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Impérialisme et embourgeoisement

VILA

La France a été l’un des premiers pays à entrer dans le capitalisme. De ce fait, ce développement a occasionné l’apparition massive d’un prolétariat urbain et industriel. Aux alentours de 1789, donc au moment de la révolution, ce prolétariat était en plein essor et donc les conditions objectives de la révolution socialiste étaient réunies ! Ce qui manquait, c’était bien sur un parti, avec une théorie révolutionnaire consciente du but socialiste et capable d’entraîner le prolétariat vers la révolution. Or c’est bien cela qui manquait. En effet les conditions objectives de la révolution s’étaient envolées avec la distribution des terres aux paysans en 1789 puis 1792. Ainsi la paysannerie, désormais propriétaire de sa terre, n’avait plus aucun intérêt à une quelconque révolution (bien au contraire elle avait tout à perdre), et donc elle se tournait à chaque fois du côté de la réaction ; or aucune révolution ne peut vaincre si 80% de la population s’y oppose (ce qu’on payé les communards). Cela ne s’arrangea pas avec la suprématie commerciale, coloniale de la France et de l’Angleterre qui au même moment, permit l’apparition, au sein même du prolétariat, d’une aristocratie ouvrière, directement corrompue par la puissance que déploient les grandes métropoles capitalistes sur le globe. En effet, les pays européens étaient à la tête d’immenses empires coloniaux et commerciaux, et les énormes profits tirés par les capitalistes de ce commerce mondial ont permis de corrompre et d’embourgeoiser des prolétaires, les transformant ainsi en petits bourgeois, plaçant leur magot pour en tirer eux aussi une petite rente confortable. L’aristocratie ouvrière fut ensuite dépassée en nombre et en poids par une classe moyenne du tertiaire, véritable petite bourgeoisie. L’émergence de classes moyennes nombreuses est le principal caractère des métropoles impérialistes florissantes.

Engels pensait que cette situation prendrait vite fin : « Avec l’effondrement du monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière anglaise perdra sa situation privilégiée ... » Or, à ce monopole commercial succéda aux alentours des années 1880 le stade suprême du capitalisme : l’impérialisme. Ce qui aggrava dans des proportions titanesques le problème dont Engels avait largement sous-estimé la portée historique. Lénine dit : « Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation des marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux. » L’impérialisme diffère donc du monopole commercial, en cela que ce n’est plus sur l’exportation de marchandises que se fait le sur-profit corrupteur, mais par les investissements à l’étranger du grand capital.

C’est donc à partir des années 1880 que l’impérialisme fit de l’Europe le bastion de la petite bourgeoisie. Se mêlant donc la petite bourgeoisie ancienne (petits propriétaires), la paysannerie propriétaire, ainsi que la petite bourgeoisie nouvelle (produit de l’impérialisme). Sur cette base donc, les conditions objectives de la révolution sont les pires qui soient, c’est bien sur le néant total. On voit donc la prédiction faite par Marx s’éloigner dans les métropoles impérialistes, du moins pour un temps indéterminé. Les conditions objectives de la révolution socialiste ont disparu. Elles ont non seulement disparu, mais même elles se sont éloignées en courant, avec diverses couches petites bourgeoises s’ajoutant les unes aux autres, un embourgeoisement de masse permis par l’impérialisme, aboutissant à "l’état providence" aux "acquis sociaux", aux salaires élevés, à l’accès de tous à la petite propriété. La possibilité de faire la révolution socialiste en 1789 n’était donc qu’une toute petite fenêtre de tir historique, appelé révolution de "type 1".

En Russie en 1917, ce qui s’est produit est l’équivalent de notre 1789. Il y avait donc aussi les conditions objectives d’une révolution socialiste, une fenêtre de tir pour une révolution de type 1. C’est ce qu’a bien compris Lénine. Il y avait aussi les conditions subjectives, contrairement à 1789. En effet la Russie a bénéficié d’un siècle d’expérience européenne de mouvement ouvrier, de littérature socialiste, et en particulier du marxisme, qui en est le produit direct, mais qui n’aurait pu se développer avant. Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire, disait Lénine. Mais encore, pour qu’il y ait cette théorie révolutionnaire, il fallait un siècle d’expérience concrète de mouvement social. C’est ce que n’ont pas voulu entendre tous les partis bourgeois et réformistes (SR et autres mencheviks).

