Une caractéristique essentielle du phénomène Nuit Debout ! consiste en l’expression du refus d’un système politique. De même qu’en 1968 et pour l’instant la comparaison s’arrête là, il est exprimé autre chose que des revendications partielles. À partir de la signification de cet acte posé, et quelle que soit l’issue du mouvement Nuit Debout ! lui-même aujourd’hui ensommeillé, il est question de bâtir, c’est l’espoir que j’y trouve en tous les cas, une base politique autre que ce qui nous est présenté comme un système naturel et incontournable : parle-mentaire, néo-libéral ou capitaliste, de gauche ou de droite, peu importe le label ; comment « faire la belle » à ce système étant d’ailleurs tout le problème.
Je considère ce refus comme essentiel car la menace portée par le système du capitalisme devenu mafieux est gravissime pour l’humanité. Pour l’instant cette menace mortelle pour la planète et ses habitants ne provoque pas la mobilisation politique de masse qui serait attendue. Les mouvements restent faibles, partiels au regard de la seule pratique sociale qui compte et pourrait être décisive : l’expression d’un refus politique de masse à un niveau international et mondial. Dans ce cadre, la révolution numérique pourrait être un outil précieux, j’aurai l’occasion d’y revenir dans l’apport du concept de transfert social à la transformation révolutionnaire.
Nous sommes tués par les rapports sociaux de production imposés par ce système qui utilise le « Faux-Sphère », civilement et militairement. Que nous fait-il défaut pour vivre debout et non à genoux ou couché ? Quel est l’empêchement à réagir de façon massive ? Les réponses sont certainement multiples, à prendre à plusieurs niveaux et il serait ainsi très important de faire un travail collectif de formulation des questions, en suivant sur ce point aussi Marx qui indique clairement que les réponses sont dans les formulations des questions.
Au niveau d’une analyse du transfert social, il peut être dit avec évidence, et cela n’est pas une nouveauté en soi, qu’il y a une passivité sociale face aux désastres en cours. Cette passivité touche la vie quotidienne et notre vie tout court. Pourquoi nous laissons-nous tuer par l’air pollué, par l’eau empoisonnée de pesticides, par la nourriture cancérigène, par des conditions de travail également cancérigènes, stressantes, et parfois stupides dans leur finalité sociale ? Pourquoi acceptons-nous des valeurs hiérarchiques de type féodalo-capitaliste-machiste ? Pourquoi passons-nous autant de temps pour obtenir de l’argent sans avoir le temps de vivre des créations multiples, dans un collectif humain ayant une véritable fonction sociale ? Pourquoi les replis dits individualistes deviennent-ils si médiocrement le seul horizon dans les mentalités accidentées de l’Occident en voie de mondialisation ? Pourquoi accepter les appropriations de dominations arbitraires d’humains sur d’autres humains ? Pourquoi accepter les guerres capitalistes et leurs barbaries ? Pourquoi accepter une civilisation où la liberté humaine est réduite à celle de pouvoir acheter ? Pourquoi accepter l’OTAN, le TAFTA, le CETA, et un tas d’autres sigles, fonction des sigles que Viktor Klemperer dans sa magnifique étude LTI, La langue du IIIe Reich, avait noté avec la prise de pouvoir nazie ? Pourquoi accepter la bureaucratie et/ou la corruption comme mode de gouvernement d’État et d’institutions d’États ? Pourquoi accepter la destruction progressive de la planète Terre et le discours banalisé jusque dans sa connerie télévisée où une voix publicitaire nous annonce entre deux nouvelles concernant les robes de Kate Middleton ou bien le dernier transfert financier d’un joueur de foot : « Le crédit terre est entamé depuis le 8 août » ?
