Pinar Selek : Parce qu’ils sont arméniens

C’est un petit livre mais un grand texte, profondément humaniste, lucide et critique. Un livre de témoignage, écrit « avec les mots du cœur, en étant maître de sa parole », par une femme engagée qui a touché du doigt « les désastreuses séquelles présentes sur une terre mutilée par le génocide ». « Assise sur le banc des témoins », Pinar Selek ne sait pas « qui est juge ou procureur », mais elle prend la parole « devant l’obscur mécanisme de l’Histoire ».

Le livre commence par « Il était une fois », un conte inventé par Pinar Selek il y a bien des années et dont la signification allégorique est en surplomb de l’ouvrage : nous pouvons changer le comportement des hommes si nous nous exprimons « avec les mots du cœur, en étant maître de sa parole ». C’est pour Pinar Selek plus qu’une espérance ou une utopie. C’est une part du sens de sa vie, de ses engagements, de ses actions, de son œuvre.

Rédigé en 2014 et composé de 16 chapitres très courts, soit autant d’années qui séparent Pinar Selek de son arrestation et des tortures qu’elle a subies dans les prisons turques, Parce qu’ils sont arméniens est d’abord le récit des relations personnelles que la sociologue turque a entretenues avec ses amis arméniens, souvent très proches. Mais à travers cette narration autobiographique, le livre est aussi une réflexion critique sur l’effacement du génocide dans la société turque contemporaine.

Cet effacement est d’abord celui de l’enseignement et l’éducation. Dans les années 1980, au collège et lycée Notre-Dame-de-Sion d’Istanbul où la jeune Pinar Selek bénéficie d’un apprentissage du français, les enseignants « choisis parmi les Turcs les plus nationalistes » répètent les discours absurdes du régime militaire » : « Qui sont nos ennemis de l’intérieur ? », « Et ceux de l’étranger ? ». « Depuis le coup d’Etat, poursuit Pinar Selek, tous les démocrates avaient été déclarés communistes, tous les communistes arméniens, tous les Arméniens terroristes. D’après les livres que nous devions apprendre par cœur, ligne après ligne, le diable nommé « Arménien » était l’éternel ennemi du Turc ». Cet enseignement se fait en présence de plusieurs élèves arméniennes, celles que Pinar appelle ses « camarades muettes » et dont elle ne parvient pas à se faire des amies. Révoltée contre le régime – son père est emprisonné pendant deux ans –, contre les mensonges des manuels, Pinar Selek a fini par intérioriser la « résignation » de ses camarades arméniennes, et par oublier leurs noms. Et de s’interroger : « Quel est le prix de l’oubli ? Que devient-on lorsqu’on oublie ? ». Le livre de Pinar Selek se fait alors réflexion sur l’effacement de la question arménienne de la mémoire individuelle et collective, l’effacement comme produit d’un enseignement et d’une culture. Jusqu’au silence des écrivains, à l’exception des poètes arméniens. « Même les oiseaux peuvent avaler leur chant », écrit Pinar Selek.

Mais l’effacement est également social. Ainsi, souligne l’écrivaine, on appelle les femmes arméniennes « Madame » pour marquer leur origine étrangère, leur non appartenance à nation turque. Où l’utilisation de la langue étrangère dans l’acte de nomination, ici le français, est une exclusion sociale. Ainsi encore, l’espace urbain d’Istanbul et des villes turques, est-il blasonné par les noms des assassins : « Etre arménien en Turquie, c’était déambuler sans révolte sur des avenues baptisées des noms des gouvernants responsables du génocide. » Ailleurs Istanbul est campée, dans une saisissante poétique de la ville, comme une femme aimée devenue un temps « la tanière des « rebus de l’épée » », expression populaire désignant les arméniens. « Son ventre est marqué de cicatrice, ses doigts égratignés, sa chevelure au vent ». Mais la poésie et les images qui imprègnent fortement l’écriture de Pinar Selek, la singularité de son rythme que nous lisions déjà dans La maison du Bosphore, ne sont pas des ornements rhétoriques : ils révèlent toujours une vérité et sont indissociables de références historiques et de travaux scientifiques de ces dernières années sur le génocide arménien, et que Pinar Selek convoque règulièrement. Ainsi le rapport du 9ème Bureau de la République : « L’Anatolie doit être nettoyée des Arméniens. On peut les déplacer à Istanbul. Il sera alors possible de contrôler leur croissance démographique ». Contrôler aussi par l’impôt sur le patrimoine qui appauvrira les Arméniens au point de pousser nombre d’entre eux à quitter la Turquie. Perdus dans une ville de 15 millions d’habitants, les 60 000 Arméniens étaient voués à l’invisibilité. Car leurs conditions d’existence en Turquie ont longtemps été réduites à ce destin : « Devenir invisible pour être toléré, alors même que cette tolérance n’était pas garantie ».