Ce genre de révolution ne sont plus possible, les prochaines révolutions socialistes de "type 2" auront lieu dans des pays avancés, une fois que le capitalisme aura complètement pourrie sur place, une fois que l’impérialisme des premières métropoles sera arrivé au bout. Marx n’a pas vécu dans l’époque impérialiste, et n’a pas vu ce qu’Engels puis Lénine ont vu, à savoir l’embourgeoisement massif de la population par l’impérialisme. Cet embourgeoisement a eu comme conséquence inévitable la scission du socialisme qui conduisit tous les partis socialistes européens à soutenir par exemple l’entrée en guerre en 1914, la collaboration de classe avec la bourgeoisie sous prétexte de "patriotisme". C’est ce qui explique qu’au moment où éclatait la révolution socialiste en Russie, le mouvement socialiste européen piétinait ou se faisait massacrer (les spartakistes). Cela, s’explique parfaitement si on a bien compris le rôle éminent de l’embourgeoisement massif des populations des métropoles impérialistes, notamment en Europe.

Les français, les allemands, les anglais, les italiens, etc. étaient essentiellement embourgeoisés par leur impérialisme, ce qui fait qu’ils avaient bien trop à perdre à faire une révolution. C’est pour cela que le pronostic de Marx de faire coïncider révolution en Russie et révolution en Europe s’est avéré être une erreur. Mais comment aurait il pu conclure autrement, Marx n’a pas connu l’impérialisme. Et c’est la raison pour laquelle l’URSS s’engagea dans le socialisme dans un seul pays, étant bien conscient du fait que les peuples européens étaient bien trop embourgeoisés pour emboîter le pas aux russes, et qu’il serait donc criminel de soumettre le destin de l’URSS à celui de l’Europe ou de l’Amérique. Et les bolcheviks ne s’y sont pas trompés puisque 100 ans plus tard, toujours pas de révolution socialiste en Europe !

vila

 http://les-tribulations-de-l-ecocolo-ecoconome.over-blog.com/2017/06/imperialisme-et-embourgeoisement.html

COMMENTAIRES  

15/06/2017 22:53 par D. Vanhove

Approche intéressante... qui me fait penser à l’autre papier de R.Debray, et où le commentaire que j’y ai mis va dans le sens de ce que vous dites, mais à échelle individuelle...

ici, vous pointez à raison, l’embourgeoisement de la population qui auj’hui a bien trop à perdre - dans l’ensemble - pour qu’elle ne bascule massivement dans une quelconque révolution... et les acteurs polico-économiques le savent et le gèrent très bien pour que justement, nous ayons tjr les bagnoles, télés, smartphones, et autres gadgets sans oublier les congés payés, les réveillons et... le foot ! (je dois en oublier l’un ou l’autre, mais c’est dans la mm logique)... leur préoccupation est ss doute de trouver le point d’équilibre le plus bas pour que le système tienne encore et leur permette de s’enrichir tjr plus... et de trouver ce qui pourra nous distraire, des fois que certains commenceraient quand mm à penser un peu trop loin et à comprendre ce qu’il en est...

il y aura bien qqs manifs ici-et-là, mais rien de très grave, en définitive... et surtout, rien qui n’égratigne ce système qui récupère tout... et tous... (ou prsq)

16/06/2017 01:56 par Renard

Je ne pense pas du tout que la colonisation ait embourgeoisé la classe ouvrière, comme le disait à cette époque Jaurès dans ces discours les coûts de la colonisation était supporté par l’Etat (construction d’infrastructures, routes, ports, pour faciliter la circulation des ressources exploités par les entreprises) tandis que les profits allaient aux entreprises qui bénéficiaient de larges ressources gratuites à exploiter (mines, plantations, ..)

Bref, le français de base était perdant dans la colonisation, alors que d’autres y ont fait des fortunes colossales.

Ce texte me semble être une application bien lourde d’un certain marxisme orthodoxe et inflexible. L’Histoire est plus complexe que cela.

16/06/2017 02:34 par vila
16/06/2017 02:38 par vila

l’histoire est surement plus complexe, je ne dis pas que c’est exhaustif.
quel sont les autres points qui pourrait enrichir notre réflexion ?
crdlt

16/06/2017 03:59 par Georges SPORRI

En 1917, et en RUSSIE, les conditions objectives d’une révolution socialiste n’étaient absolument pas réunies (cf. le texte de Gramsci "la révolution contre le capital"). Dans les frontières russes ne pouvait être établie que "la dictature démocratique du prolétariat et la paysannerie" et la NEP pour accéder au marché mondial...
Créer la troisième internationale COMMUNISTE et la coordonner avec les guerres d’indépendance des colonies (congrès de BAKOU des peuples d’orient qui posa les bases de l’anti impérialisme) étaient les moyens prévus pour que la révolution mondiale aide l’URSS a escamoter la NEP (NEP = capitalisme mal développé et contrôlé par l’état).
L’échec de la révolution allemande de 1919 ne fut cependant jamais surmonté malgré la très belle œuvre de l’internationale communiste.

