
Leader de l’industrie de la Défense, l’entreprise française Thales est omniprésente dans son secteur. L’appétit venant en mangeant, elle veut tout faire pour garder sa place de nº1. Mais Thales semble sur la défensive sur les marchés suite à des revers sur des appels d’offre internationaux. Depuis, elle s’est lancée dans une politique proactive de leadership tous azimuts devenue gênante.
L’esprit Thales ressemble à la façade de son siège social, dans la jungle de la Défense. Des biseaux, des reflets en biais, plusieurs facettes visibles en même temps et donc déroutantes. Déroutantes comme les méthodes de son PDG, le dynamique Patrice Caine, aux manettes de ce fleuron hexagonal depuis 2014. L’homme a tiré sur le manche pour poursuivre le redressement de l’entreprise engagé par ses deux prédécesseurs et développer une stratégie duale. Un travail qui a porté ses fruits, avec un zénith en 2016 et des commandes record. Thales a le vent en poupe, mais il y a quelques victimes dans le sillage.
Les portraits du big boss – que les internautes peuvent glaner sur le web – ressemblent eux aussi à cette façade de verre, au cœur du quartier d’affaires de la Défense. Lisses et éblouissants. En 2014, le journal La Tribune lui consacre un article flatteur titré en grand : "Thales : l’incroyable ascension de Patrice Caine". Plus récemment, en 2019, le même support de presse publiait un article élogieux, intitulé « Mais jusqu’où ira Thales ? ». Pourtant, Thales a un problème : en dépit des performances économiques, de la qualité des produits et de l’acquisition de Gemalto, l’entreprise n’occupe jamais le devant de la scène, au grand dam de Patrice Caine. A la pointe des technologies de défense dans de nombreux domaines, l’entreprise n’assume que rarement le leadership sur les programmes emblématiques, jusqu’à être reléguée comme simple « fournisseur » de sous-systèmes dans certains cas. Or, les produits Thales - radars, sonars, systèmes de combats... - représentent pourtant bien souvent la partie senseurs et « matière grise » des produits concernés, navires de guerre, avions de chasse ou chars de combat. Pour Patrice Caine, la place et le rôle de Thales ne correspondent pas à la juste valeur de ses produits.
Mais l’État, et probablement Dassault, les deux actionnaires de Thales, ne l’entendent pas de cette oreille. Pire encore, Thales serait le point de perdre de son influence auprès de certains ensembliers. Dans le domaine naval, Thales voit ainsi d’un très mauvais œil les velléités d’indépendance de Naval Group qui tente un mariage industriel avec l’un des leaders mondiaux du secteur, l’Italien Fincantieri. Un géant italien ayant déjà un pied en France puis qu’il est en train d’acquérir les Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire. Mais un partenaire italien qui amènerait aussi dans ses valises l’alter ego italien de Thales, Leonardo. Hors de question pour Thales de laisser un concurrent avoir ses entrées en France ou chez Naval Group.
2017 : âge d’or et toute-puissance
Les années 2010 ont été florissantes pour Thales. « En 2011, BAE Systems, EADS, Finmeccanica et Thales figurent parmi les 11 premières entreprises du secteur au niveau mondial pour les ventes d’armes », écrivait la revue Cairn en 2014. Dans les années 2015, Patrice Caine fait alors figure de super chef d’entreprise. Il rachète des pépites de la Silicon Valley californienne, avec par exemple Vormetric et Guavus, deux entreprises de pointe dans l’intelligence artificielle et la cyber sécurité. En 2016, Thales caracole en tête du classement des plus grosses entreprises dans le domaine de l’industrie de la Défense. Cette année-là, l’enveloppe consacrée par l’État français à la DGA (Direction générale des armées) plafonne à 10,8 milliards d’euros. Thales croque à lui tout seul 1,5 milliard d’euros, devant le CEA (énergie atomique) et DCNS (ancien nom de Naval Group). L’année suivante, 2017, est synonyme de jackpot avec un contrat de dix ans d’une valeur d’un milliard d’euros, avec le ministère de la Défense pour la SIMMAD (Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense). Thales est gourmand, et joue sur tous les tableaux : tout en possédant un pied chez ses principaux partenaires (il jouit d’un rôle direct dans le Rafale chez son actionnaire Dassault et d’un siège au conseil d’administration de Naval Group dont il possède 35% du capital), Thales n’hésite pas à frayer avec les adversaires de ceux-ci. Dans le domaine naval par exemple, Thales a récemment fait grise mine en perdant le contrat pour les chasseurs de mines belgo-néerlandais ; associé aux Chantiers de l’Atlantique, Thalès a perdu face à... Naval Group.
Thales ne se fait clairement pas que des amis, en particulier au sein de l’Etat, et l’entreprise a vu aussi passer sous son nez des partenariats entre grandes entreprises européennes, « Ni dans le rapprochement entre Naval Group et l’italien Fincantieri, ni dans le terrestre avec le groupe franco-allemand Nexter-Krauss Maffei au sein de KNDS » commente Jean Dominique Merchet dans l’Opinion.
Thales tente bien de se trouver une place au sein de ces grands ensembles, mais l’entreprise est rarement sur la photo du premier jour. Dans le cas du programme SCAF franco-allemand, en dépit des éléments de langage communiqués par Thales, l’entreprise a bien été écartée du leadership du programme. Un véritable camouflet de la part de l’État pour Thales, connaissant le rôle de l’entreprise sur le programme Rafale. Ajoutée a posteriori sur la liste des partenaires, l’entreprise de Patrice Caine a sans doute sollicité pour ce faire certaines des amitiés de son PDG, dont celle d’un certain Benoît Ribadeau-Dumas, peu connu du grand public et pourtant directeur de cabinet du Premier ministre français depuis le 15 mai 2017. Préalablement, son CV place ce monsieur Ribadeau-Dumas chez... Thales de 2005 à 2010. Chassez le lobbying par la porte, il reviendra par la fenêtre.
Dans son dernier rapport publié le 29 mars 2019, le site Lobbyfact.eu souligne l’activité incessante des lobbyistes pro-Thales, également au niveau européen. « Présent dans 56 pays et employant 61000 personnes, Thales est l’un des leaders mondiaux des systèmes d’information critiques pour la défense et la sécurité, l’espace, l’aérospatiale et les transports terrestres », note le site de lanceurs d’alerte, qui dénombre par exemple pas moins de 19 séances de négociations directes avec la Commission européenne. Décidemment, Thales est partout. Mais à vouloir en faire un peu trop, il se murmure en coulisses que Thales commence à agacer autorités françaises comme européennes.
Bernard LARIVAL