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Ce que le capitalisme doit aux Lumières.

Le capitalisme n’est pas un système, c’est un demi-système. Son autre moitié, aussi essentielle que la deuxième jambe pour marcher, s’appelle le libéralisme. L’une se prétend économique, l’autre politique, et les deux se prétendent séparées et indépendantes mais malgré tout l’appareil mis en branle pour nous le faire croire, la population n’est généralement pas dupe.

Le mot « capitalisme » désigne un objet très complexe, même s’il découle de principes très simples. C’est un objet qui ressemble beaucoup à la lune. La lune a une face lumineuse et une face sombre, qu’on ne voit jamais. C’est la même chose avec le capitalisme, qui nous montre toujours sa face lumineuse : la capacité de production accrue, la croissance économique, la réalisation de prouesses technologiques, les prodigieuses victoires de l’Homme sur la nature, et toutes les avancées du libéralisme (démocratie, droits et libertés de la personne, etc.). Tout cela est bien réel et tout cela compose l’image illuminée du capitalisme. Et pourtant, sa face sombre concerne toujours bien plus d’humains que sa face lumineuse. Les droits et libertés des pauvres, et surtout ceux des pays pauvres où le capitalisme est pourtant bien implanté, restent une totale abstraction qu’il faut ignorer pour pouvoir répéter nos glorieux discours.

Historiquement, le capitalisme ne commence pas avec les premières usines bâties en Angleterre mais avec les millions d’esclaves capturés dans les Amériques, arrachés à l’Afrique ou « recrutés » en Inde, en Chine et sur toute la planète. En général, notre histoire officielle a soigneusement gardé dans l’ombre le fait que douze des seize premiers présidents des États-Unis, l’ultime incarnation du capitalisme et du libéralisme, étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves [1]. On tait aussi le fait qu’après l’abolition officielle de l’esclavage en Angleterre, ce sont les compagnies anglaises, les premières multinationales, qui ont pris le contrôle du commerce des esclaves et l’ont amené à des niveaux jamais vus auparavant. Ce commerce, aux proportions industrielles et planétaires, était d’ailleurs inédit dans l’histoire de l’humanité, même si on utilise le même mot d’ « esclavage » pour parler de la Grèce ou de l’Égypte antiques. Tout ça dans des sociétés qui prétendaient avoir proclamé la liberté de tous les humains…

Les principes de base du capitalisme et du libéralisme se limitent à deux, la liberté (individuelle) pour le libéralisme et la propriété (privée) pour le capitalisme mais en réalité, ces deux principes se résument à un seul : c’est la liberté d’être propriétaire, ou comme on l’a dit souvent, la liberté du renard dans le poulailler. On trouve ces deux principes à la place d’honneur dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ou dans sa version plus moderne, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Quant à l’égalité, hautement célébrée elle-aussi, on s’entend entre nous pour comprendre qu’il s’agit d’une certaine égalité des droits entre les vrais « Hommes », c’est-à-dire les libres propriétaires.

Le capitalisme et son alter ego le libéralisme forment ensemble une idéologie, c’est-à-dire une machine à faire de la lumière sur certains aspects de la réalité sociale et de l’ombre sur le reste, de façon à faciliter le fonctionnement d’un système social qui repose sur la domination de larges segments de la société sans que ces derniers ne se révoltent contre leurs maîtres. Or la meilleure façon de garder quelque chose dans l’ombre, c’est de braquer la lumière sur autre chose. Les philosophes européens des 17e et 18e siècles ont été les grands maîtres dans cet art, et c’est pourquoi on a appelé le 18e siècle en Europe le Siècle des Lumières.

La philosophie des Lumières, qui illumine encore tout l’Occident, a été définie par Emmanuel Kant comme étant « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable [je souligne]. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. » (Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les Lumières ?), 1784). Dans ce monde mythique fabriqué sur mesure, il suffirait d’une bonne idée et d’un peu d’audace pour être libre mais en réalité, l’existence des systèmes sociaux de domination n’est que passée dans l’ombre grâce au jeu des Lumières judicieusement projetées. On dirait bien que si la religion est l’opium du peuple (Marx), cette philosophie des Lumières est l’opium de l’aristocratie, car les pauvres ne lisent pas Kant.