La passivité fonctionne d’abord du fait d’un sentiment d’impuissance à changer cette réalité sociale, ce transfert social. Cette réalité quotidienne consiste à vivre des rapports sociaux qui sont organisés par un pouvoir humain dont la base est le profit sur l’autre, profit scandaleux du propriétaire d’un droit arbitraire de posséder l’outil qui permet, par l’exploitation humaine, de produire une jouissance individuelle coupée radicalement du but primordial de répondre à des besoins sociaux, à une fonction sociale de vie et de reproduction de la vie du collectif humain. Le propriétaire capitaliste indique Marx mise sur « la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale » et voudrait nous duper en nous faisant croire à « une idylle entre le capital et le travail ».
Il est pourtant tout à fait possible de produire aujourd’hui une autre base de vie sociale et politique. Il est tout à fait possible avec les données économiques et scientifiques du XXIe siècle d’organiser démocratiquement le principe social de répondre aux besoins humains fondamentaux, de faire en sorte que chaque être humain ait accès à la santé, l’éducation, la culture, le logement, des loisirs créatifs et une responsabilité politique active dans le collectif, ce dernier point étant tout autant essentiel que les autres.
Le communisme, dans l’orientation que Marx donne à ce terme, est possible tout de suite aujourd’hui dans le monde du XXIe siècle ! Si nous faisons vivre massivement dans une pratique sociale non pas l’idée du communisme ou son hypothèse abstraite, son futur abstrait toujours à venir, mais le concret du communisme, alors la propagande du capitalisme ne fonctionnera plus. Pour faire Révolution, il s’agit de faire en sorte que les valeurs du capitalisme ne fonctionnent plus,dans les rapports sociaux de production, dans la vie quotidienne et cela ne peut se faire qu’à condition que des valeurs autres fonctionnent auparavant dans les rapports sociaux, des valeurs de jouissance autres, avec une force incomplète mais suffisante pour rompre enfin avec « la non satisfaction dans la non-reconnaissance » [1]. C’est avec cette donnée de l’immanence que se profile la base sociale et politique autre, différente d’une alternative, celle qui permet le développement de ce que j’ai nommé le poly-communisme différentiel a-capitaliste.
Dans le transfert social actuel en Occident fonctionne pour une majorité d’humains, les rapports de domination qui font de celui qui n’a pas d’argent, un déchet, déchet social, bon à mettre à la poubelle. Il y a d’ailleurs plusieurs types de poubelles pour les humains et il me paraîtrait intéressant d’étudier les différents modes de production de poubelles, si est considéré comme poubelle, un mode de déchéance sociale. Dans le rapport social produit par le capitalisme, il y a explicitement un transfert du type : un plus fait vivre une personne à condition qu’il y ait un moins pour une autre personne. Un plus fait vivre un groupe à condition qu’il y ait un moins pour un autre groupe. Ce mode de jouir particulier au capitalisme basé sur l’inégalité de moyens attribués est étroitement lié au concept de sous-homme. Généralement est oublié, refoulé ou bien rejeté, que pour obtenir ce plus à partir du moins il est tué quelque chose pour quelqu’un ou bien au pire est tuée une personne réelle. Ce mode de jouir particulier est la base des différentes formes de ségrégation sociale et provoque de la violence sociale.
C’est donc à cet endroit que dans le transfert social, consciemment ou inconsciemment, se faufile la question du meurtre individuel et de masse. Les deux guerres mondiales capitalistes du XXe siècle ont modifié de façon durable notre rapport au meurtre. Nous nous sommes habitués au meurtre, au fait de tuer et d’être tué et les médias étasuniens, transcendant l’American Way of Life, nous en abreuvent jusqu’à la lie dès l’enfance précoce par leurs dessins animés et autres jeux-vidéo. L’« Âme-ricane » Way of Life nous fabrique « une vie de tué » : nous vivons une vie où nous ne mourrons pas « naturellement » mais où nous sommes tués. Le philosophe et cinéaste Ivan Chaumeille rappelant l’apport de la pensée de François Châtelet à ce sujet, crie à la fin d’un écrit : « Que signifie tué (ici et maintenant ; Comment ? Pourquoi ?) » [2].
