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Lettre de la mère de Carlo Giuliani

Carlo Giuliani, 23 ans, est mort dans les rues de sa ville, Gênes, où il manifestait contre le G8 et le capitalisme mondial. C’était le 20 juillet 2001. Il a été touché en pleine tête par un carabiniere. Achevant leur besogne meurtrière, les policiers l’ont ensuite écrasé avec leur voiture.


Te rendre compte que ton fils ne reviendra plus. Ce n’est pas facile.

Même après le bouleversement, le vacarme des premiers temps, quand tu te retrouves seule à la maison, tu continues à attendre : tu attends son pas sur l’escalier, sa façon bien à lui d’ouvrir la porte, son "salut !"

Quand tu commences à comprendre que tu voudrais seulement te cacher, dans l’obscurité, dans le silence.

Et pleurer.

Je n’ai pas pu pleurer toutes mes larmes pour mon fils, pour sa jeune vie, le futur écrasé sur l’asphalte d’une place : il y avait sa soeur et il y avait les autres, tous les autres fils et filles qui venaient chercher un réconfort, les yeux gonflés, la bouche pleine de rage, la tête pleine de questions. Comme si je n’en avais pas eu assez des miennes.

C’est comme cela que j’ai commencé à chercher des témoignages, des photos, des films, à regarder et re-regarder des milliers de fois la même scène. Je me souviens de la première fois où quelqu’un m’a dit : "C’est étrange, un jeune conscrit, effrayé… et pourtant la main empoigne le pistolet, bien tendue, décidée, oblique, comme le fait quelqu’un qui s’y entend, un tueur". Plus je me documentais et plus s’allongeait la liste de mes "pourquoi".

Pourquoi ce cortège avait-il été chargé sans préavis, sans raison apparente, tandis qu’il s’acheminait le long d’un parcours autorisé ? Pourquoi, quelques instants auparavant, n’avait-on pas arrêté les délinquants vêtus de noir qui cassaient et incendiaient ?

Pourquoi avait-on permis que des délinquants en uniformes s’acharnent en groupe sur des personnes isolées sans armes, déjà blessées, déjà à terre ? Qui avait ordonné, après trois heures de charges, de lacrymogènes, de bastonnades, ce bref assaut latéral ?

Pourquoi cette camionnette s’est-elle arrêtée au milieu du carrefour, contre la poubelle ?

Qui a cassé la vitre arrière ? Il y a un pied qui shoote dans les derniers morceaux et jette par terre l’extincteur qui avait déjà été lancé une première fois et s’était arrêté, inoffensif, en équilibre sur la roue de secours. Pourquoi ? Pourquoi la police qui gardait la rue adjacente avec des moyens importants n’est-elle pas intervenue ?

Pourquoi le chauffeur est-il reparti, à toute vitesse, en marche arrière alors que les coups de feu avaient fait désormais disparaître les derniers manifestants ? Pourquoi n’a-t-on même pas tenté de porter secours à Carlo ? Et encore : qu’est-il arrivé ensuite ?

Il y a deux photos qui se suivent qui montrent Carlo étendu par terre, entouré de forces en uniforme : dans la seconde, on voit clairement, là tout prêt, un caillou plein de sang ; dans la première, le caillou n’y est pas. Et Carlo a une blessure profonde au front.

Dans une photo prise aux urgences, à son arrivée, le jeune "carabinier" a la tête pleine de sang, rouge, vif : plus de deux heures se sont écoulées… Je pourrais remplir des pages et des pages de notes, de doutes, d’interrogations. "A toutes ces questions", pensais-je, "l’enquête répondra".

L’avant et l’après n’intéressaient pas le Ministère Public : il a confié l’enquête aux CC [le corps des carabiniers](les carabiniers ? Mais celui qui dit avoir tiré n’appartient- il pas au corps des carabiniers ?), il a formulé à ses experts des demandes précises sur la distance entre Carlo et le "defender" [la camionnette blindée] au moment du tir, sur la trajectoire du projectile, sur le pistolet utilisé. Il n’a même pas voulu voir les autres armes présentes, pourtant nombreuses et visibles dans le film. Il n’a pas de doutes, le Ministère Public.

La reconstitution effectuée, place Alimonda, au printemps dernier, a eu pour but de répondre aux demandes exprimées et pas à d’autres : personne n’a voulu savoir, par exemple, quelle était la position des occupants de la camionnette, de quelle manière étaient agencés ces bras, jambes, têtes qui apparaissent sur les photos et rendent les déclarations des carabiniers improbables ; personne n’a voulu vérifier le champ de vision du chauffeur (qui a entendu crier ses collègues mais n’a pas entendu les coups de feu "parce que j’avais le masque").

Les experts choisis par le Ministère Public, eux non plus, n’ont pas de doute : l’un d’eux, des mois avant d’accepter la charge, avait déjà exprimé publiquement - dans un éditorial de la revue "Tac armi"- son opinion personnelle selon laquelle il se serait agi d’un cas de légitime défense. D’autre part, la même certitude avait été exprimée, avec un piètre respect pour le travail des magistrats, le soir-même du 20 juillet par le vice-président du Conseil, Fini, et, en différentes occasions, par le Procureur en Chef de la République de l’époque, imité, dès son installation, par le collègue qui l’a remplacé.