L’un des éléments essentiels de cette philosophie des Lumières est le Cogito ergo sum (Je pense donc je suis) formulé par René Descartes. Il a suffi d’un « donc » pour que cet énoncé soit interprété comme la fondation d’une rationalité qui aurait été l’apanage exclusif de l’Occident. En fait, les Occidentaux n’ont jamais été plus rationnels que les peuples d’ailleurs ou d’avant mais cette croyance allait s’inscrire pour longtemps dans notre mythologie, non parce qu’elle était vraie mais parce qu’elle faisait plaisir et qu’elle nous était fort utile. La véritable portée du cogito ergo sum était plutôt de fournir une expression condensée de l’individualisme naissant : « Je… je… ». Or c’est cette autre croyance qui était la pierre d’assise de la construction en cours d’une civilisation fondée sur la liberté individuelle et la propriété privée. Plus exactement, on pourrait dire que c’était l’une des deux pierres d’assise, la deuxième étant le matérialisme. 

Quant au capitalisme, tel qu’il a fini par s’incarner sur pratiquement toute notre planète, on a l’habitude d’en discuter en le comparant avec d’éventuels système rivaux : le communisme, le socialisme, et leurs différentes variantes. La comparaison aboutit presque toujours à l’avantage du capitalisme mais le principe même de cette comparaison est biaisé. On ne peut pas comparer les performances d’un bras avec celles d’un organisme entier. Le libéralisme-capitalisme est l’idéologie du système politico-économique qui a pris forme dans le contexte naissant de la mondialisation et qui a ensuite présidé à son expansion. Il n’existait ni en Angleterre, ni aux États-Unis, ni en France ni dans quelque autre pays avant que ces entités n’aient pris forme dans un contexte déjà mondialisé, ce qui devrait être particulièrement évident pour les États-Unis. Dès lors, comparer les performances de systèmes alternatifs développés à Cuba, en Corée du Nord, en Albanie, en URSS ou en Chine avec celles d’un système déjà mondialisé dans tout le reste de la planète est une comparaison pour le moins boiteuse. Il suffit que les États-Unis boycottent Haïti ou Cuba après leurs révolutions pour bloquer leurs avenues de développement. Et malgré cela, les pauvres Cubains ont quand même réussi à avoir une espérance de vie à peu près semblable à celle de leurs riches voisins américains.

Quant à attribuer au capitalisme en soi la croissance économique ou les prouesses technologiques, c’est oublier que ce sont d’abord les compétences générales de l’espèce humaines qui en sont responsables. Si la Chine du 15e siècle maîtrisait l’écriture, les caractères d’imprimerie, la boussole, la poudre à canon, etc., ce n’était sûrement pas dû au capitalisme et on ignore ce qu’aurait été, par la suite, une société mondialisée sous la gouverne de la Chine. Cela aurait d’ailleurs fort bien pu être le cas. Quant au communisme soviétique, son aire d’extension était bien inférieure à celle du capitalisme quand il a fini par capituler devant plus grand et plus fort que lui. Or quand une nation gagne une guerre, cela ne démontre pas que son dieu est le plus grand.

Dès lors, il ne sert à rien de critiquer ou de louanger les mérites du capitalisme en soi, si ce n’est pour prendre en compte son bilan à l’échelle planétaire : la quantité de violences, de bonheur, de liberté, de pauvreté, de bien-être, etc. générée par ce système par rapport à d’autres époques de l’humanité. De même que l’état de la planète et l’état de notre enthousiasme collectif devant l’avenir qui nous attend. Si nous faisions un bilan élargi, y compris en tenant compte de tout ce que nous maintenons dans l’ombre, nous serions peut-être surpris du résultat, même en comparant avec les premiers âges de notre humanité.

Quant au jeu des lumières, il opère toujours aussi efficacement et de multiples façons. Par exemple, en nous laissant croire que notre modèle social serait le meilleur et le plus équitable parce que tout le monde peut arriver au sommet, comme l’a fait Richard Nixon, fils d’épicier, alors qu’en réalité un seul à la fois le peut. Et la célébration des droits et libertés de la personne a toutes les chances de rester sous le feu des projecteurs, d’autant plus que les entreprises capitalistes s’y reconnaissent parfaitement à titre de « personnes morales ».

Denis Blondin, anthropologue

denisblondin.wordpress.com

[1Pour une analyse passionnante et
très fouillée de ce côté obscur du libéralisme qui sert de cadre au capitalisme, voir : Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, Paris, 2013.


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