Nous sommes l’agent, l’effet, le produit d’un système qui dans les rapports sociaux nous fait consentir au fait d’avoir une vie de tué et je saisis mieux la maxime de Lacan indiquant que nous sommes atteints de débilité mentale. Face à ce qui nous tombe dessus, nous fabriquons des rapports de compréhension, d’explications de réciprocité ou d’harmonie possible, là où il n’y en a pas et où il ne peut y en avoir et là où il y a des rapports de savoirs à faire, nous ne voulons pas les voir ! Le déni et le « ne pas vouloir voir » sont certainement les mécanismes humains les plus forts pour nier consciemment et inconsciemment le « Tu peux savoir ! ».
La psychanalyse peut certainement nous aider à faire éveil. Elle peut aussi fabriquer l’inverse. Lacan a fustigé régulièrement les psychanalystes étasuniens qui poussent à ce que leurs ouailles sur le divin divan finissent par s’identifier à eux à coups de forçages lénifiants concernant la nécessité de s’adapter au porte-monnaie du psychanalyste. Il s’agit alors de s’adapter à cette fausse monnaie psychanalytique comme il convient de s’adapter socialement au style de l’American Way of Life, gage de liberté....
Mais cette pratique psychanalytique-là a fait bien pire. Le double neveu de Freud en personne, Edward Bernays, fondateur de la propagande capitaliste moderne, a bâti à partir d’un savoir issu de la psychanalyse sur la jouissance et les désirs humains, un ouvrage concernant le phénomène de manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions des sociétés démocratiques. Il a nommé cela le gouvernement invisible....
Son ouvrage Propaganda [3], qui inspira Goebbels, est toujours d’une actualité incroyable, inspirant les manipulations médiatiques politiques. Bernays y explique ce qu’il appelle « la fabrique du consentement » : comment imposer une nouvelle marque de lessive ? Comment faire élire un président ? Certains disent se réveiller groggy après consommation de plusieurs double scotchs ; nous sommes en revanche toujours inconsciemment groggy aujourd’hui avec un seul double-neveu de Freud ! Drogue à effet lentement prolongé et durable. Forme d’addiction où le produit est consommé dans la routine de la répétition et de l’habitude du fait même de l’excitation médiatique savamment entretenue qui l’impose.
Ce qui était confiné aux États-Unis s’est rapidement exporté et organise la négation forcée du « Tu peux savoir ! » dans ce qui est le plus souvent nommé démocratie libérale.
Cette négation forcée alimente la débilité mentale et l’abrutissement généralisés, deux termes sur les quels insiste d’ailleurs Lacan à la fin de son enseignement. Débiles et abrutis, voici l’effet de Propaganda !
Il s’agit donc d’avancer sur ce qui produit ce « capitalisme pourrissant » qui me paraît si bien définir comme signifiant l’état des rapports sociaux actuels en Occident. C’est sans doute les discours hideux des deux candidats à la présidence de la République des Etats-Anus d’Amérique [4], Donald Trump et Hillary Clinton, qui m’ont fait me souvenir de cette expression si juste employée par Lénine pour qualifier l’impérialisme américain : « capitalisme pourrissant » [5] !
Le capitalisme actuel est capitalisme pourrissant avec toutes les significations possibles de l’abject adjectif de pourrissant. Pour parer à l’évidence de l’image d’un monde pourrissant, le pouvoir capitaliste a promu des combats électoraux où sont gagnants de manière alternative, c’est-à-dire sans changement réel de politique, des dits faucons et des dites colombes. Jouant sur l’axe horizontal des différences dans le schéma du transfert social, des accents plus ou moins atténués, plus ou moins montants ou descendants, pseudo-libertaires ou réellement répressifs sont mis en scène dans une comédie qui se transforme en tragédie sous nos yeux de spectateurs impuissants d’une élection étasunienne caricaturale. Les forçages des négations de savoir qui nourrissent le gouvernement invisible produisent une décadence innommable : il ne s’agit plus avec cette élection du 9 novembre 2016, seulement de farce, de comédie ou de tragédie mais, quelle qu’en soit l’issue, d’effondrement de la dignité humaine à gouverner un État qui se veut Maître du Monde, Maître d’un système produisant des rapports sociaux ségrégatifs et poubellicitaires.