16/06/2017 10:24 par CN46400

Les mots ont un sens :
"Les français, les allemands, les anglais, les italiens, etc. étaient essentiellement embourgeoisés par leur impérialisme"
Embourgeoisé vient de "bourgeois" qui, pour un marxiste, est un individu qui vit de ses rentes (capital d’autrui accumulé) et la bourgeoisie est une "infime minorité". Il suffit de lire Zola, Dickens et consort pour démontrer que "l’embourgeoisement colonisateur" est un mythe pour les prolétaires de ces temps là, mais un mythe qui arrange bien la bourgeoisie qui peut ainsi étaler ses responsabilités criminelles sur la classe qui menace, par sa seule existence, son hégémonie.
Désolé, mais le marxisme c’est moins simple que cela...

16/06/2017 10:32 par CN46400

@ Sppori
"NEP = capitalisme mal développé" bof....
D’après Deng Xiao Ping, le principal c’est que le chat "attrape la souris" et depuis bientôt 40 ans le chat de la NEP chinoise parait efficace. Bien plus que le "socialisme dans un seul pays" de Staline et consort !

16/06/2017 10:38 par CN46400

Revolution de type 1 ou 2 sont des distinctions inconnues pour moi. Une révolution est effective lorsque les intérêts d’une classe prennent le pas sur ceux d’une autre. En 1789 et février 1917 les bourgeoisies française et russe ont remplacé au pouvoir, les monarchies, en octobre 17 ce sont les intérêts prolétariens (Paix + terre) qui ont prévalus.

Mais les forces productives étaient trop en retard pour parler de révolution socialiste. C’est pour cela que Lénine, après la guerre civile, a lancé la NEP basé sur un régime de « capitalisme d’état » (l’état dominant le capital). Régime, d’après Lénine le plus apte à réaliser « l’accumulation primitive du capital » durant « plusieurs générations » en URSS (Lénine dixit). C’est ce système, en gros, qui fonctionne actuellement en Chine.

Staline a mis un terme à ce régime en 1927, troqué contre l’autarcie, l’étatisme, et l’exode rural forcé, baptisé arbitrairement « socialisme » puisque sans capital de départ, qui a débouché sur l’échec de 1991.

16/06/2017 14:23 par G. SPORRI

@CN 46400... La théorie stalinienne du "socialisme dans un seul pays" est une foutaise anti marxiste (cf. "critique des programmes de Gotha et d’Erfunt")... La CHINE aussi était un capitalisme mal développé avec l’état et la nomemklatura maoïste qui jouait le rôle de bourgeoisie sobre et dévouée au développement économique (comme les calvinistes au 17ème siècle)... L’état actuel de ces 2 pays-continents montre qu’un pays peut lutter pour le socialisme mais pas être socialiste (à condition de ne pas raconter de conneries qui avilissent le communisme en le rabaissant au niveau d’un nationalisme). Par contre, STALINE et MAO ont arrachés leurs pays au sous développement et au pillage impérialiste, ils ont développé une classe sociale très performante et dévouée (l’INTELLIGENTSIA décrite par Iouri Alexandrovitch LEVADA) mais ils ont réussi cela en surexploitant la prolétariat et en décimant les paysans...

16/06/2017 18:50 par CN46400

@ Sporri
" ils ont développé une classe sociale très performante et dévouée"
Plaisanterie je suppose, vu le hold up de la nomenclatura eltsinienne sur les richesses soviètiques...
Staline n’a pas "décimé la paysannerie", il l’a poussé, de force, vers l’industrie. L’Occident a réalisé la même opération, en plus vaste, en faisant miroiter de meilleurs revenus, la Chine actuelle aussi. La force de travail soviètique a été, hormis le paramilitarisme, largement gaspillée par le stalinisme, et aujourd’hui encore la Russie dépend de l’extérieur (Chine et Occident) pour beaucoup de produits manufacturés.
Mao et Staline sont difficilement comparables, mais la Chine actuelle c’est Deng, pas Mao. La notion de "capitalisme mal développé" est inadéquate de mon point de vue, je préfère "capitalisme embryonnaire"

16/06/2017 19:58 par G. SPORRI

@CN46400. Il ne faut pas confondre nomenklatura et intelligentsia. Les travaux de LEVADA ne sont pas traduit en français, ce qui permet à des crétins d’affirmer que stalinisme = fascisme (point de vue du démocratisme petit bourgeois a-historique).
L’intelligentsia est une classe de prof, ingénieurs, techniciens, médecins, gérants, ...etc... qui était très qualifiée et sobre, très cultivée mais un peu trop morale au mauvais sens du terme...

16/06/2017 21:31 par Renard

@vila Je vous conseillerais les conférences d’Henri Guillemin, disponibles sur youtube, au sujet de la colonisation, de la révolution française et de la révolution russe.

