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Cosmopolis : une limousine proustée pour beaucoup de temps perdu.

Dans le premier sketch de Cher Journal (en 1994), Nanni Moretti se moquait des acrobaties verbales et intellectuelles que devaient s’imposer les critiques pour écrire des articles dithyrambiques sur des films d’action américains, sombres navets où pleuvaient les coups de poing et giclait l’hémoglobine ; pour se défouler, il imaginait qu’il se glissait la nuit dans la chambre de l’un d’eux et le torturait en lui lisant des extraits de ses propres articles. On aurait bien envie d’en faire autant à Jean-Philippe Tessé, critique aux Cahiers du Cinéma, qui voit dans le héros de Cosmopolis, Eric Packer, l’incarnation de l’Esprit du monde hégélien et s’extasie, entre autres, sur "l’énergie indicible", "hyperconcentrée", qui émane des champs-contre-champs au cours des dialogues, où la caméra fixe tour à tour celui qui parle ! (Cronenberg, lui, reconnaît que "c’est assez classique", mais se montre satisfait de cette simplicité).

Selon le même critique, les dialogues eux-mêmes sont très denses ; on entend par exemple : "100 satangs font un baht", ou des jeux de mots pénibles sur le rat, nouvelle monnaie qu’imagine le héros (sans que l’idée débouche sur rien de plus), ou encore des déclarations lapidaires sur le temps (Packer étale sa science en énumérant toutes les subdivisions de la nano-seconde). Il va même jusqu’à citer Saint Augustin, mais le spectateur moyen perd pied devant tant d’érudition (qu’est-ce que ce que le Père de l’Eglise a bien pu dire sur la "chrématistique" !).

Tout cela relève en fait du tape-à -l’oeil le plus cuistre : Cronenberg se bat les flancs pour donner de la consistance à son film - peu aidé, il est vrai, par le regard de poisson mort de Robert Pattison (peut-être plus crédible en vampire). Certes, J. Ph. Tessé tient à assurer que l’auteur "n’a aucune espèce d’admiration pour ce faux génie". Mais alors pourquoi infliger au spectateur ces 110 interminables minutes d’apophtegmes packériens ? Prendre pour héros un personnage auquel on n’attribue aucun trait intéressant est une maladresse de débutant : les maîtres du roman sud-américain, qui mettaient en scène des dictateurs sanguinaires, le savaient bien et, comme Alejo Carpentier dans Monsieur le Président, ils ménageaient chez le spectateur la possibilité d’une sympathie ambivalente. Rien de tel ici : le spectateur est simplement atterré par la vacuité du personnage.

Pendant la plus grande partie du film, on assiste à un défilé d’employés dans la limousine qui sert de bureau : le patron mélancolique pourrait chercher dans ces entretiens une raison de vivre, ou faire un bilan de sa vie ; mais il ne s’y passe rien que de terre-à -terre (scène de sexe avec une Juliette Binoche bien peu à son avantage, ou examen entérologique que le patient subit avec force grimaces). Si du moins tout le film se passait dans la voiture, l’unité de lieu pourrait, non pas imposer une idée de tragique, mais du moins faire parler de virtuosité technique ; mais le héros en sort à plusieurs reprises, pour des scènes aussi plates (par exemple avec sa femme, sorte d’icône pré-raphaélite).

Mais peut-être le contexte dépeint vaut-il mieux que le héros ? Dans cette sélection de Cannes, après une année aussi riche d’événements terribles, on cherche le cinéma du réel ; pour le critique des Cahiers, Cosmopolis est un film pour notre temps, sur la crise du capitalisme. Mais nous restons, comme le héros, à l’abri de la limousine, et les manifestants qui gesticulent à l’extérieur, parfois déguisés en rats, composent une ambiance de science-fiction (on pense à Soleil Vert) ; les signes les plus concrets de la révolte, ce sera les tags qui recouvrent la voiture, quand la caméra la montre de l’extérieur, ou l’entartage du héros.

Cette longue traversée de New York nous ramène donc au projet individuel de Packer : aller chez le coiffeur ; on attendait cette scène avec impatience - mais Cronenberg ne sait pas quoi en faire ; bien sûr, le salon à l’ancienne du barbier fait penser à celui du Dictateur, mais que faire de cette référence ? On aura bien un gag final (Packer repart avec un seul côté de cheveux coupé), mais, auparavant, le barbier n’aura fait que répéter que, plus jeune, il aimait beaucoup faire le taxi et qu’il n’en sortait que "pour pisser". On saura aussi qu’avant de couper les cheveux d’Eric, il s’occupait de son père : le but était donc de donner au héros l’arrière-plan d’une enfance ; mais cette scène de "rosebud", indigente, tombe à plat.