Il est souvent fait mention du charisme de Monsieur Obama. Je dirais plutôt qu’au bas mot, Monsieur Obama contribue au fascisme de la séduction. Ce fascisme de la séduction est un fascisme clairement exprimé par l’impétrant dans son rôle hollywoodien. Il convient indique-t-il d’intervenir dans la vie des États qui n’ont pas la même conception de la liberté que les States, et cette intervention autoritaire, désorganisation de la société civile ou bien militaire d’autres États est digne des propos déjà cités de Marx « la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale ». Le slogan publicitaire du Yes we can n’aura pas eu la valeur d’un French-Cancan [6].
Sous ces bévues humoristiques, il apparaît clairement que nous vivons un moment d’effondrement éthique dans l’Histoire et que ce qui apparaît comme agonie du système en cours est le plus dangereux depuis l’époque du nazisme. Il apparaît nécessaire pour envisager la construction sociale et politique aujourd’hui de questionner la forme-État et mettre au centre de la réflexion, la question du meurtre en tant qu’elle est produit des rapports sociaux de production.
La question du meurtre et des formes de ségrégation
Il ressort de ce qui a été étudié précédemment que la question du meurtre est une question essentielle à traiter, à penser, pour bâtir des rapports sociaux autres. Freud dans son travail sur la civilisation insiste sur le meurtre du Père de la horde primitive comme fondement. Châtelet sort de la mythologie œdipienne pour nous éclairer sur le fait mis en lumière par Freud : « À l’origine de la civilisation, on pourrait dire aussi bien du pouvoir, de l’activité politique, notait Totem et Tabou, il y a un meurtre, origine de l’alliance des meurtriers et de leur commun remords » [7]. Cela pousse à penser cette question du meurtre autrement : alliance transférentielle entre humains à partir du fait d’avoir tué une personne, pas obligatoirement un père, et notamment de ce qu’ils ont en commun, la faute. Shakespeare l’avait décrit avec génie et cela a nourri Freud... et surtout Marx. L’apport de Marx sur la question du meurtre est essentiel car il touche à la question du plus et du moins dans la production de la plus-value : telle est la signification du « travail mort » ou de l’utilisation des mots « fantôme » ou « vampire » dans Le Capital. Une phrase extraite du Capital explique en partie la vie de tué mise en évidence précédemment : « C’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail, du fait de sa transformation en automate, se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail » [8].
C’est ici une autre façon de prendre la question du meurtre : ce meurtre-là est rejeté du discours du capitaliste et la faute est évacuée, forclose. Il n’y a pas de remords dans ce transfert-là. Cet apport de Marx dans la circulation transférentielle de la valeur explique notre transfert social moderne et notamment le fait que la faute forclose revient dans le Réel des guerres impérialistes.
Peut-être se loge dans l’évocation de cet extrait du Capital, ce que j’ai décrit comme l’appel mélancolique fait à Marx par Lacan dans son séminaire Le moment de conclure en 1978 [9] ?
Je me contenterai ici de me servir d’un propos de Lacan à propos du nazisme dans son texte sur la formation des psychanalystes, le 9 Octobre 1967. L’absence de mise en question de l’Œdipe, du Père Idéal, du Père Mort , dans le milieu psychanalytique, indique Lacan, laisse dans l’ombre un phénomène qu’il nomme de façon très précise : « L’avènement corrélatif à l’universalisation du sujet procédant de la science, du phénomène fondamental dont le camp de concentration a montré l’éruption. Qui ne voit que le nazisme n’a eu ici que la valeur d’un réactif précurseur ? ». Puis Lacan associe sur la montée d’un monde organisé sur toutes les formes de ségrégation. Le nazisme aurait ainsi été le réactif précurseur d’un monde organisé sur toutes les formes de ségrégation et l’idéologie du Père Mort conjugué au discours de La science renvoie à ce que j’ai évoqué sur l’alliance des meurtriers et son impact dans le transfert social. L’idéologie du Père Mort pousse à la passion de l’ignorance. Cette conjonction nous empêche de voir les formes de ségrégation meurtrière : déni, louche refus [10].