L’effacement est enfin politique, y compris dans les milieux et les partis de gauche. Le livre est en effet puissant d’une sincérité vraie et d’une lucidité qui irriguent chaque page. Jusqu’à l’aveu de Pinar Selek d’avoir elle-même porté cette « cuirasse d’assurance » des familles stambouliotes de gauche qui conduit à ceci, et qui doit être médité : « Le refus de la stigmatisation raciale et l’internationalisme peuvent rendre insensible à la hiérarchisation ethnique dans le pays où l’on vit ». Au cœur de son livre Pinar Selek formule une question lancinante, qu’elle adresse aux militants de gauche : « Que le dictateur, les bureaucrates, les réactionnaires, les professeurs grotesques eussent tout fait pour les exclure, je le comprenais, mais comment les opposants, en lutte permanente pour la paix, la démocratie et la justice, emprisonnés, torturés, avaient-ils accepté l’invisibilité des Arméniens ? ». Au prétexte que les impérialistes attisaient la question arménienne, la gauche a refusé de la poser. La dénonciation lucide de Pinar Selek rencontre aujourd’hui d’autres questions où domine une semblable cécité idéologique.

Je n’évoquerai pas ici – il faut les lire - les plus beaux chapitres de ce livre qui sont consacrés aux amis intimes et aux personnages familiers, Madame Nayat, Nisan Amca , le pharmacien Agop ou l’ami et militant Hrant Dink, assassiné en 2007, arméniennes et arméniens qui ont accompagné la vie de l’adolescente et de la femme adulte aux mille combats. C’est d’abord pour ces Arméniens que Pinar Selek a écrit ce livre, une œuvre qui chérit leur mémoire, sauve les images du passé et à travers elles rend un hommage au peuple persécuté, à tous ses disparus et exilés.

Mais il faut retenir aussi que le livre de Pinar Selek a une portée qui dépasse la seule question du génocide arménien et des modalités politiques et sociales de son oblitération par les pouvoirs turcs, ces trente dernières années. Il n’a pas été écrit seulement à l’occasion du centenaire du génocide. Il est écrit pour tous les invisibles, d’hier et d’aujourd’hui. Et il n’est en rien un pamphlet comme on a pu le dire trop hâtivement. Tout au contraire, c’est un livre de réflexion, longuement mûri, où chaque mot a été pesé. Son objet véritable, à travers un exemple remarquable et terrible, est la condition des minorités dans les démocraties autoritaires, les processus complexes qui construisent leur « invisibilité » et plus généralement la part de responsabilité de tous les citoyens qui oublient, se taisent et contribuent ainsi aux mécanismes sociaux de l’oppression, de l’effacement ou de la négation.

L’actualité et la force de ce livre, c’est enfin de délivrer, ici et maintenant, dans la France des événements de janvier 2015, un message d’espoir et d’humanité, et une exigence d’engagement : « Rien n’est plus précieux que de lutter pour la justice ». Le livre de Pinar Selek ne laissera personne indemne. Et c’est pour cela qu’il y a une urgence à le lire.

Bibliographie :

Loin de chez moi…mais jusqu’où ?, Editions iXe, 2012.

- La maison du Bosphore, Liana Lévi, 2013

- Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante, Devenir homme en rampant, L’Harmattan, 2014. Préface de Jules Falquet en ligne ici.

