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L’étincelle du 18 mars (les leçons de la Commune, I)

Commémorer le cent cinquantième anniversaire de la Commune, à quoi bon ? Célébrer l’insurrection héroïque du peuple parisien, raviver la mémoire de ce magnifique soulèvement contre la trahison nationale et l’oppression sociale, oui, certes. Mais à quoi aura servi cet héroïsme, si l’on n’en tire aucun enseignement pour le présent ?

Le meilleur hommage qu’on puisse rendre aux Communards, c’est de considérer leur histoire avec lucidité. C’est de rendre justice à ces hommes et à ces femmes immolés par le capital, sans tomber dans l’apologie béate que facilite l’omission des faiblesses et des contradictions. C’est de relire l’histoire de la Commune sans parti pris hagiographique, en la resituant dans le champ d’une lutte des classes qui continue aujourd’hui. Comme l’écrit Lissagaray, le meilleur historien de la Commune : ce serait « un ennemi » celui qui « flatterait, bâtirait de fausses légendes soi-disant révolutionnaires », il serait « aussi criminel que le cartographe qui, pour les combattants de demain, ferait des graphiques menteurs ».

Certains trouvent qu’on en parle un peu trop, comme François Furet, grand-prêtre de l’idéologie dominante appliquée aux études historiques, pour qui « aucun événement de notre histoire moderne n’a été l’objet d’un pareil surinvestissement d’intérêt, par rapport à sa brièveté ». Mais selon quel critère juger l’investissement dont fait l’objet un événement historique ? Il y a fort à parier que Furet avait le sien, et qu’il était différent du nôtre. Difficile, aussi, de parler de la Commune sans prendre le risque de l’anachronisme . Même ses contemporains ont senti l’énigme qui se cachait derrière les repères accoutumés. « Qu’est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui tarabuste si fort l’entendement bourgeois ? », demandait Marx, partisan enthousiaste de l’insurrection parisienne. Révolte patriotique, assurément. C’est même ce qui, avec la laïcité, faisait clairement consensus chez les Communards. Révolution sociale esquissée, ou rêvée ? Aussi, bien sûr, et non sans contradictions.

Tragédie humaine, à la fois terrible et grandiose, la Commune de 1871 s’inscrit dans la longue série des épisodes révolutionnaires qui scandent l’histoire du peuple français. Mais son martyre fait aussi partie du patrimoine historique de l’émancipation humaine. « Le Paris ouvrier, avec sa Commune, écrit Marx, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle » ; et « le souvenir des martyrs de la Commune est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière ». Aussi n’appelle-t-elle pas seulement un geste commémoratif : elle nous invite surtout à méditer son expérience, à tirer les leçons politiques de son échec.

Étrange déclenchement, en tout cas, que celui de cette révolution parisienne. Lorsque Thiers veut faire saisir par la troupe les canons de Montmartre, le 18 mars 1871, la réaction spontanée des gardes nationaux est une réaction patriotique, aiguisée par la colère éprouvée depuis des mois à l’égard d’un gouvernement capitulard. Colère partagée par une foule où les femmes sont au premier rang, et qui presse les soldats de désobéir à leurs officiers. Sommés d’ouvrir le feu par le général Lecomte, ils mettent crosse en l’air et la tentative gouvernementale vire au fiasco. Ces 171 pièces d’artillerie ont été payées par une souscription des Parisiens, et la garde nationale les tient pour la propriété collective des habitants de la capitale. Pour le gouvernement, la prise des canons de Montmartre devait d’abord être une opération symbolique. C’était le désarmement, enfin, de cette milice populaire, la garde nationale, dont l’existence était justifiée par la guerre contre les Prussiens, mais qui représentait désormais une menace pour l’ordre social.

Mais la saisie des canons de Montmartre, simultanément, devait servir de prétexte à une épreuve de force avec les trublions des quartiers populaires. Il s’agissait de procéder à un large coup de filet dans les milieux révolutionnaires, à l’instar de l’arrestation d’Auguste Blanqui opérée le même jour en province à la suite d’une longue traque policière. Et si jamais les prolétaires en armes s’avisaient de résister, on leur administrerait alors une bonne leçon. Tel était le plan de Thiers, qui misait à la fois sur la lassitude des Parisiens et sur l’efficacité de la troupe pour mener à bien cette rafle visant à « décapiter l’extrême gauche, après avoir décapitalisé Paris », selon la formule de Guillemin.

