Anatomie d’une chute (mais qui est en train de tomber ?)

Les films présentés, et surtout primés, à Cannes, font souvent d’emblée l’objet d’éloges dithyrambiques : on crée le buzz pour influencer la réception du film ; puis, une fois sortis en salles, une fois que tout le monde peut juger sur pièces, ils suscitent des critiques nettement plus mesurées. Anatomie d’une chute pourrait connaître la même gradation.

Les films présentés, et surtout primés, à Cannes, font souvent d’emblée l’objet d’éloges dithyrambiques : on crée le buzz pour influencer la réception du film ; puis, une fois sortis en salles, une fois que tout le monde peut juger sur pièces, ils suscitent des critiques nettement plus mesurées. Anatomie d’une chute pourrait connaître la même gradation.

Question buzz, Justine Triet a fait fort, en raccrochant son film à une diatribe anti-gouvernementale, à propos de la réforme des retraites, et des menaces pesant sur « l’exception culturelle française » : les réactions ont été, comme on pouvait s’y attendre, pavloviennes, la droite dénigrant Triet, la gauche encensant, d’un seul mouvement, son courage politique et son talent. Mais son discours de remise de Palme d’or est-il crédible ? D’abord, il est curieux de voir mettre sur le même plan les subventions accordées aux cinéastes français, et la question vitale des retraites (« Cinéastes, prolétaires, même combat » ?). Puis, quand Ken Loach fait un discours social, celui-ci prolonge le sens du film récompensé ; ici, il n’y a aucun lien entre film et discours, mais au contraire antinomie : Anatomie est étranger à toute préoccupation sociale, il relève d’un psychologisme féministe bourgeois.
Oublions donc le discours et voyons le film. Plus que dans la presse classique, on peut trouver des réactions intéressantes sur Sens Critique : ainsi, pour 6nezfil, « l’ordonnancement des scènes et l’évolution dramatique sont très habiles mais est-ce que l’ensemble méritait une récompense suprême à Cannes ? » Greg Maison, lui, apporte une perspective originale sur le film en mettant en relief sa « monumentalité » : Triet aurait voulu faire de son 4e long métrage son « chef-d’œuvre », au sens artisanal (l’ouvrage permettant à un jeune artisan de déployer son savoir-faire et de se faire reconnaître comme maître). En effet, le budget dont elle disposait était conséquent : « Mais qu’en faire ? Pour faire, pour filmer quoi ? ».

Il faut bien reconnaître que les films de procès sont facilement ennuyeux : c’est du théâtre filmé, et ce ne sont pas les flash back et enregistrements audio ou vidéo présentés comme pièces à conviction qui vont renouveler le genre. Parlons plutôt du contenu : une femme accusée d’avoir assassiné son mari. On pouvait craindre le pire (après, notamment, la grâce accordée à Catherine Sauvage par Hollande), du genre : « sublime, forcément sublime ». Mais Triet évite la caricature, et mise sur l’ambiguïté : on peut jusqu’au bout opposer deux visions de la vérité : le mari est un raté au bout du rouleau, ou la femme est une manipulatrice et une arriviste – jusqu’à ce que l’enfant, aveugle comme la Justice, vienne trancher, par son dernier témoignage.

En fait, il n’est pas difficile de deviner quelle solution a la préférence de l’auteur, et ces demi-teintes ne font qu’affaiblir le film. Dans La Vérité, de Clouzot (1960), le manque de crédibilité de l’histoire (non, ce n’est pas le meilleur rôle de Brigitte Bardot) était compensé par les ruses et joutes oratoires des deux avocats (avec Charles Vanel en avocat de la défense) ; ici, les avocats sont plutôt ternes et ne rompent pas l’ennui de la procédure. Dans Volver (2006), Almodovar produisait un plaidoyer si virulent en faveur de l’« andricide » qu’il en devenait burlesque (ainsi, le meurtre du mari de Penelope Cruz était filmé comme un gag). Ici, on oppose les raisons de l’un et de l’autre, en particulier dans une scène de ménage fastidieuse, dont la seule originalité est que c’est le mari qui se plaint de consacrer trop de temps aux tâches domestiques. Dans Antichrist (2009), on assiste, comme ici, à la décomposition d’un couple après la mort, ou l’accident, d’un enfant ; mais les problèmes psychologiques sont un prétexte, pour Lars von Trier, pour récrire le mythe d’Œdipe et produire une œuvre épique : ainsi, dans les deux films, le décor du drame conjugal est le même, un chalet isolé ; mais chez le Danois, il devenait un lieu surnaturel, l’antre de la sorcière, tandis qu’ici, on nous parle de problèmes d’isolation et de financement.

Bref, tout cela corrobore la conclusion de Josué Morel dans Critikat : « le genre s’appuie sur une ambiguïté inhérente (l’ombre d’un doute) et une complexité à peu de frais, qui lui permet, sans se saisir de questions à bras-le-corps, de les approcher de biais ». On nous parle de vérité, de rapports entre réel et fiction (l’héroïne est écrivain), de sens de la vie, mais sans jamais rien approfondir, ni même susciter d’émotion : impossible de ressentir de l’empathie pour les personnages, car le mari n’apparaît à l’écran que pour tomber et mourir, et la femme (Sandra Hüller), avec son visage buté et son physique de walkyrie, n’incite pas à s’apitoyer sur elle. Ainsi donc, nous sommes invités à nous interroger, deux heures et demie durant, sur deux personnages qui ne nous font ni chaud ni froid, et dont les bisbilles nous indiffèrent.
Qu’en est-il donc de cette fenêtre sur le monde que tout film devrait nous offrir ?

