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Problèmes d’alimentation, causes, solutions...

Venezuela : Entre mesures d’urgence et construction de l’Etat (Chroniques d’en bas nº4)

Avec cette 4ème chronique, notre ami Romain Migus, journaliste français qui a longtemps exercé son métier au Venezuela où il se trouvait encore il y a quelques semaines aborde une question abondamment traitée par les médias mainstream : se nourrir au Venezuela.
Mais ce qu’il a vu n’est pas ce qu’on nous dit.
LGS

Samedi 16 juin 2018, 5h30 du matin, Caracas.
Le réveil me sort de mon lit. Pour une fois, je ne m’en plains pas. Je prends une douche éclair et j’avale un café. Puis je vais réveiller Paola qui grommelle une suite de motsque je devine être des insultes. Depuis mon arrivée, elle n’a pas cessé de m’inviter pour aller faire des footings, pour suer dans une salle de musculation ou pour nager en mer. Ce que, avec une élégance très churchilienne, j’ai toujours décliné avec mépris. Elle a aussi la seule chambre de l’appartement avec une télévision.

« Allez debout fainéante, tu voulais faire du sport. Nous y voilà. » lui dis-je en lui offrant un café et en branchant la télé sur une chaîne de sport où va commencer le match inaugural des bleus : France-Australie.
« C’est pas vraiment ma conception du sport, mais merci pour le café » me rétorque-t-elle en attrapant la tasse.
Avec le décalage horaire, le match de l’équipe de France commence à 6 heures du matin.

Passé l’hymne que je chante à tue-tête, la première mi-temps s’écoule tranquillement. Non sans un cri de peur, pour se dérouiller la voix, sur un arrêt de Lloris. 7h13 : Penalty. But de Griezmann. Goooooooool. Les murs de la maison tremblent sous le poids de ma voix. 7h36, but de Pogba. On doit entendre mes cris de joie de Catia à Palo Verde. 7h48 : fin du match, mission accomplie. La journée peut commencer.

Il est 8 heures quand résonne la sonnette.
« Ça, à coup sûr, c’est un voisin. Avec tes cris de sauvage tu as dû réveiller tout le monde, me dit Paola en me lançant un regard noir.

Assumant la fierté de tout un Peuple, je descends ouvrir. C’est Rosa, la voisine.
« Ooh, salut Romain. Je ne pensais pas tomber sur toi. Ça va ? Comme j’ai entendu du bruit dans votre appartement, j’ai décidé de commencer par vous. La caisse du Clap est arrivée ».
Rosa est membre du conseil communal de notre immeuble. Elle la responsable pour l’étage où se trouve notre appartement.

Il y a 10 ans, j’avais participé à la création du conseil communal dans une autre tour du même complexe immobilier. Elu comme responsable de la communication, j’avais pu constater les difficultés du lancement de cette nouvelle structure, conçue par le Comandante Chávez pour chambouler la géométrie du pouvoir vénézuélien. Une décennie après les balbutiements initiaux, force est de constater que les conseils communaux se sont institutionnalisés et ont trouvé leur place au sein de la nouvelle administration de l’Etat.

Hugo Chávez avait bien compris que la démocratie participative ne pouvait être qu’un concept et que son application pratique obligeait de transformer profondément les structures de l’Etat. De tâtonnements en expériences, des missions aux comités de quartier, la gestation des conseils communaux s’est faite lentement, au rythme de l’organisation populaire, pour devenir aujourd’hui le plus petit échelon administratif de l’Etat vénézuélien. Malgré les cris d’orfraie médiatiques, aucune carte de parti politique n’est demandée à ses membres, ce qui explique la présence de conseil communaux dans des portions de territoire largement acquises à l’opposition.

Mais revenons à Rosa, que j’invite à se joindre à nous pour boire un café.