Cette opération à la fois préventive et punitive, cet étouffement dans l’œuf d’un foyer d’infection révolutionnaire qui exaspère les possédants, la grande bourgeoisie et l’aristocratie terrienne l’exigeaient du gouvernement. Elles ne cessaient de la réclamer, et le plus tôt possible, pour en finir avec les fauteurs de trouble qui noyautent les bataillons de la garde nationale et menacent les « propriétés ». C’est ce que Thiers lui-même déclarera plus tard : « Les gens d’affaires allaient partout répétant : vous ne ferez jamais d’opérations financières si vous n’en finissez pas avec ces scélérats ». Le gouverneur de la Banque de France le bombardait de lettres, le sommant de passer à l’action : « On y voit clair ; c’est la république rouge, jacobine et communiste qui a son Mont-Aventin à Montmartre. Ces gens-là ne connaissent qu’une défaite, celle de la force ».

Mais en échouant, le coup de force gouvernemental du 18 mars provoque l’insurrection et ouvre un fossé entre Paris et Versailles. Des barricades s’élèvent de toutes parts. Les bataillons populaires de la garde nationale sont en effervescence. Du côté de Thiers et de son équipe, c’est la débandade. Certes on fait placarder une affiche accusant les « communistes » de vouloir « mettre Paris au pillage » et appelant les gardes nationaux bourgeois à défendre « vos foyers, vos familles, vos propriétés ». Mais cette provocation supplémentaire scelle le sort du gouvernement, discrédité pour de bon aux yeux des Parisiens. La cause du soulèvement, le 18 mars, c’est ce mélange explosif : l’indignation patriotique d’un peuple trahi, subitement portée à vif par le coup de force avorté d’un gouvernement capitulard. Abandonné par Thiers, Favre et leurs comparses, Paris s’érige alors en pouvoir de substitution. Devant la fuite des autorités, le comité central de la garde nationale constate l’inanité du pouvoir, et il décide illico de le remplacer.

C’est ainsi qu’il faut comprendre sa déclaration du 19 mars : « Les prolétaires de la capitale, au milieu de la défaillance et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques ». Ce pouvoir, le comité central ne l’a ni désiré ni conquis. Il est tombé entre ses mains, sous la pression populaire, à la faveur de la débandade gouvernementale. Les premières décisions du comité sont la levée de l’état de siège, l’abolition des conseils de guerre et l’amnistie pour tous les crimes et délits politiques. Mais la révolution n’est pas à l’ordre du jour. Car le comité veut avant tout la sauvegarde de la République, et il sait aussi que la légalité de son entreprise est douteuse.

Les maires d’arrondissement proposent une médiation avec le gouvernement replié à Versailles, et le comité central participera à ces pourparlers jusqu’à leur échec provoqué par l’intransigeance de Thiers, lequel est déterminé à éteindre le foyer de la rébellion parisienne. Lors de ces discussions où se joue le sort de la future Commune, certains membres du comité central, rapporte Lissagaray, s’indignent qu’on lui reproche d’avoir fomenté la révolte. « Quoi ! On osait parler d’insurrection ! Qui avait déchaîné la guerre civile, attaqué ? Qu’avait fait la garde nationale que de répondre à une agression nocturne et de reprendre les canons payés par elle ? Qu’avait fait le Comité Central que de suivre le peuple, d’occuper un Hôtel-de-Ville abandonné ? »

La révolution du 18 mars 1871 n’a pas besoin qu’on lui bâtisse une légende, et il faut prendre la mesure de ce qui s’est réellement passé pour tenter de comprendre la suite des événements. « Ce qui s’est passé, le voici, résume Henri Guillemin : un essai de rafle tenté par Thiers contre les militants extrémistes et les membres du Comité central, et soudain, l’accident, l’instrument de répression qui se casse, la troupe qui entre en insubordination ; alors la garde nationale fédérée se lève, cette fois pour de bon ; stupéfaite de ce qui arrive, et de cette ville laissée à elle-même, la garde nationale en est réduite à ne compter plus que sur son Comité central pour se substituer à une administration en fuite, disparue ».

Aucune préméditation, dans cette affaire, pas l’ombre d’un complot révolutionnaire. Si le gouvernement de la Commune fut « le gouvernement de la classe ouvrière », comme dira Marx, on ne peut pas dire que son instauration ait été ourdie dans l’ombre par on ne sait quel chef d’orchestre clandestin. La propagande de Versailles tentera d’incriminer les militants de l’Internationale, mais cette accusation est démentie par les faits. Lisons encore Henri Guillemin : « La voilà, la vérité sur le 18 mars. Rien qui ressemble à une révolution concertée, préparée, exécutée par le peuple. Un groupe de bonshommes en uniforme, des espèces de délégués syndicaux se voient mués brusquement en responsables de la Cité, et ils en sont, les premiers, ahuris. Mensonge, l’affirmation de Thiers dénonçant à la population ce « comité occulte » qui « veut former un gouvernement ». Loin d’avoir fait le 18 mars, le Comité central l’a bien plutôt subi. Ces militaires d’occasion que des circonstances vertigineuses obligent, en coup de foudre, à jouer les ministres vont s’efforcer de faire bonne figure dans le métier qui n’est pas le leur ».

