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In-justification première.

Travailler plus, pour gagner plus…

L’autre jour, à un souper d’amis, on me disait qu’il était normal et juste qu’un entrepreneur gagne plus qu’un simple employé. Sur le moment, je dois l’avouer, je ne sus répondre tellement la sentence avait l’air logique et correcte. Cependant, il y a quelque chose qui sonnait faux et qui allait engager chez moi, dès mon retour, une réflexion. Une réflexion d’autant plus importante qu’elle avait trait à une des justifications centrales de la politique des inégalités.

C’est vrai, il est normal et juste qu’une personne qui travaille plus pour la collectivité perçoive une reconnaissance qui soit au niveau de l’effort qu’elle a fourni. Le fait est que les formes de reconnaissance à l’intérieur de notre environnement socioéconomique actuel sont réduites le plus souvent à l’argent. En fait, on peut dire que le monopole de l’argent et des échanges monnayés sur les autres formes de reconnaissance – comme, par exemple, le remerciement, le regard empli de gratitude ou l’échange de service – a pris une importance considérable dans les relations humaines et sociales. Or, que l’argent soit le moyen générique qui a été choisi par l’humain pour ses échanges n’est pas un problème en soi. En revanche, cela serait une erreur de ne voir en l’argent qu’un moyen ou même une finalité, car il est surtout, en dernière analyse, un pouvoir. Un pouvoir de faire travailler l’autre pour moi. Dès lors, on comprend que le « gagner plus » n’est pas neutre socialement. Il fait référence à une certaine hiérarchie économique où il y a des dominants et des dominés quand bien même nous ne pouvons plus les identifier en tant que classe sociale. Alors que le pouvoir de l’argent bouge sans cesse faisant croire à une démocratie, le pouvoir des positions et l’idéologie des possédants au-dessus des moins-possédants restent identiques à eux-mêmes. Il faut absolument maintenir le consommateur dans la croyance en sa souveraineté pour effacer sa position d’employé subalterne, pour effacer sa domestication économique.

Par conséquent, le reproche que j’avais envie de faire à cette personne c’est que nul n’a demandé à l’entrepreneur ou à quiconque de travailler plus ! Certes, il en a le droit en tant que sujet libre, mais il ne peut pas, sur une motivation qui est tout de même la sienne, exiger de l’autre une reconnaissance qui, comme je l’ai expliqué, dépossèdera celui-ci d’un pouvoir qui devrait être partagé et collectif ; d’un pouvoir qui, s’il n’existait pas, pourrait être l’« organisation mutuelle des citoyens polyvalents et responsables ».

À ce stade de la réflexion, il n’est peut-être pas inutile d’inviter le lecteur à songer à ce qui est nécessaire pour l’homme à sa survie. C’est vrai : pourquoi devrions-nous travailler plus, alors que tout semble indiquer – que cela soit écologiquement (les ressources), socialement (le chômage) ou même subjectivement (le sens) – qu’il serait préférable, au contraire, que l’on travaille moins et que l’on dédie, par conséquent, plus de temps à l’organisation mutuelle ? De plus, avons-nous véritablement besoin de toutes ces choses ? N’y a-t-il pas dans cette frénésie de l’entrepreneuriat l’arrogance à peine déguisée de celui qui veut profiter des autres tout en les méprisant par le pouvoir qu’il s’autorise sur eux ? Ne faudrait-il pas que cela soit justement l’entrepreneur – qui n’a encore rien, mais qui va vers le « tout » – qui dirige son travail sur le sens profond de son engagement envers les autres et envers lui-même ?

Quant au « gagner plus », il fait sens, mais seulement à l’intérieur de notre propre enfermement économique et spirituel. De la même manière, je me demande : pourquoi faudrait-il que l’employé gagne moins, alors qu’il participe également à l’effort collectif ? Certes, l’entrepreneur, ou celui qui est devenu riche pourra toujours se défendre en évoquant son sacrifice passé et sa responsabilité présente. Mais a-t-il pris la peine de s’arrêter un moment dans son effort pour s’interroger sur le pourquoi de cette course ? Je ne suis pas en train de dire que son sacrifice ne sert à rien ; au contraire, je crois qu’il sert mais pas au bon endroit. Quant à la question de la responsabilité, cela pourrait véritablement être le thème d’un prochain article.

Finalement, une dernière question reste en suspend et c’est peut-être la plus importante : dans un monde qui promet chaque jour la pauvreté et l’exclusion, l’individu a-t-il vraiment la possibilité de ne pas se soumettre à la règle de la concurrence et de la marchandise ?

Luca V. B.

Doctorant en philosophie politique et sciences sociales

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COMMENTAIRES  

05/08/2015 02:20 par tsukuyomi

« on me disait qu’il était normal et juste qu’un entrepreneur gagne plus qu’un simple employé ».

Certainement pas. Est-ce que la rémunération se réduit à la simple fiche de paie ? C’est oublier le principe de base du capitalisme : la privatisation des moyens de production. L’entreprise appartient uniquement à l’entrepreneur et donc celui-ci est payé en espèce : son salaire, ainsi qu’en nature : son entreprise.

Si encore l’entreprise était partagée à part égale entre tous les travailleurs, celui qui travaille plus, gagne plus, ça pourrait encore se défendre. Mais je ne pense pas que vos amis pensait en toute sincérité au socialisme.

