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Le triptyque de juillet : Armstrong, le dopage, le Tour de France

Jean-Pierre de Mondenard. La grande imposture. Entretien avec David Garcia. Hugo et Cie, Paris, 2009.
Jean-Emmanuel Ducoin. Lance Armstrong, l’abus ! Michel de Maule, Paris, 2009.

Deux ouvrages sans concessions consacrés à Lance Armstrong, au dopage, au Tour de France, le triptyque de juillet. Jean-Pierre de Mondenard est médecin, spécialiste du dopage et grand amateur de vélo à titre personnel. David Garcia est l’auteur de La face cachée de L’Équipe. Jean-Emmanuel Ducoin est rédacteur en chef à L’Humanité. Le premier livre est plus technique, l’autre plus politique, mais les deux arrivent aux mêmes conclusions.

Le dopage ne date pas d’hier : il est consubstantiel au cyclisme de compétition. Dès 1880, morphine, cocaïne et strychnine entrent en jeu. En parallèle à des boissons alcoolisées créées pour les sportifs eux-mêmes (L’Élixir de vitesse, le Vélo Guignolet). Pourquoi si tôt ? Simplement parce que dès le début du cyclisme professionnel, beaucoup d’argent est mis sur la table, les meilleurs coureurs touchant des gains assez rondelets. En 1896, le Gallois Arthur Linton décède deux mois après avoir gagné Bordeaux-Paris, en raison d’un abus de caféine ou de morphine.

Le cyclisme est un sport de fou. Le premier Tour de France est un tour de la France en six étapes de plus de 400 kilomètres chacune. Les vélos pèsent vingt kilos, sans dérailleur, les coureurs ne disposent d’aucune assistance technique. Dopage … et triche. Paris-Lyon : première étape du premier Tour. Vainqueur : Maurice Garin. Fort bien. Voici ce qu’en dit Géo Lefèvre, journaliste, mais aussi juge à l’arrivée : « L’arrivée ? Eh bien je l’ai manquée ! Ce Garin et ce Pagie, que j’avais vu se restaurer rapidement à Moulins et s’enfoncer dans la nuit, m’ont précédé à Lyon sur leur simple bicyclette, tandis que je roulais dans l’express ! Et lorsque j’ai constaté par moi-même l’incroyable état de fraîcheur de ces deux démons de la route, […] j’ai eu l’intuition que je les manquerais. Mon train arrivait à 8 h 50, je bondissais dans une voiture et, arrivé sur le quai de Vaise, je voyais de loin un millier de personnes s’agiter, crier, applaudir et entourer deux hommes blancs de poussière. » Le Tour de France en train, même Armstrong n’y aurait pas pensé. L’inflexible Henri Desgrange (homme de droite, anti-dreyfusard) fermera les yeux. En 1904, on reprend le train. Cette fois-ci, les quatre premiers du classement général (dont deux Garin) sont mis hors course. Desgrange pense que c’en est fini du Tour.

Dans l’entre-deux-guerres (période de vaches maigres dans le sport professionnel à cause de la crise économique), les coureurs recourent en priorité à la caféine, à la cocaïne, aux antalgiques, voire à l’héroïne. Après-guerre, les amphétamines complètent ces produits de base. Bien que le calendrier soit moins exigeant qu’aujourd’hui, les épreuves cyclistes professionnelles sont les plus dures de tous les sports et les « amphètes » permettent de ne pas craquer. Le discours dominant encourage la pratique du dopage. En 1924, le grand journaliste Albert Londres couvre le Tour de France ; il explique à ses lecteurs du Petit Parisien que, certes, le dopage, c’est mal, mais qu’on ne saurait s’en passer. Après avoir enquêté sur le bagne de Cayenne, Londres forge l’expression « les forçats de la route » dans un article resté célèbre où il fait parler les frères Pélissier :

- Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France, dit Henri, c’est un calvaire. Et encore, le chemin de Croix n’avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l’arrivée. Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez…
De son sac, il sort une fiole :

- Ca, c’est de la cocaïne pour les yeux, ça c’est du chloroforme pour les gencives…

- Ca, dit Ville, vidant aussi sa musette, c’est de la pommade pour me chauffer les genoux.

- Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.

Ils en sortent trois boîtes chacun.

- Bref ! dit Francis, nous marchons à la "dynamite" .

Henri reprend :

- Vous ne nous avez pas encore vus au bain à l’arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l’oeil dans l’eau. Le soir, à notre chambre, on danse la gigue, comme saint Guy, au lieu de dormir. Regardez nos lacets, ils sont en cuir. Eh bien ! ils ne tiennent pas toujours, ils se rompent, et c’est du cuir tanné, du moins on le suppose… Pensez ce que devient notre peau ! Quand nous descendons de machine, on passe à travers nos chaussettes, à travers notre culotte, plus rien ne nous tient au corps…

- Et la viande de notre corps, dit Francis, ne tient plus à notre squelette…

- Et les ongles des pieds, dit Henri, j’en perds six sur dix, ils meurent petit à petit à chaque étape.

En 1959, Pierre Chany, le meilleur spécialiste du cyclisme du XXe siècle, estime que, lors du Grand Prix des Nations, 22 coureurs sur 25 étaient chargés. A l’époque, Roger Rivière, dont les réflexes sont amoindris lors de la descente d’un col et qui chute très lourdement (colonne vertébrale brisée), se vante de se doper à mort. Il décèdera d’un cancer à 40 ans. Fausto Coppi meurt à quarante et un ans d’un petit accès de paludisme. Louison Bobet d’un cancer à 58 ans. Anquetil, qui mourra de deux cancers à 53 ans, dit qu’il ne se dope pas, mais qu’il se « soigne ». En cinquante ans, Raymond Poulidor n’a jamais parlé.