Mais le film installe encore un autre suspense : l’agent de sécurité de Packer l’avertit, avec des airs machiavéliques, qu’une menace se prépare, et se rapproche de lui. Elle finit par se concrétiser par des coups de feu tirés d’un immeuble délabré qui rappelle celui de Fight Club. Packer y pénètre, comprenant qu’il a rendez-vous avec son destin, sous la forme d’un ex employé affublé d’une serviette usée en guise de châle sur la tête. De cette réunion au sommet, Tessé avoue qu’elle déçoit : c’est peu de le dire ! On attend désespérément que Benno, l’employé, exécute sa menace de tuer Packer ,mais il tient à expliquer son action, et on apprendra, par exemple, qu’il a un champignon au pied. Mais Packer va transformer les revendications confuses de Benno en une leçon de psychologie libérale : si celui-ci veut le tuer c’est qu’il représente ce que lui-même aurait voulu être ; mais Benno n’a pas eu assez de volonté pour attendre les 10 minutes qui le séparaient du succès (car nous sommes tous à 10 minutes du succès). Ce prétendu révolutionnaire n’est donc qu’un loser incapable de reconnaître ses propres insuffisances, et qui ne se décide pas à tirer parce que, jusqu’au bout, il attend du grand patron qu’il le sauve en donnant un sens à sa vie !

On aurait pu penser que Cosmopolis traduit du moins, comme Habemus Papam, une lassitude des dirigeants à l’égard de leur propre pouvoir. En fait, c’est un film à la gloire du Grand Patron, qui va mourir en victime christique ; parmi les lourds symboles qu’assène le film, il y a celui de l’âge du capitaine, question qui revient plusieurs fois : on peut répondre qu’ Eric a 33 ans. Son sacrifice doit-il sauver le capitalisme ? En tout cas, le film ne montre aucun autre acteur possible de l’Histoire.

Rosa Llorens

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COMMENTAIRES  

28/05/2012 10:17 par dominique

Le film est d’un ennui mortel. Essayant prétentieusement de maquiller le vide et la platitude de ses dialogues en sautant du coq à l’âne ou en prenant des airs inspirés...

Il n’y a pas de scènario, pas d’histoire, pas d’humanité, pas de personnages non plus. On y fait de l’argent sans goût, on se livre au sexe d’hygiène, on lance des tartes à la crème en révolte, tout ça comme des robots sans qu’aucun lien humain ne soit tissé et qu’aucune leçon de vie n’en soit tirée.

Le héro, un imbécile milliardaire (c’est loin d’être antinomique), tue même la seule personne qui le protège et se confie à lui, son garde du corps, sans aucune raison, puis il se tire une balle dans la main, sans doute parce qu’il se prend pour Jésus...

Bref ça n’a ni queue ni tête et ne serait sûrement pas au festival de Cannes si ce n’était américain puisque tout ce qui est américain est bien pour nos élites...

En tous cas le festival de Cannes est tombé bien bas entre copinage, renvoi d’ascenseur et culte du bling bling atlantiste...

11/06/2012 16:30 par Coline

Je ne suis pas du tout d’accord avec vous.
Je ne dis pas que j’ai adoré le film, certes je me suis souvent ennuyée, mais je ne trouve pas que ce soit une ode au capitalisme et aux grands patrons, au contraire. Le film met mal à l’aise, et montre un univers froid, cru, sans attache, pour justement montrer ce qu’est le capitalisme. Je ne dis pas que le personnage d’Eric Packer est métaphore du capitalisme, mais ce serait plus approprié de dire cela que de dire que ça met en valeur cette idéologie.
De plus, je ne pense pas que ce soit un film qui se revendique comme un pamphlet. A mon avis, c’est plutôt la déchéance d’un homme qui pensait tout avoir grâce à l’argent, mais qui se rend compte qu’il n’a rien.
Et puis, son tire dans la main n’est pas du tout, pour moi, un façon de croire qu’il est le Christ, mais plutôt une sorte d’auto-mutilation, une envie de ressentir les choses, pour finalement arriver à savoir si il est vraiment vivant. Il le dit même lors de la scène de sexe avec sa garde du corps "Montre-moi quelque chose que je ne connais". Il veut ressentir des choses. Et c’est aussi pour cela qu’il va chez son agresseur. Il veut connaître les sensations qu’il n’arrive pas à avoir dans sa limousine.

En bref, ce n’est pas mon film préféré, mais je ne suis pas d’accord avec les critiques qui ont été faites, je pense qu’il y a pleins de bonnes choses dans ce film qui méritent un peu plus d’égard.
(et en passant, je trouve que Robert Pattison a su montrer l’acteur qu’il est vraiment, à la différence de Twilight !)

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