Dans le contexte actuel, il est stupéfiant de voir ainsi primer un film de confinement, nous enfermant dans des histoires de couple, entre les murs d’un chalet ou d’un tribunal, à l’heure où nous devrions, et où artistes et intellectuels devraient nous aider à, reconsidérer notre situation de citoyens devenus cobayes et bâillonnés, et notre situation d’Européens dans un monde qui se lasse de notre égocentrisme et notre outrecuidance. Ce film qui ne présente ni sujet original, ni renouveau formel, ni questionnement sérieux, est-il l’anatomie du cinéma occidental à son déclin ?

Rosa LLORENS

COMMENTAIRES  

29/08/2023 05:54 par Xiao Pignouf

Nous avons tous des réactions pavloviennes : Rosa Llorens devant un film de femmes. Moi devant le même article réécrit par elle.

J’aime beaucoup les circonvolutions de l’auteure pour discréditer le discours de Triet, trop « détaché » du sujet de son film... Bah voui, fallait bien trouver quelque chose... Le discours de Triet était CONTEXTUEL. En tout cas, on peut être sûr que si celle-ci avait reçu sa Palme sans rien dire, ç’aurait été plus simple pour notre chroniqueuse ciné de la descendre en flèche.

Je n’ai pas encore vu ce film, mais heureusement ce n’est pas le texte ci-dessus qui va m’en empêcher. Et puis mes amis du blog Shangols, meilleur blog cinéphile de France à mes yeux, en font un très bon compte-rendu.

Sur un thème voisin de celui du film, je recommande les bouquins de Jaeneda, notamment La petite femelle et La serpe.

31/08/2023 12:03 par patoche

Une critique très positive sur l’excellent site Guim Focus :
https://www.youtube.com/watch?v=gseHo5FlhR4

J’ai vu "Anatomie d’une chute", c’est effectivement un très grand film. Palme méritée ou pas ? Vraiment rien à cirer.

01/09/2023 10:55 par milsabor

D’une part on a un film fait par une femme, dont le personnage principal est une femme mise en position ambigüe entre bourreau et victime, et ce film obtient la plus haute distinction de la société du spectacle contrôlée par l’oligarchie techno-financière mondialiste : la palme d’or du festival de Cannes.
D’autre part ce film raconte une histoire de papa maman et moi dont l’équation comporte la mort de papa comme résultat.
Le film remporte-t-il la gageure de réussir la plaquage de la problèmatique oedipienne sur le fond politique sociétal contemporain ? Ou bien toute cette construction ne sert-elle que le projet narcissique de son auteur concrétisé dans son résultat : la palme ?
Je rappelle le contexte politique sociétal contemporain où la guerre entre les sexes est exacerbée artificiellement par les médias de grand chemin afin de dresser 51% des humains contre 49% réalisant le projet de la guerre de tous contre tous cher à l’élite de Davos.
Ni cette critique ni celles proposées dans les commentaires ne m’ont convaincu de l’intérêt de me déplacer pour le vérifier.

01/09/2023 20:36 par Xiao Pignouf

Milsabor,

Il faudrait prendre en compte les palmarès des dix dernières années pour voir une tendance se dessiner. Vous faites d’une seule palme d’or le symbole d’une époque, et de surcroît sans même avoir vu le film ailleurs que sur sa page Wikipédia... film que vous refusez d’aller voir en plus, des fois qu’il infirme votre vision prémâchée... Ça doit être l’époque. D’autres critiquent des textes sans les lire, et en sont fiers...

Quant à Rosa Llorens, sa malhonnêteté intellectuelle la conduit même à déformer la teneur des propos de Triet lors de son discours.

La cinéaste a vivement critiqué la violence du gouvernement Macron lors des manifs contre la réforme des retraites, ce faisant, elle a pris beaucoup plus de risques professionnels que l’auteure de cette chronique qui l’aurait vilipendée autant si elle avait reçu sa palme sans rien dire. C’est de la pure hypocrisie. Madame Lorens s’assoit dans un cinéma en sachant déjà qu’elle va détester un film parce qu’il n’est pas assez « social » et que par-dessus le marché il est fait par une femme et qu’il parle de femmes... Elle qui s’attend toujours à voir le même film de Ken Loach, putain, que le cinéma doit être triste pour elle... C’est tellement téléphoné que je pourrais les yeux fermées faire la liste des films qu’elle n’’aime pas.

Portrait de la jeune fille en feu doit se trouver en tête.

03/09/2023 09:58 par milsabor

Xao Pignouf
Difficile de poster sur un film en période chaude d’exploitation commerciale parce qu’on tombe rapidement dans le spoil qui ne franchit pas la modération. C’est ce qui est arrivé à mon second commentaire semble-t-il. Mais il n’est pas nécessaire de voir un film pour en tirer la substantifique moëlle. Un récit détaillé par une personne de confiance fait largement l’affaire. Je ne puis riposter à votre commentaire de mon commentaire sur le fond.

06/09/2023 04:49 par Xiao Pignouf

Milsabor

Je suis désolé que vous ne puissiez me répondre. Je doute cependant que le modérateur se formalise pour du spoil largement disponible en ligne. Enfin, est-ce la première fois dans l’histoire du cinéma qu’un film raconte un couple au détriment de l’homme ? Je suis sûr qu’on en trouvera autant au détriment de la femme. Pas la peine de faire toute une histoire sur une guerre des sexes... qui n’a lieu que dans la tête de quelques féministes frappadingues ou mâles fragiles. Cela étant dit, le couple, c’est guerre et paix.

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