Une petite BD simple et efficace pour se représenter la chose :
http://www.autogestion.coop/spip.php?article82

En somme c’est le salarié qui paye on patron, c’est en travaillant que la salarié rembourse les traites du crédit de son patron pour qu’au final son patron soit entièrement propriétaire des moyens de production.

Il ne faut pas non plus oublier la nature du contrat de travail. En échange de la rémunération, l’employé est tenu d’effectuer un travail, et pas n’importe lequel, pas celui qu’il pense être le plus utile, non il fait le travail que son employeur lui ordonne de faire. C’est un contrat de subordination.

Donc pour résumé, l’employeur a un plus gros salaire, se fait rembourser les traites de son crédit par son salarié par l’intermédiaire de l’entreprise et possède une ou plus généralement plusieurs personnes à son service, devant exaucer les moindre de ses ordres.
Vu comme ça, je donnerais un plus gros salaire à l’employé.

05/08/2015 22:34 par Roger

On peut ajouter un argument de principe, même en restant dans le cadre économiciste :
Personne ne peut travailler 10 fois plus, être 10 fois plus compétent (qualifié, diplômé, efficace,expérimenté...et tout le tralala). Alors aucun travail ne peut valoir 10 fois plus qu’un autre, même ainsi réifié.
NB : le facteur 10 est pris ici par facilité et pour couper court à une "négociation" sur son niveau éventuellement acceptable. Le travail humain n’est pas commensurable, sauf par des conventions collectivement acceptées et en toute connaissance de son caractère non "essentiel" (pas par essence, mais par artifice).

06/08/2015 13:00 par M.T.

"l’employabilité" des gens c’est quand-même une terrible chose au vu des tous les abus qu’on connait.
Ce système "employeur- employés" est super infantilisant quand on y pense, un maître d’un côté et des travailleurs disciplinés de l’autre.
Je trouve très bien ces trop rares exemples encore où les gens sont co-gestionnaires, co-dirigeants de leur entreprise. Personne n’exploite personne, chacun apporte ce qu’il sait faire.
Et puis les revenus..... on les plafonne, et ainsi avec le temps on change les mentalités de course à l’argent.

08/08/2015 10:35 par Arthurin

Écrire un article sur ce thème sans parler de la propriété privée (lucrative), du rapport de subordination qui lie contractuellement l’employé à l’employeur, du fait que l’augmentation du temps de travail augmente mécaniquement la plus-value et de la baisse structurelle du taux de profit du système capitaliste, c’est pas neutre idéologiquement (ou synonyme d’importantes lacunes) ; prétendre qu’on ne peut distinguer la classe sociale des dominants, idem (à la louche tu prends les trois premiers déciles des patrimoines les plus importants, dont le premier possède la moitié du pays, et les deux autres la moitié de ce qui reste, et tu l’as la classe sociale).

le sens profond de son engagement envers les autres et envers lui-même

Là faut atterrir, l’objectif du système dans son ensemble (le « pourquoi de cette course ? ») est de faire du pognon au détriment des autres, tu parles s’ils ne l’ont pas réfléchit... et tu parles d’un engagement... merci bien, fallait pas :/

« organisation mutuelle des citoyens polyvalents et responsables »

Alors déjà il y a un pléonasme (des citoyens monovalents et irresponsables, vraiment ?) et l’organisation mutuelle ça s’appelle du communisme (cf. Lordon sur l’organisation commune du travail), on ne vous apprend pas à nommer un chat un chat en doctorat ?

Je suis globalement en accord avec les autres éléments de ta réflexion.

11/08/2015 09:41 par Autrement

Une autre idée intéressante de cet article (qui s’efforce d’aborder les problèmes par un autre angle, sans ignorer, me semble-t-il, l’analyse marxiste) est celle-ci :

Il faut absolument maintenir le consommateur dans la croyance en sa souveraineté pour effacer sa position d’employé subalterne, pour effacer sa domestication économique.

Le fait est que dans les mentalités, la politique de l’offre néolibérale a pour conséquence que le "client-roi" a l’illusion d’un libre choix ; en payant ce qu’il achète, il a l’impression de dominer la marchandise alors qu’il est dominé par elle. C’est un aspect important de l’aliénation, et je crois que les aspects subjectifs de la domination capitaliste sont aussi utiles à étudier que les mécanismes financiers et commerciaux eux-mêmes. Sans l’étude des différents aspects de cette aliénation (concept cardinal du marxisme humaniste, voir les travaux de Lucien Sève sur le sujet, par exemple [ICI>https://lectures.revues.org/9942] ), on ne peut pas comprendre les illusions et la passivité des sujets-citoyens par rapport au régime qui leur est imposé. C’est en effet tout le système marchand dérivé de la propriété privée qui est aussi à réexaminer, car c’est lui qui tient sous sa dépendance les relations humaines, et corrompt l’homme intérieur au point de faire de lui le robot pré-programmé pour commander ou pour se soumettre (voir aussi Brecht, dont on ne parle plus assez : "Homme pour homme"). On en est même au stade où c’est l’Etat tout entier avec ses représentants et ses fonctionnaires qui devient une machinerie auto-subordonnée (TAFTA).

Heureusement, ça résiste.

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