’armée du camarade Lénine. il n’est rien de plus haut que l’honneur d’appartenir à cette armée. il n’est rien de plus haut que le titre de membre du Parti qui a pour fondateur et pour dirigeant le camarade Lénine. il n’est pas donné à tout le monde d’être membre d’un tel Parti. […] Les fils de la classe ouvrière, enfants du besoin et de la lutte, des privations et des efforts héroïques, voilà ceux qui, avant tout, doivent être membres de ce Parti. Voilà pourquoi le Parti des léninistes, le Parti des communistes s’appelle encore le Parti de la Classe ouvrière » [16]. Il y a des gens d’une facture ou d’une étoffe à part et cela correspond à une race prolétarienne. En éloge au Père Mort, chaque paragraphe du discours de Staline va être ponctué d’une même phrase rituelle : « En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de tenir bien haut et de garder dans sa pureté le glorieux titre de membre du Parti. Nous te jurons, camarade Lénine, d’accompagner avec honneur ta volonté » [17]. Ce discours n’a rien de commun avec l’auteur de L’État et la Révolution qui avait d’ailleurs signalé le danger que représentait la brutalité de Staline au poste de Secrétaire Général. Cette alliance du Père Mort et de La Vérité va produire dans le nouage à la faute, les procès et les meurtres, la terreur et les aveux.

C’est ce point qui va avoir des conséquences tragiques pour les victimes et marquer après 1956 et la destitution par Khrouchtchev de l’idole, un trou, un traumatisme dans le transfert mondial envers l’URSS « des communistes au pouvoir ont tué d’autres communistes » comme sans raison.

Cela vient modifier la solidité du transfert que Lénine avait forgé envers le Parti sur l’axe vertical au début de la Révolution de 1917.

La grande portée de l’acte posé par Lénine consistait à articuler l’axe vertical avec l’axe horizontal. Il plaçait sur l’axe horizontal du peuple la remarquable affirmation concrète de faire des anneaux entre chaque composante du peuple : faire des anneaux concrets de solidarité concrète dans le peuple soviétique.

C’est ici que cette thèse de Lénine rejoint la topologie de Lacan. Je signale ce point car dans un autre contexte, Lacan souligne en 1976 dans Le Sinthome, séminaire qui marque une topologie nouvelle, le fait que Lénine indique comment une ligne, une droite peut être tordue. Mais ici il s’agit de la logique des trous et donc des transferts de valeurs que j’ai évoqués dans les troisième et quatrième partie de cette série. Lacan signale en 1977 [18] comment il n’y a de Tout que criblé et pièce à pièce, et que ce qui compte est de savoir si une pièce a ou non une valeur d’échange. Un individu est une pièce dans ce Tout criblé de trous. Un individu tout seul n’existe pas, mais son existence se raccorde à un autre via l’outil topologique du trou. C’est dans ce contexte qu’un individu peut devenir dans un différentiel, valeur d’échange et c’est un outil essentiel pour l’analyse concernant l’avenir.

Schéma 9 — Les schizes © L’Airétiq 2016

Le clivage entre le capitalisme et le communisme se situe à partir de cette donnée. Le capitalisme, par tous les moyens joue de façon meurtrière sur l’axe des différences pour séparer les individus afin de diviser concurrentiellement et favoriser le profit, la propriété de la plus-value. Le communisme selon Lénine joue sur le nouage d’anneaux entre les individus, le prolétaires.

Schéma 10 — Les anneaux de Lénine © L’Airétiq 2016

Ce qui fut ébranlé par le traumatisme de la terreur stalinienne puis par l’inconséquence politique de Khrouchtchev a repris une autre tonalité au début de l’ère Brejnev avec un retour marqué à Lénine et ces nouages évoqués.

Cependant la prédominance du discours universitaire aux commandes, le Savoir aux commandes, l’existence d’un pouvoir au-dessus de la société, a entraîné une situation où la dialectique entre la Garantie de l’État sur l’axe vertical et les anneaux de solidarité était fragilisée : une économie souterraine fonctionnait avec d’autres valeurs. Cela a pris de l’ampleur avec la dernière partie de l’ère Brejnev, où ce dernier, malade, prenait réellement la fonction du Père Mort, impuissant à maintenir une limite quant à l’abus de jouissance de certains membres du Politburo. La force de valeur d’échange capitaliste s’est engouffrée dans les failles, les trous, notamment chez certains dirigeants du Parti Communiste qui ont souhaité développer leurs puissances de valeurs d’échange par la restauration de la propriété privée et surtout de la transmission de la propriété privée familiale transmissible : retour tragique au renversement des valeurs initiales portées par Lénine dans son analyse de l’ouvrage d’Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

L’effet de la chute de l’Union Soviétique peut être considéré aujourd’hui avec le recul comme une catastrophe, ne serait-ce que par le déploiement d’un capitalisme mondial débridé sans limite qui conduit sous l’impulsion des États-Unis d’Amérique, du fait de cette absence de limite, vers la destruction de l’humanité.

Loin d’entretenir la diabolisation de cette expérience soviétique, fort courte à l’échelle de l’histoire, il convient, sans prendre évidemment modèle, de saisir les avancées inouïes dans le transfert social collectif qui ont été produites à certaines époques, aussi bien que les avatars et tragédies.