Voici un point de vue révolutionnaire sur la question du transfert envers l’horreur nazie. L’idéologie du Père Mort, du Père Idéal, par son effet transférentiel, ne permet pas de voir le phénomène fondamental dont le mécanisme de la ségrégation nazie scientifique a été le précurseur.
C’est là un point pour saisir les points d’impact de l’impérialisme. C’est ce monde du capitalisme pourrissant bâti sur la non remise en question de l’idéologie du primat du Père Mort, des religions monothéistes occidentales, qui fait naître ce monde organisé sur toutes les formes de ségrégation. C’est ce capitalisme étasunien pourrissant qui utilise la ségrégation scientifique du meurtre de masse localisé avec l’aide de cette base théologique, qui peut être laïque, en la croyance du Père Idéal, du Père Mort qui permet de fermer le yeux sur le sacrifice du sang humain, favorisant ainsi via la force du mécanisme de négation le plus commun qu’est le déni, le sacrifice imposé aux autres peuples qui sont supposés ne pas se soumettre au diktat.
Les études historiques ont montré que le capitalisme a financé Hitler et l’idéologie nazie. Le capitalisme européen avait en commun avec Mein Kampf, le concept de sous-homme et l’idéologie de la colonisation. Il n’y a pas eu de combat étasunien contre l’Allemagne nazie jusqu’au moment où le fait d’être attaqué le 7 décembre 1941 sur son sol par l’aviation japonaise à Pearl Harbor rendait une non-intervention impossible dans ce qui deviendra alors la seconde guerre mondiale. Il y a eu également le facteur déterminant de la victoire de Stalingrad sur la barbarie nazie (janvier-février 1943) et la crainte pour le capitalisme mondial de voir l’Europe entière sous domination communiste.
Il y a fort à parier que si l’Armée Rouge n’avait pas vaincu de façon décisive ou poursuivi ses combats en Europe, la solution privilégiée aurait été l’utilisation localisée de l’arme atomique étasunienne contre un nazisme devenu totalement incontrôlable.
La ségrégation scientifique du meurtre localisé est ainsi l’orientation principale qui se dégage de l’impérialisme étasunien qui a pour point de départ l’holocauste du peuple amérindien et la ségrégation raciale. L’utilisation possible de la science a été un critère étasunien dans la sélection des scientifiques nazis dans leur extradition vers les USA à la fin de la seconde guerre mondiale et les bombardements inhumains de Nagasaki et Hiroshima procèdent de cette même logique de meurtre de masse localisé pour assurer le fascisme du Capital étasunien. L’agent orange au Viet-Nam est de la même fabrique et les traités commerciaux qui veulent être imposés au monde entier sont également bâtis sur la même logique, plus insidieuse, d’empoisonnement scientifiquement ségrégatif sur le principe de la sacro-sainte loi du profit financier.