« Entre Rosa, j’ai fait du café. Je t’aurais bien offert un rhum pour fêter la victoire de la France mais il est quand même un peu tôt. »
 Pour le café, ce n’est pas de refus » me dit-elle en s’installant dans la cuisine.
Je lui sers un guayoyo. Un café clair, comme il est coutume de le boire ici.
« Avec du sucre s’il te plait ».
Je m’exécute en lui demandant comment sont nés les fameux Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production (Clap).
« Les Clap ont été créés au cours de l’année 2016 pour trouver une solution d’urgence aux problèmes de pénuries et de contrebande des produits alimentaires importés par l’Etat (1) . On s’est vite rendu compte que les réseaux parasitaires de la distribution privée déviaient systématiquement les produits vers la Colombie ou le Brésil. Donc, avec l’aide du gouvernement, on a pris les choses en main, m’explique Rosa.
 Et comment ça fonctionne en pratique ?
« Je suis la responsable pour l’étage du conseil communal, me répond ma voisine, et on m’a assigné la direction du Clap. Tu n’es pas obligé d’être membre d’un conseil communal pour monter un Clap. Tu peux l’organiser en dehors de toutes autres structures institutionnelles. Moi, j’ai les 17 familles de l’étage sous ma responsabilité. Une fois par mois, on nous appelle lorsque les caisses sont prêtes. J’avance l’argent et on s’organise pour aller les chercher, puis on les entrepose chez moi. Les voisins me font ensuite un virement et ils peuvent emporter leur caisse d’aliments non périssable ».

Je me fais l’avocat du diable : « Les médias internationaux accusent les Clap d’instrumentaliser la faim des Vénézuéliens à des fins électorales ».

Rosa sentait venir l’accusation : « C’est une vaste connerie. La plupart des voisins de l’étage sont des opposants au gouvernement bolivarien. Et pourtant, ils reçoivent leur caisse d’aliments subventionnés par l’Etat. Pas sûr que celle-ci suffise à acheter leur vote, comme le prétendent les politiciens de l’opposition. Par contre heureusement que nous avons le Clap, car sinon la vie serait bien dure pour tout le monde ».

Paola acquiesce, tout en retournant les arepas qu’elle prépare pour le petit déjeuner (2) : « Moi, s’il n’y avait pas le Clap, je ne sait pas comment je ferais. Mon salaire ne me permettrait pas d’acheter tous ces aliments dans un supermarché. Je reçois même, comme tous les fonctionnaires, une deuxième caisse Clap par mon travail ».

Je demande à Rosa combien coûte la caisse.
 23.000 bolivars. Si tu vas dans un supermarché aujourd’hui, c’est le prix d’un citron. Dans un mois, ça sera surement le prix d’un demi-citron. Et si tu dois acheter les aliments qu’il y a dans la caisse ça te couterait presque 20 millions de bolivars !!! C’est notre raison d’être : les Clap ont été conçu pour protéger le Peuple de la manipulation du taux de change, et de la hausse des prix.

 Bon, et bien et bien on va te régler la caisse du Clap » lui dis-je en pianotant l’adresse web du Banco del Tesoro sur mon ordinateur.
Le virement effectué et le café terminé, je vais chercher le carton dans l’appartement de Rosa situé en face du mien.
« Allez, bonne journée Romain. Merci pour le café. Il faut que j’aille voir les autres voisins » me dit Rosa, en me claquant une bise sonore.

Sur la table de la cuisine, s’entassent les 17 kilos de produits non périssables qui forment le panier de la ménagère : du riz, des pâtes, du thon en boite, de la farine de maïs, de la farine de blé, des haricots noirs, des lentilles, de l’huile, du lait en poudre, et aussi du ketchup et de la mayonnaise.

La caisse du Clap apportée par Rosa
Les aliments sont importés par l’Etat. Ce qui paraît une formalité ne l’est pas. En raison du blocus financier imposé par les Etats-Unis, plusieurs paiements de l’Etat vénézuélien sont régulièrement refusés par les banques européennes et étatsuniennes. L’achat d’aliments pour les Clap relève souvent du parcours du combattant.

Quelques jours après notre rencontre avec Rosa, l’Union Européenne décrétera un ensemble de sanctions contre Freddy Bernal, le responsable national du système Clap, et lui a notamment interdit de fouler le sol des pays de l’UE (3) . Motif invoqué : « Responsable d’avoir porté atteinte à la démocratie par la manipulation, à des fins électorales, de la distribution de colis alimentaires ». Il ne faut désormais plus dire « salaud », mais « cynique comme un dirigeant européen ».

