Si le « rasoir national » a fait couler autant d’encre que de sang en son temps, le chapitre de la peine de mort, touchant à sa fin sous l’action de Robert Badinter, alors garde des Sceaux, semble définitivement clos de par la consolidation constitutionnelle en date de janvier 2007, prévoyant d’inscrire l’abolition de la peine capitale dans le marbre du texte fondateur de nos institutions. Et pourtant.
Pourtant, quoique officiellement proscrit, l’usage de la guillotine que résume la capacité légale qu’a eu l’Etat français à priver un homme de sa vie, à distinguer arbitrairement parmi ses citoyens qui doit vivre de qui doit mourir, a cédé place à un mal insidieux et bien moins formel, les suicides en prison.
Car l’Etat, tant par ses silences que par ses manquements en matière de politique carcérale, se rend complice du taux affolant de suicide en milieu de détention. La guillotine d’hier a été supplée par le suicide, que l’Etat, par omission, cautionne au travers de sa passivité alourdie de lacunaires dénégations.
Les données à ce sujet sont rendues publiques : l’Hexagone est détenteur du bien peu glorieux record européen de surpopulation carcérale, expliquant pour partie cette statistique effrayante : le taux de suicide est six fois plus élevé en milieu carcéral que dans le monde libre. Quid de nos voisins européens ? D’après les chiffres du Conseil de l’Europe, la France accuse de chiffres affolants : les suicides en prison sont deux fois moins nombreux en Allemagne et en Grande-Bretagne, trois fois moins en Espagne.
Régulièrement accablé par les témoignages de militants associatifs ou de proches de détenus, Paris a par ailleurs été épinglé au mois de juillet dernier par le Comité des droits de l’Homme des Nations unies pour les conditions de détention régissant ses prisons. Et au gouvernement, comme à l’accoutumée, de faire le dos rond.
Car si la chancellerie communique à ce sujet ponctuellement, le plus souvent en faveur de tragiques faits d’actualité, les effets d’annonce laissent place, sitôt l’étau médiatique desserré, à l’habituelle mais pernicieuse inaction.
Par l’absence d’une réelle volonté politique, l’Etat français persiste dans une logique moralement répréhensible mais politiquement peu coûteuse. Car au fond, pourquoi se soucier du suicide des détenus ? Et, au-delà du suicide, des conditions de leur détention ? Pourquoi donc vouloir poursuivre la folle idée d’humaniser les prisons ?
Parce que le choix d’agir dans et autour de ce lieu d’exclusion qu’est la prison relève de la défense nécessaire de certaines valeurs fondamentales communes ? Parce que, quel que soit l’acte qui les a conduits en prison, les détenus dont il est question demeurent des hommes ? Parce que le poids de leur condamnation touche aussi leurs proches qui pourtant, eux, n’ont pas été condamnés ? Parce que l’humiliation, qui empêche tout retour sur soi et donc tout changement de conduite, ne doit pas faire partie de la peine ? Parce qu’il y a un "après" la prison et que celui-ci dépend beaucoup de la façon dont aura été vécu le temps d’incarcération ?
S’il nous faut, à en croire Fédor Dostoïevski, prendre la mesure du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses prisonniers, que penser de la France, mère des droits de l’Homme mais aux si nombreux orphelins ?
Déjà , par une circulaire du 29 mai 1998 émise par les services de la direction pénitentiaire, était établi qu’ « une politique de prévention [du suicide en prison] n’est légitime et efficace que si elle cherche, non à contraindre le détenu à ne pas mourir, mais à le restaurer dans sa dimension d’acteur et de sujet de sa vie ».
Alors, oui, en réponse aux suicides, on peut toujours tenter d’humaniser les prisons. Mais parce que le plus souvent, la prison est précédée de la misère, de la précarité, de la violence subie, d’autres formes d’exclusion déjà ; serait-il plus pertinent d’essayer d’humaniser la société : peut-être alors y aurait-il moins de prisonniers et donc moins d’efforts à déployer afin d’humaniser les lieux privatifs - de droits ? - de liberté.
Mais coupons court à ces dangereuses divagations et retournons à la quiétude du quotidien. Jusqu’à demain.