Il convient de saisir ce point essentiel aujourd’hui qui est l’existence de l’impérialisme américain et qu’il a la possibilité de produire une forme de ségrégation scientifique du meurtre de masse localisé. Il produit, en s’appuyant sur une propagande déjà décrite, la destruction de ce qui unit les peuples dans le social par ses actions directes ou indirectes en ex-Yougoslavie, Irak, Libye, etc. Sur l’axe horizontal du transfert social, celui des différences dans le peuple, sa stratégie est d’intervenir pour attiser la haine dans les différences qu’elles soient ethniques, religieuses, de classe avec les résultats que l’on connait. Cela se conjugue à ce que Domenico Losurdo a appelé l’industrie du mensonge et la médiatisation de la guerre-spectacle, produits directs du double neveu de Freud [11]
Cette analyse permet de saisir ce qui oriente aujourd’hui cette énorme puissance médiatique et militaire et que cela distingue de façon claire, l’impérialisme américain des autres États capitalistes dans l’utilisation du transfert social. Il n’y a pas d’équivalence. Cette puissance forte qui s’appuie sur la croyance transcendantale, la manipulation médiatique et la corruption financière sont des facteurs importants dans le transfert vers une soumission passive. Cette tendance à la soumission a également été tributaire des effets de deux renversements contemporains de valeurs fondant le rapport au meurtre dans le collectif humain : les camps de concentration nazi, meurtres de masse basés sur la ségrégation raciale et politique et utilisant un versant scientifique d’une part, les bombardements atomiques de Nagasaki et Hiroshima d’autres part, actes qui ont été un franchissement dans l’utilisation meurtrière scientifique de masse, « comme sans raison ».
Mais bizarrement ce qui se transmet dans les médias européens est qu’il y a eu deux totalitarismes au XXe siècle : le nazisme et le communisme, deux leaders sanguinaires Hitler et Staline et qu’aujourd’hui le danger pour la planète étasuniennement et démocratiquement mondialisée dans la folie du Pentagone, est incarné par la Russie de Poutine et la Chine communiste.
Le faux concept de totalitarisme
Le concept de totalitarisme a été lancé en 1951 par Hannah Arendt The Origin of totalitarism et consiste en un parallèle systématique entre les phénomènes nazi et stalinien. « Cette analyse participe largement des perspectives libérales. Elle maintient une opposition essentiellement politique entre les démocraties occidentales et le “totalitarisme’’ » indiquent François Châtelet et Évelyne Pisier-Kouchner [12].
Cette opposition politique occulte l’analyse des effets de la politique du libéralisme, du capitalisme étasunien notamment. Comment expliquer cette cécité ? En 1951 au moment où Hannah Arendt retourne aux États-Unis pour faire une carrière universitaire et publier son ouvrage, le sinistre sénateur McCarthy est nommé président de la commission d’enquête sur les activité anti-américaines et fait régner un incessant climat de terreur et de délation. Les époux Rosenberg sont condamnés à mort pour espionnage...
Il convient cependant d’aller plus loin dans l’analyse. La base de la réflexion d’Arendt part de la notion de « masse atomisée ». Lacan a souligné, au moment où il développe son concept de pas-tout en 1972 comment Freud avait cru en l’imbécilité produite par Gustave Le Bon concernant l’entité des masses. Il n’y a pas d’entité des masses et j’ai insisté sur ce point dans le schéma du transfert social concernant le concept de trou. Hannah Arendt relie ce faux concept de masse à celui d’atome de la masse. François Châtelet et Evelyne Pisier-Kouchner reprennent le texte d’Arendt : « La domination totalitaire […] se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde… étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappés les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque... », de sorte que « le sujet idéal du règne totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu », mais bien cet homme désolé, cet homme moderne dont la condition se prépare dès la révolution industrielle... » [13]. Cette description ne concerne en rien la Russie tsariste ou bien l’URSS...