La première phrase de l’avant-propos d’Edgar Morin dans son ouvrage De la Nature de l’URSS résonne aujourd’hui autrement : « L’aventure de l’U.R.S.S. est la plus grande expérience et la question majeure de l’Humanité moderne. Le communisme est la question majeure et l’expérience principale de ma vie » [19].

Cette expérience, qui a encore un pouvoir important dans l’évolution du monde actuel peut être source d’analyse et de réflexion sur la question de la forme-État à mettre en place pour faire rupture avec le capitalisme. Lénine a réussi à mettre en place une forme-État à partir d’une base autre que le système dominant de l’époque à une échelle de puissance impressionnante. Ce qui me paraît intéressant est certainement de pouvoir faire une analyse sérieuse et concrète des différentes avancées et reculs qui se sont déroulés. Certes le discours universitaire lié à la philosophie de Hegel a pu être aux commandes mais tout un versant non hégélien issu directement de Marx et de Lénine a eu aussi des effets multiples, des expériences novatrices dans le champ de l’immanence ont modifié durablement des rapports humains inventifs. Il y a eu certes le développement de la philosophie morte de Staline, catastrophique, un État parfois hégélien, État-savant mais qui contrairement au monde libéral ne restait pas toujours dans une binarité rigide. Cet aspect, issu des Soviets, la relative égalité sociale, la satisfaction des besoins humains dans une grande qualité pour ce qui concerne l’éducation, le logement, la santé, la culture ont permis le développement ou l’espoir d’un développement d’un changement des mentalités par rapport au capitalisme, un transfert social basé sur autre chose que la plus-value et le plus-de jouir capitaliste. Contrairement à ce qui est véhiculé dans la pensée dominante occidentale, je propose que soit mis au travail les avancées produites en Union Soviétique sous l’impulsion de Lénine d’abord puis dans la période post-stalinienne jusqu’à la fin des années 70. Les rapports sociaux étaient construits sur une autre base que la base capitaliste et cette base donnait dans beaucoup de champs des perspectives de développement non-binaire dans le transfert social.

L’apport de Lénine est en tous les cas incontournable pour penser sérieusement une base autre que le capitalisme aujourd’hui. L’important étant de ne pas prendre cet apport de manière idéologique mais pratique, rompant avec toute transcendance, c’est-à-dire rompant « […] un principe posé à la fois comme source de toute explication et comme réalité supérieure » [20].

C’est à partir du champ de l’immanence pour bâtir un polycommunisme différentiel que je terminerai lors du sixième article consacré à l’analyse de Nuit Debout ! l’étude des perspectives révolutionnaires.

Hervé Hubert

»» http://www.lairetiq.fr/Nuit-Debout-Un-acte-de-portee-politique-36

Notes

[1] V. I. Lénine, De l’État. Conférence faite à l’université Sverdlov le 11 juillet 1919, [en ligne] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1919/07/19190711.htm.

[2] Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, Éditions Sociales, 1981.

[3] Lénine, L’État et la Révolution, Août-septembre 1917, in Œuvres, Tome XXV, p. 418-419, Éditions Sociales, Paris — Éditions du Progrès, Moscou, 1970.

[4] Ibid., p. 420.

[5] Ibid., p. 419.

[6] Ibidem.

[7] Ibid., p. 419-420.

[8] Ibid., p. 417.

[9] Œuvres, op. cit., Tome XXXIII, pp. 293-294.

[10] Ce mot - abominablement - était en caractères gras dans l’édition des œuvres complètes de Lénine.

[11] « Plan d’un discours non prononcé au Xe Congrès des Soviets de Russie », Œuvres, tome XXXVI, p. 600 (publié pour la première fois le 27 septembre 1925, dans la Pravda n° 221).

[12] Jacques Lacan, L’Envers de la Psychanalyse, Séminaire XVII, Paris, Le Seuil, 1991, p. 237.

[13] Œuvres, op. cit., tome XXXII, p. 17.

[14] Lilly Marcou, Une enfance stalinienne, PUF, Paris, 1982, p. 192.

[15] L’Envers de la Psychanalyse, op. cit., p. 208, séance du 10 juin 1970.

[16] Joseph Staline, « Lénine est mort », in Textes, tome 1, introduction de Francis Cohen, Éditions Sociales, Coll. « Essentiel », Paris, 1983, p. 97.

[17] Ibidem.

[18] L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Séminaire XXIV, séance du 14 décembre 1976 (inédit).

[19] Edgar Morin, De la Nature de l’URSS, Fayard, Paris, 1983, p. 9.

[20] François Châtelet, Les années de démolition, Éditions Hallier, 1975, Paris, p. 263.


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Venezuela – Chronique d’une déstabilisation
Maurice LEMOINE
A la mort de Chávez, et afin de neutraliser définitivement la « révolution bolivarienne », les secteurs radicaux de l’opposition ont entrepris d’empêcher à n’importe quel prix son successeur Maduro, bien qu’élu démocratiquement, de consolider son pouvoir. Se référant de façon subliminale aux « révolutions de couleur », jouissant d’un fort appui international, ils ont lancé de violentes offensives de guérilla urbaine en 2014 et 2017 (45 et 125 morts), dont une partie importante des victimes, (…)
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« Il faut prendre à César tout ce qui ne lui appartient pas. »

Paul Eluard, Notes sur la poésie, GLM, 1936

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