Parce qu’ils sont arméniens. Traduit du turc par Ali Terzioglu. Liana Levi, 96p., 12€.

 http://blogs.mediapart.fr/blog/pascal-maillard/060215/pinar-selek-parce-qu-ils-sont-armeniens

COMMENTAIRES  

13/02/2015 12:00 par njama

Merci pour l’article
Ce livre certainement très intéressant à lire ne semble pas faire avancer la question historique sur ces événements. tragiques. L’histoire étant prise en otage par chaque protagoniste les arméniens de la diaspora et le gouvernement turc. Difficile d’envisager que cela pourrait évoluer tant qu’il subsistera une très grande rigidité des deux côtés. Quoique ce genre d’article permet d’ouvrir des débats en aparté de ces positions officielles psychorigides, turques ET "occidentales". Le Web pourra peut-être faire avancer les choses (?)
Si l’auteure Pinar Slek souligne une extrême difficulté pour les arméniens turcs de parler de la question arménienne l’historien Pierre Nora à l’inverse nous dit qu’ "Il est plus facile de débattre de la question arménienne à Istanbul qu’à Paris"
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mardi, 22 mai 2007
Le Parlement français est l’otage des groupes de pression arméniens

Dans une interview accordée au quotidien turc Zaman (édition du 12 mai 2006), l’historien français Pierre Nora a déploré que le Parlement français soit devenu "l’otage des groupes de pression arméniens", faisant ainsi référence à un projet de loi du Parti Socialiste (proche de la FRA-Dashnaksoutioun, extrême droite arménienne, mais étiquetée "socialiste") visant à sanctionner par une peine de prison et de lourdes amendes toute contestation publique de l’histoire officielle selon laquelle "la France reconnaît le génocide arménien". "Cette proposition de loi est un investissement électoral du Parti Socialiste pour s’attirer la sympathie des Arméniens" a-t-il dit.

Comme cela avait été le cas pour toutes les personnalités (ex. René Rémond, Bernard Lewis, Gilles Veinstein [physique ment agressé], Pierre Loti, Robert Mantran, ...) qui ont osé braver l’interdit et critiquer l’interventionnisme des nationalistes arméniens dans la politique française, l’interview de Pierre Nora s’est soldée par le lancement d’une vaste campagne de diffamation et d’intimidation contre l’imminent historien français de la part des organisations ultra-nationalistes arméniennes de France à travers leurs différents organes de propagande.
[...]
"Nous [les historiens] voulons le retrait de ces lois qui instaurent une histoire officielle et qui disent aux historiens ce qu’il faut enseigner et rechercher. La France est désormais abonnée à ce genre de loi. Ces lois qui restreignent la liberté des historiens sont indignes d’un pays libre. Celles-ci n’ont cours que dans les pays totalitaires où les politiciens dictent la vérité officielle" a-t-il affirmé.Pierre Nora a salué la liberté de parole en Turquie où des conférences sur la question arménienne sont organisées et où le gouvernement a proposé à l’Arménie de constituer une commission conjointe d’historiens. "Il est plus facile de débattre de la question arménienne à Istanbul qu’à Paris" a-t-il relevé."C’est une situation aberrante, risible" a-t-il conclu, pointant du doigt les contradictions d’un Parti Socialiste favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne mais n’hésitant pas à entraver le processus d’adhésion en faisant le jeu des groupes d’extrême-droite arméniens. [...]
http://turquie.20minutes-blogs.fr/archive/2007/05/21/le-parlement-fran%C3%A7ais-est-l-otage-des-groupes-de-pression-ar.html

13/02/2015 12:47 par njama

Je voudrais réagir également par rapport à Hrant Dink, journaliste et écrivain arménien de Turquie assassiné en 2007 cité dans l’article.
L’enquête n’a toujours pas déterminé qui seraient les commanditaires de cet assassinat, et ses propres déclarations laisseraient plutôt à douter d’une implication des nationalistes turcs... Hrant Drink n’avait pas que des amis parmi les arméniens.

Hrant Dink : « la loi interdisant la négation des génocides est une loi imbécile »
Propos recueillis par Jean-Michel Demetz et Nukte V. Ortaq, publié le 26/01/2006

« il n’est pas besoin de traîner les négationnistes devant les tribunaux. Ils méritent tout juste la pitié. »

« Il est immoral d’instrumentaliser une tragédie historique à des fins politiques. »
(Qu’ils soient grecs orthodoxes ou grecs arméniens, ou juifs ...)