Cet historien n’est pas exempt de tout défaut mais il est extrêmement enrichissant.

Cdt,

16/06/2017 23:10 par vila

@renard
j’apprecie guillemain et je compte bien regarder toutes les videos. je n’ai pas encore regardé celle ci mais je compte remedier a ceci car en plus guillemin a un sens de la narration qui est terrible.

@ tous
par rapport a cet article, je repete j’ai lu ceci a travers le hasard de mes lectures. mon objectif n’est que de le porter a la connaissance d’un maximum pour débattre. il doit avoir des lacunes et merite surement d’etre amender.
Je suis passé de 10 pages à 1,5 pages pour ne pas rebuter les lecteurs. Ce devrait etre d’ailleurs l’objectif de tout revolutionnaire concision et argumentation.

maristement votre

18/06/2017 03:04 par alain harrison

Bonjour.
« « Ce genre de révolution ne sont plus possible, les prochaines révolutions socialistes de "type 2" auront lieu dans des pays avancés, une fois que le capitalisme aura complètement pourrie sur place, une fois que l’impérialisme des premières métropoles sera arrivé au bout. » »
Avec le gaspillage monstre des ressources, c’est la terre qui arrivera à bout. Mais avec le déplacement des continents, dans quelques millénaires les ressources se seront refaites, et les survivants reprendrons les bonnes vieilles habitudes, à moins de la révolution des consciences.
Mais en attendant, pour qu’il y est une révolutions il faudrait que les gens aient ces choses en tête.
Le vue d’ensemble.
Le questionnement.
Vraiment, l’idée d’un meilleur monde pour les générations à venir.
Des solutions.
Et la Question : qu’est-ce que cela me rapporte, à moi, à ma famille, à l’organisme social,....à mon milieu parce qu’il a des effets collatéraux sur ma vie et moi sur lui.
Le potentiel et les avantages des solutions adéquates.
Une pré-Constituante pour en discuter sérieusement et un nouveau pacte social à envisager.
Tout ça ne s’improvise pas mais demande un bon exercice pour parer aux imprévus incongrus.

18/06/2017 10:12 par CN46400

En fait les révolution sont toujours une surprise pour la classe qui doit céder le pouvoir, mais un soulagement pour celle qui y accède et qui constate qu’enfin ses intérêts vont être pris en compte. L’important est surtout dans le déclenchement, convocation des états généraux en 1789, révolte ouvrière en 1848, invasion en 1871, élections en 1936, répression anti étudiante en 1968. Le déroulement dépend ensuite des alliances de classes, des individus, des circonstances et, surtout, de l’union des principales classes, prolétariat et bourgeoisie, en concurrence.

19/06/2017 07:37 par francois

Je rejoins cet article à 100 %.
Même si le terme embourgeoisement est peut être mal choisi (d’après certaines remarques), on comprend bien que la colonialisation, puis l’impérialisme, apporte un flux très important d’argent qui fait vivre et bien vivre sa classe dirigeante certe, mais aussi toute l’economie.
qu’un français de classe moyenne possede sa maison et deux voitures alors que c’est inimaginable pour la grande majoritė des Africains est une conséquence directe de la colonisation qui a évolué vers l’impérialisme.
Que des Français nient cette évidence, c’est une reminescence de l’esprit coloniaste. Le colonialisme zombie, pour faire un parallèle avec le chrétien zombie de Todd.

19/06/2017 10:49 par CN46400

@ François
"qu’un français de classe moyenne possede sa maison et deux voitures alors que c’est inimaginable pour la grande majoritė des Africains est une conséquence directe de la colonisation qui a évolué vers l’impérialisme"

Pourtant, les allemands, les suédois, les suisses etc.. qui ont eu bien moins de colonies que les "français" ont-ils moins de voitures ? De fait, la puissance du capitalisme européen est basé sur une force de travail qui a progressé en nombre (exode rural + enfants), en compétence et à l’existence, très tôt, d’états faiblement corrompus, efficaces dans le respect des principes du capitalisme. Et la très colonisatrice Espagne n’a pas été au rendez-vous du capitalisme triomphant européen, pas plus que le Portugal....

22/06/2017 10:29 par bergeronette

Lois XIV qui ne fut pas le si grand roi que l’on prétend, a jeté les bases du capitalisme, en créant une bourgeoisie terrienne et développé une bourgeoisie urbaine puissantes.
Au XIXe siècle, plusieurs éléments décisifs ont permis au capitalisme européen de prospérer, de s’étendre et de se maintenir à flots :
La création de la Société Anonyme, en 1850, avec la création de nouvelles infrastructures commerciales, et un maillage industriel, la généralisation du crédit et de la publicité.

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