Un autre expert, quand on apprend la nouvelle du coup de pied qui aurait dévié le projectile, répond ironiquement à la demande d’un journaliste, que lui et ses collègues passeraient à la postérité grâce à cette reconstitution… Bon sang ! On avait fait des essais : on avait disposé un pistolet plus ou moins à cette hauteur-là , on avait attaché un caillou à un fil et un carton représentait la victime. On avait déplacé la pierre et le carton jusqu’à ce que l’on obtienne le résultat voulu. Ou plutôt : le carton n’est pas mort, il est, tout au plus, blessé par frottement, à la hauteur de l’estomac, semble-t-il ; mais peu importe : on a réussi à démontrer qu’un caillou peut dévier un projectile.

Peu importe que cela, on ne le voie sur aucun film, peu importe que l’examen recoupé des films et des photos montre que le sale coup de pied atterrit sur le toit du "defender" un instant avant le coup de feu. Auparavant, on avait tenté la même expérience avec l’extincteur, en le réduisant à l’état de passoire de telle manière qu’il ne sera désormais plus possible de le reconnaître ou de l’identifier comme ce qu’un gradé scrupuleux des CC (corps des carabiniers) emmène avec lui tandis que les camionnettes passent devant l’église, quelques instants auparavant…

Des mois et des mois de travail attentif de la part des nôtres et, petit à petit, même les experts du Ministère Public s’approchent des mêmes résultats en ce qui concerne la distance entre Carlo et le pistolet. Pas en ce qui concerne le trajectoire : le carabinier a tiré en l’air, ils en sont certains au-delà de toute démonstration précise et documentée qui dément cette thèse. Bon sang, il y a le trou laissé par le second projectile (celui-là non plus, jamais recherché) sur l’église du "Rimedio", découvert même par l’un d’eux, le jour où l’on a ramené le "defender" sur la place : le trou se situe au-delà de la grille, après un arbre, sur le mur, à plus de cinq mètres de hauteur.

Mais, au fait, si on trace une ligne d’ici à là , du "defender", avec les trois à bord, jusqu’à l’église - observent les nôtres - dans le première partie de son trajet, ce second projectile aurait pu rencontrer un autre visage, une autre personne, une autre vie. Un tir croisé, de droite à gauche et puis de gauche à droite tandis que le bras, naturellement, se soulève un petit peu. Il suffit d’essayer. Mais personne ne demande qu’on le fasse.

Il n’a pas de doutes, le Ministère Public, tellement pas, qu’il écrit dans la proposition d’archivage que les données, même si l’on s’en est scrupuleusement assuré, ne sont pas après tout si importantes : sur cette place, il y avait un jeune carabinier effrayé qui a tiré parce qu’il s’est senti en danger de mort. Dans la salle du septième étage du Tribunal de Gênes, la semaine dernière, les avocats de la défense ne se sont même pas souciés de contester les précisions pointilleuses des nôtres : ils ont repris intégralement la thèse du Ministère Public en ajoutant cette chose terrible, cet "usage légitime des armes" au cours d’une manifestation de rue qui devrait faire trembler le pouls de toute personne responsable et indigner tout démocrate.

Une nouvelle insulte à notre Constitution.

Parce qu’il est vrai que si nous remontons à quelques vingt années et plus en arrière, des gens comme Carlo, on en trouve tant, qu’on a peut-être touchés dans le dos ou à la nuque. Il suffit de lire "In ordine pubblico", un précieux petit livre que nous devons à la passion et aux soins de Paola Staccioli et au Comité Walter Rossi, en vente ces jours-ci. Il suffit de parcourir la liste qui se trouve au paragraphe "per non dimenticarli", sur le site www.piazzacarlogiuliani.org. Il est vrai que ces homicides sont restés impunis, qu’on les a laissé couler dans un océan de mensonges, de faux témoignages, de refoulements et d’"omertà ".

Laissés sans responsables, "archivés", comme l’écrit Antonella Marrone sur l’"Unità " de dimanche dernier. C’est vrai. Légitimer a priori l’utilisation des armes lors d’une manifestation, des armes aux mains de délinquants comme ceux que nous avons vu à l’oeuvre ici, à Gênes, le jour suivant aussi sur la place Kennedy, sur le corso Italia, à la Diaz, ce serait aujourd’hui d’une gravité inouïe. Ma fille a trouvé sur Indymedia une affiche : elle représente Rachel Corrie et Carlo qui se tiennent par la main.

En dessous, il y a écrit : "Ils sont VIVANTS parmi nous !" Rachel enterrée par un bulldozer parce qu’elle tentait de défendre une pauvre maison palestinienne ; Rachel qui était venue des Etats-Unis, comme ses compagnons d’autres pays, tous armés d’un irrésistible sens de justice…

On ne peut pas envier une mère qui survit à son fils.

Et pourtant, j’envie ces mères qui, de leur fils, ne se rappellent que la vie.

Moi, le mien, je l’ai vu mourir une infinité de fois. Je m’accroche encore à une dernière espérance, fragile : celle de ne pas le voir mourir une fois de plus, enterré par un archivage.

La maman de Carlo.
Haidi Giuliani

Traduit par mcr
07.05.2003
Collectif Bellaciao
http://www.bellaciao.org


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