Si aujourd’hui la distribution d’aliments à prix régulé permet à une majorité de Vénézuéliens de pouvoir manger, elle n’en reste pas moins une mesure conjoncturelle qui ne résout pas le problème de la spéculation contre la monnaie nationale. En revanche, ce système de distribution publique, reposant sur l’organisation populaire, sera surement amené à jouer un rôle important dans l’économie du Venezuela de demain.

Depuis l’avènement de la Révolution bolivarienne, le gouvernement a sans cesse été obligé de repenser le modèle de construction de l’Etat vénézuélien. La situation économique actuelle est un accélérateur. Les contradictions sont au grand jour, et les résoudre est une question de vie ou de mort. Tout comme pour l’institutionnalisation des Conseils Communaux, pour la création –non sans heurts- des Communes socialistes, ou pour la mise en place de ce réseau de distribution participatif, l’Etat vénézuélien a du réorganiser son système de prestations sociales.

Il y a quelques années, les subventions octroyées par le gouvernement s’appliquaient à tous les citoyens sans aucune restriction de revenus, comme c’était le cas pour les aliments au sein des supermarchés d’Etat ou pour l’essence. Désormais l’Etat opte pour un modèle individualisé d’aides sociales qui tient compte du revenu des familles, à travers un mécanisme appelé le carnet de la Patrie.

L’odeur du café se mêle désormais à celle des arepas. Paola les retire du budare, la plaque d’argile sur laquelle elles cuisaient lentement. Elle les beurre, ressert du café et s’assied en face de moi.

« Paola, tu as le carnet de la patrie ?
 Oui, bien sûr.
 Et comment l’as-tu obtenu ? Qu’est-ce que l’on t’a demandé pour l’avoir ?
 Ma carte d’identité. Et quelques informations complémentaires.
 Comme ta carte du Parti ? »
Je connais la réponse mais cette petite pique sarcastique ne manquera pas de faire réagir la cousine.
« Certainement pas, me réplique-t-elle d’un ton sec. Je n’ai pas de carte de Parti. Je ne milite dans aucun parti politique. On m’a juste demandé mon adresse, si mon appartement est loué ou si je suis propriétaire. Si je suis marié, célibataire, ou en couple, si j’ai des enfants, et combien j’en ai. Si j’ai un emploi et dans quelle fourchette de salaire je me trouve. C’est tout.
 C’est pas grand chose par rapport à ce que je déclare moi à la CAF (4) ou à la CPAM (5) . Sans parler des impôts.
 C’est quoi la CAF ? me demande Paola.
 J’t’expliquerai plus tard. Et en quoi ça consiste ce carnet de la Patrie ?
 Et bien, régulièrement, le gouvernement, en fonction de nos ressources, nous fait parvenir des bonos, c’est à dire soit des programmes d’appoint salarial, soit des allocations, en fonction de la composition de ton foyer et du revenu de la famille. Il y a aussi des aides par branches de métier, comme pour les instituteurs ou les policiers par exemple.

Le carnet de la Patrie de Paola
 C’est un système centralisé de prestations sociales, en somme.
 C’est ça, me répond Paola. Avec le carnet de la Patrie, l’Etat protège avant tout les familles qui en ont vraiment besoin. Mais ce n’est pas seulement de l’argent. Le carnet sert aussi pour l’obtention d’une bourse d’étude ou pour un logement social. Par ailleurs, ma mère et ta belle-mère… »
Je la coupe : « Que Dieu bénisse cette jolie sorcière ! »
Paola rigole et continue de m’expliquer : « Et bien, elles obtiennent des médicaments pour l’hypertension. Grâce au carnet de la Patrie, elles reçoivent une attention personnalisée. Et quand tu sais combien c’est dur de trouver des médicaments en ce moment, ce n’est pas négligeable. Après, ça demande à être perfectionné parce que c’est encore irrégulier ».
Je consens pleinement : « Oui, construire un Etat n’est pas chose facile. Mais pourquoi ce carnet est-il l’objet de tant de critiques. Les médias sont déchaînés et disent que c’est un instrument de contrôle social et électoral… »