Les premiers contrôles antidopage sur la grande boucle voient le jour en 1966 : 52% des professionnels ont utilisé des stimulants. 80% des coureurs de l’édition 1997 ont utilisé des corticoïdes. En 1998, lors de l’affaire Festina, 67% des coureurs étaient positifs à l’EPO. Virenque, en pleurs, a payé pour tout le monde après la saisie de la voiture de son soigneur, bourrée de « médicaments ».

Et puis, les scientifiques déboulent sur la scène cycliste. A ce petit jeu, les Italiens sont les plus audacieux. Les docteurs Conconi et Ferrari innovent en matière d’hémo-transfusion et d’EPO. Les plus grands champions italiens, de même que l’Espagnol Miguel Indurain ont compté parmi leurs patients. Chacune de leurs ordonnances vaut 5000 euros. Une saison à leur côté se paye 70000 euros. Les coureurs enfournent des produits qui n’ont pas encore été testés en laboratoire.
Ducoin use d’un raccourci saisissant : « Jadis les dopages étaient dérisoires, les exploits considérables. Depuis vingt ans, les dopages sont considérables, les exploits dérisoires. » Il s’agit de produire de l’image, un spectacle aseptisé, donc rentable. Le modèle est celui du sport libéral où chaque sportif est un auto-entrepreneur. Armstrong et quelques autres (Ullrich, Pantani, Basso, Virenque) ont assassiné le dernier sport authentiquement populaire.

Il n’y a plus un seul écrivain, plus un seul poète digne de ce nom qui s’intéresse au Tour de France. Il ne reste, écrit Ducoin, que « le défouloir d’images sponsorisées jusqu’à l’écoeurement » d’une France qui n’existe plus guère, celle des petits chemins qui sentent la noisette et des abbayes que personne ne visite. Le fantasme de Jean-Paul Ollivier qui, depuis trente-cinq ans qu’il suit le Tour de France, n’a jamais vu une seringue jetée dans un sac poubelle.
A l’homme du peuple issu des couches populaires, dur à la peine (Coppi, Vietto, Poulidor, Hinault) a été substitué le Robocop pédalant (Armstrong, d’origine sociale modeste, lui aussi), le coureur programmé aussi charismatique qu’une porte de prison (Indurain), le produit d’exportation à usage boursier, l’homme jetable.

Quid, donc, de Lance Armstrong ? Disons-le tout de suite pour ne plus y revenir : c’est un très grand champion doté d’un physique exceptionnel. Le dopage ne fait pas d’un cheval de bois un pur-sang. Le problème est que, pendant ses sept Tours de France victorieux, le Texan n’a quasiment pas connu de défaillance et qu’il fut le seul coureur de l’histoire du cyclisme à terminer les ascensions des cols plus vite qu’il ne les commençaient.
Ce qui a surtout intéressé nos auteurs, c’est le retour sur la scène du champion étatsunien et ses conséquences. Ce petit séisme fut préparé d’assez longue date. Il fallait en effet virer Patrice Clerc, président d’Amaury Sport Organisation, favorable à une vraie lutte anti-dopage, réduire au silence Christian Prudhomme, directeur du Tour, lui aussi, un temps hostile au dopage, et retourner L’Équipe, pour que le prestigieux quotidien chante désormais les louanges d’Armstrong.

Jean-Emmanuel Ducoin n’y va pas avec le dos de la cuiller. Pour lui, l’ami de George Bush est « menteur, bateleur, voleur et expansionniste. » Ce n’est qu’un « impérialiste de l’après-Reagan. » En signant chez Astana, Armstrong n’a pas pris de gants. Astana est la descendante des équipes Once et Liberty-Seguros, éclaboussées par divers scandales : ainsi, en 2005, Roberto Heras, vainqueur du Tour d’Espagne et ancien coéquipier d’Armstrong à l’US Postal, est contrôlé positif à l’EPO. Il sera contraint d’abandonner sa carrière en 2007. En 2006, l’assureur étatsunien Liberty se retire du Tour d’Italie suite à une grosse affaire de dopage ayant impliqué Manolo Saiz (ancien mentor de Jalabert), directeur général de l’équipe. Armstrong s’entoure donc, selon Ducoin, de « grands tricheurs tombés au champ d’honneur des années 2000, dopés avérés ou impliqués sévères. » Armstrong a trouvé un terrain d’entente avec les médecins d’Astana en 24 heures. L’Union Cycliste Internationale ne pipe pas mot.

D’un point de vue capitalistique, à quoi sert le retour d’Armstrong ? Jean-Claude Killy, le meilleur skieur des années soixante, homme d’affaires d’envergure et l’un des personnages les plus influents des instances sportives internationales, rêve d’ouvrir le capital d’ASO à des investisseurs étatsuniens, « avec la complicité de Pat McQuaid, patron de l’UCI, qui après avoir soutenu mordicus que le Texan serait dans l’obligation de respecter la période probatoire de 6 mois correspondant aux obligations du passeport biologique, a mis fin en cet espoir en lui accordant une dérogation. »

C’est le modèle anglo-saxon qui l’emporte, favorisant quelques sports aptes à produire des résultats et qui ont droit aux appuis financiers (si possible privés), organisationnels et humains.

Armstrong n’a pas écrit une seule ligne de légende.

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