Au-delà de cette remarque, je soulignerai que Lacan donne dans le séminaire XXIV des clés pour sortir de ce faux concept de totalitarisme et ouvre une perspective nouvelle pour la psychanalyse sociale. « Tout indique, avec l’indice de soupçon que j’ai fait peser sur le tout, qu’en fait il n’y a de tout que criblé, et pièce à pièce. La seule chose qui compte, c’est qu’une pièce a ou non valeur d’échange. C’est la seule définition du tout. Une pièce vaut dans toutes circonstances, ceci veut dire, ceci ne veut dire que circonstance qualifiée comme toute pour valoir, homogénéité de valeur. Le tout n’est qu’une notion de valeur. Le tout, c’est ce qui vaut dans son genre, ce qui vaut dans son genre un autre de la même espèce d’unité » [14]. L’important, par rapport à la place de l’individu dans son rapport éventuel à un Tout, est que dans ce Tout qui ne peut être que criblé, troué, sans possibilité de faire masse donc, chaque individu en tant que pièce, a ou non valeur d’échange. C’est bien ce rapport du trou avec l’individu qui produit une valeur d’échange, et que Lacan insiste pour dire que le Tout n’est qu’une notion de valeur. Mais dans la contiguïté, Lacan indique que l’inconscient, l’une-bévue, « est ce qui s’échange malgré que ça ne vaille pas l’unité en question. Une autre unité est semblable à l’autre. Tout ce qui soutient la différence du même et de l’autre, c’est que le même soit le même matériellement. La notion de matière est fondamentale en ceci qu’elle fonde le même. Tout ce qui n’est pas fondé sur la matière est une escroquerie matériel-ne-ment » [15]. Il poursuit « la même valeur est l’introduction du mensonge, il y a échange, mais non matérialité même » [16]. Ce passage donne donc une orientation tout autre que celle produite par Hannah Arendt. C’est du côté de la valeur, de la valeur d’échange, de la valeur de jouissance liée à l’enseignement de Marx que Lacan situe le rapport au Tout. Bien loin d’Arendt donc.
Cet apport de Lacan renforce l’imposture du principe d’équivalence qui avait déjà été mise en évidence avec le schéma 5 (Le masque, la valeur, le trou) de ce travail. Si l’Église, l’Armée, l’État, le Parti occupent une même place sur l’axe vertical, ils n’ont pas la même fonction sociale et politique et ne sont pas équivalents, ni en position équivalente, contrairement à ce que laisse entendre Hannah Arendt.
Ce qui me paraît intéressant dans l’analyse de cette escroquerie conceptuelle durable est là encore l’impact fort du rapport favorisant l’ignorance et la duperie : l’impact de l’idéologie du Père Idéal, du Père Mort.
Présentée comme penseuse de l’immanence contre la transcendance, de la séparation de la sphère politique publique et de l’Église, sa conception de la liberté et de son Amor mundi doit beaucoup au christianisme. Véronique Albanel déconstruit ainsi Arendt penseure de l’immanence [17]. Le rapport à la politique est ainsi théologique. Dans sa recension du livre de Véronique Albanel, Minh Nguyen de l’Université d’Ottawa insiste sur le fait que le mot de miracle utilisé par Arendt pour qualifier les trois catégories pour instaurer une continuité en politique : le pardon, le pouvoir de commencer et la natalité, n’est pas une figure de style. La référence de pensée d’Hannah Arendt est du début jusqu’à la fin augustinienne.
En lisant la polémique entre Jules Monnerot et Hannah Arendt à propos de l’intitulé du travail du premier « Religion du communisme », j’avais noté la colère de la seconde qui qualifiait l’œuvre de Monnerot de blasphème ! Pour tout cela, je rejoindrai l’analyse de Domenico Losurdo considérant le concept de totalitarisme d’Hannah Arendt comme polysémique, fondé sur la théologie chrétienne, relevant d’un schématisme abstrait isolant des éléments de la réalité historique afin de faire une comparaison implicite entre le nazisme et le communisme au bénéfice des intellectuels de la guerre froide [18].
Sous le transcendantal et le mysticisme de l’Un fonctionne toujours la jouissance du propriétaire, la valeur de jouissance du propriétaire, indiquais je précédemment.
Cela n’est pas sans lien avec l’idéologie du Père Mort, ni avec ce que François Châtelet appelle la philosophie morte [19]. Les philosophies mortes de même que l’idéologie du Père Mort sont meurtrières ou servent le meurtre.
Il convenait d’établir ces repères avant d’étudier les perspectives révolutionnaires.
Hervé Hubert