Et pourtant, l’étincelle du 18 mars a mis le feu aux poudres. Cette révolution improvisée a soudainement changé les règles du jeu. Le comité central de la garde nationale, c’est une vingtaine d’ouvriers, d’artisans et de boutiquiers, parfaitement inconnus pour la plupart, qui donnent congé à la classe politique et prennent sa place. Immédiatement évacuée de la scène, cette coterie de politiciens dont le subterfuge consiste toujours à ramasser les fruits de la colère populaire. 1871 n’est ni 1830 ni 1848 ! La capture habituelle de l’événement révolutionnaire, son détournement frauduleux par les professionnels du parlementarisme bourgeois, cette fois, c’est fini ! Dès son moment inaugural, le 18 mars, c’est ce procédé qui signale la radicale nouveauté de la Commune. Ni l’assemblée réactionnaire élue le 8 février, ni le gouvernement capitulard d’Adolphe Thiers, ni les avocats républicains experts en récupération politicienne ne confisqueront le pouvoir et ne soumettront Paris, tel est le message. Or il est frappant que ce pouvoir qui lui échoit inopinément, ce pouvoir dont se saisit par défaut le comité central, ce dernier ne songe qu’à le remettre aux futurs élus de la Commune. Car ce que veulent d’abord ces révolutionnaires en uniforme, ce sur quoi ils sont tous d’accord, ce sont les franchises municipales et la sauvegarde de la République.

Certains s’étonneront devant cette révolution qui organise des élections locales au lieu de fondre sur Versailles et d’appeler la province à l’insurrection. Mauvais procès. Les bataillons populaires de la garde nationale auraient été taillés en pièces par l’armée gouvernementale, sans parler des troupes prussiennes qui occupaient l’ouest parisien. Au comité central, une minorité voulait engager l’épreuve de force. Elle aura lieu plus tard, le 3 avril, et ce sera un désastre militaire. Bien avant la journée du 18 mars, les appréhensions des futurs Communards ne manquaient pas à propos de cette épreuve de force tant désirée par les forces conservatrices. Car il n’est pas sûr du tout qu’elle tourne à l’avantage des vrais républicains, et Le Père Duchesne les met en garde : « Ils veulent nous pousser à la guerre civile ; garde à vous patriotes ! On cherche à vous mettre dedans, à vous f ... encore une fois dans le pétrin ».

Le spectre des journées de Juin 1848 plane sur Paris, et les Communards savent bien que la classe dominante, qui tient en laisse la masse des ruraux, n’hésitera pas à infliger un châtiment exemplaire à ceux qui ont osé défier l’autorité du gouvernement et mettre en péril l’ordre social. Ils ne l’ont pas lu, mais ils savent qu’elle pense, comme le royaliste Louis Veuillot, que « c’est la dernière canaille qui règne sur la capitale » et qu’« aucun accommodement n’est possible » avec des êtres qui « méconnaissent volontairement et criminellement les conditions de la paix sociale ». Ou, comme le général Du Barail, que Paris est en proie à « une de ces maladies qu’on est obligé de traiter avec ces pilules qu’on appelle les boulets ». Impardonnable, cette arrogance du populo qui voulait résister aux Prussiens, et qui prétend aujourd’hui faire la loi dans la capitale, sans parler de ceux qui rêvent d’une société plus juste et sont prêts aux pires excès attentatoires à la sacro-sainte propriété privée. Oui, impardonnable. Et durant ses 72 jours d’existence, jusqu’à son écrasement final sous le feu d’une soldatesque abrutie par l’opium du peuple, la Commune ne connaîtra pas un jour de répit.

Bibliographie incontournable :

Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, François Maspero, 1982.
Jacques Rougerie, La Commune de 1871, PUF, 2014.
Henri Guillemin, L’avènement de M. Thiers, et Réflexions sur la Commune, Gallimard, 1971.
Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871.

URL de cet article 37006
   
1914-1918 La Grande Guerre des Classes
Jacques R. PAUWELS
Dans l’Europe de 1914, le droit de vote universel n’existait pas. Partout, la noblesse et les grands industriels se partageaient le pouvoir. Mais cette élite, restreinte, craignait les masses populaires et le spectre d’une révolution. L’Europe devait sortir « purifiée » de la guerre, et « grandie » par l’extension territoriale. Et si la Première Guerre mondiale était avant tout la suite meurtrière de la lutte entre ceux d’en haut et ceux d’en bas initiée dès 1789 ? C’est la thèse (…)
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