La cousine lève les yeux au ciel : « Écoute, il y a 16.595.140 Vénézuéliens et Vénézuéliennes qui ont un carnet de la Patrie, et aux dernières élections présidentielles du mois dernier, Nicolas Maduro n’a obtenu que 6.248.864 voix. Donc, soit, le prétendu « contrôle électoral » ne marche pas, soit l’opposition et les médias racontent n’importe quoi. En revanche, ce qui est vrai c’est que l’opposition veut supprimer ce système de prestations. La plupart des gens ne sont pas dupes. Mais laisse-moi te poser une question à mon tour : vous n’avez pas ce genre d’aide en France ?
 Si, si, bien sûr. C’est la CAF, la Caja de subsidios familiares, qui s’occupe de ça. Tu as des aides pour le logement, pour la famille, pour l’emploi, ou si tu es en situation d’exclusion sociale.
 Combien de personnes reçoivent ces aides de l’Etat ?
 Environ la moitié des français. A peu prés 30 millions de personnes (6) .
 Et combien d’entre eux ont voté pour Macron ?
Ah, ah, je la vois venir avec ses arguments.
« Ce n’est pas vraiment la même chose, lui dis-je. Macron vient juste de déclarer, il y a trois jours, que ces aides coutaient “un pognon de dingue”. Il veut même en supprimer ».

Très contente d’elle, elle me glisse : « Si, si. C’est la même chose. Ça montre qu’il y a aussi des français qui reçoivent des aides sociales et qui votent pour ceux qui veulent les supprimer. C’est intéressant. Pourquoi les médias acceptent cette réalité chez vous mais pas lorsqu’il s’agit du Venezuela ? »
Bonne question.

Romain MIGUS

Prochain épisode : Vendredi soir à Caracas.

Notes  :
(1) Voir Romain Migus, “Chroniques d’en bas nº2 : 2016-2017, le calme après la tempête”, Le Grand Soir, https://www.legrandsoir.info/2016-et-2017-le-calme-apres-la-tempete-chronique-no-2.html
(2) Galette de farine de maïs, plat traditionnel vénézuélien.
(3) “Décision (PESC) 2018/901 du Conseil Européen du 25 juin 2018 modifiant la décision (PESC) 2017/2074 concernant des mesures restrictives en raison de la situation au Venezuela”. Disponible sur https://finances.belgium.be/sites/default/files/20180625%20-%20decision%202018-901_0.pdf
(4) Caisse d´allocations familiales
(5) Caisse primaire d´assurance maladie.
(6) A notre retour, la CAF publiera les chiffres officiels pour L4année 2017. 31,6 millions de personnes recoivent des prestations sociales en France. Voir http://www.caf.fr/sites/default/files/cnaf/Documents/Dser/essentiel/essentiel%20-%20Prestations%20légales%202017.pdf

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Depuis 1974 en France, à l’époque du serpent monétaire européen, l’État - et c’est pareil dans les autres pays européens - s’est interdit à lui-même d’emprunter auprès de sa banque centrale et il s’est donc lui-même privé de la création monétaire. Donc, l’État (c’est-à -dire nous tous !) s’oblige à emprunter auprès d’acteurs privés, à qui il doit donc payer des intérêts, et cela rend évidemment tout beaucoup plus cher.

On ne l’a dit pas clairement : on a dit qu’il y avait désormais interdiction d’emprunter à la Banque centrale, ce qui n’est pas honnête, pas clair, et ne permet pas aux gens de comprendre. Si l’article 104, disait « Les États ne peuvent plus créer la monnaie, maintenant ils doivent l’emprunter auprès des acteurs privés en leur payant un intérêt ruineux qui rend tous les investissements publics hors de prix mais qui fait aussi le grand bonheur des riches rentiers », il y aurait eu une révolution.

Ce hold-up scandaleux coûte à la France environ 80 milliards par an et nous ruine année après année. Ce sujet devrait être au coeur de tout. Au lieu de cela, personne n’en parle.

Etienne Chouard

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