« La proposition de loi française est un texte répressif que je place au même rang que la loi turque qui interdit de parler de »génocide« . Si elle était adoptée en France, j’irais chez vous la violer, en niant le génocide, tout en demandant pardon à mes ancêtres. Car ce texte est, comme l’article 301 du Code pénal turc, une loi imbécile. » .
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/hrant-dink-la-loi-interdisant-la-negation-des-genocides-est-une-loi-imbecile_479689.html#

ci dessous, reprise de citations d’un article dont le lien a disparu, publié sur le Collectif des Démocrates Arméniens d’Europe - CDAE -

Meurtre du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink : A qui profite le crime ?
Par Grégory & Hayaser

Hrant Dink était connu pour ses propos très critiques envers les groupuscules nationalistes et marginaux turcs et la position extrémistes des fanatiques de la diaspora arménienne en Europe.

En Octobre dernier il s’était vivement opposé à la loi de censure arménienne visant à rendre passible de peines de justice tout débat autour du génocide arménien.

Hrant Dink était devenu la cible des milieux nationalistes français suite à une conférence organisée à Paris où il avait ouvertement critiqué les positions haineuses et anti-turques de la diaspora arménienne et la volonté de censure et de bloquage d’un débat quelconque affichée par les organisations telles le CDCA ou la Dashnaksoutioun (parti social-nationalistes arménien disposant de bureau et une forte visibilité et influence dans les associations arménienne de France) à travers sa représentation en France.
[...]
Hrant Dink avait déclaré : « En effet on ne peut que constater la communauté d’esprit entre les projets turc et français visant à limiter la liberté d’expression. Si cette loi [NDLR : française] passe, j’irai moi-même en France et j’y déclarerai publiquement qu’il n’y a pas eu de génocide arménien », pour bien montrer son opposition à une proposition de loi de censure jugée « contre-productive ».

Suite à cette déclaration, les organisations nationalistes arméniennes de France étaient allés jusqu’à le nommer « traitre à la cause arménienne » et décrété « persona non grata » sur le sol français.

07/03/2015 16:04 par Arakel

@njama :
Ce livre que vous qualifiez de "sans doute très intéressant à lire", vous auriez bien fait de le lire.
Cela vous aurait peut-être, ce dont je doute, éclairé sur la condition des intellectuels et démocrates vivants en Turquie, mais plus certainement, ce que je comprends en lisant vos deux réponses, brulé les doigts.

Quand vous soutenez les propos hasardeux de Pierre Nora :
(au micro de Bernard Guetta le 12/10/2011 en direct sur France Inter)
"Pierre Nora a salué la liberté de parole en Turquie où des conférences sur la question arménienne sont organisées et où le gouvernement a proposé à l’Arménie de constituer une commission conjointe d’historiens."
"Il est plus facile de débattre de la question arménienne à Istanbul qu’à Paris"

Pierre Nora qui tout en s’avouant « ne pas être spécialiste », se permet de dire à cette même antenne :
"Que la Turquie fasse tout pour reconnaître éventuellement son passé, encore qu’historiquement, l’affaire est très, très compliquée, je n’en suis pas spécialiste. Mais elle n’est pas univoque". Puis : "Les Arméniens ont été à la fois les immenses victimes mais pas seulement les immenses victimes".

et venez nous parler ici de "liberté de parole en Turquie", vous vous discréditez complètement.

Vous dites également :
"l’historien français Pierre Nora a déploré que le Parlement français soit devenu "l’otage des groupes de pression arméniens"

Alors que la Turquie use et abuse de pressions économiques, diplomatiques, universitaires, juridiques et politiques contre la France et partout dans le monde dès qu’un débat s’ouvre sur la reconnaissance du génocide arménien.
Une nouvelle fois, de qui se moque-t-on ?
Est-il nécessaire d’en donner des exemples ?

Je vous invite à lire l’une des réponses qui a été faite à Monsieur Nora :
http://larchemag.fr/2011/11/14/179/genocide-armenien-le-derapage-historique-de-pierre-nora-i/

Maintenant sur votre deuxième réponse :
Alors que l’enquête progresse et que les preuves de l’implication d’une organisation criminelle ultranationaliste turque se revèlent.
http://www.rfi.fr/europe/20150120-turquie-commemoration-mort-hrant-dink-enquete-progresse-armenie-genocide-journaliste-assassine/
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2013/01/20/hrant-dink-six-ans-apres/

Vous osez déclarer que Hrant Dink aurait pu être assassiné par des arméniens !
Ces thèses diffusées sur les 2 sites ultranationalistes et racistes tetedeturc.com et armenologie.com, et que vous citez en entier sont d’une ignominie qui ne mérite même pas de réponse.

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