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L’Esprit de 45 contre le démon du libéralisme.

Dans une interview accordée au magazine Trois couleurs, Ken Loach observe qu’il parle de son film au moment où se déroulent les funérailles de Thatcher ; on peut y voir une justice poétique : elle finit sous le regard caustique de son adversaire. Dans le film, cela donne une malice de montage vengeresse : un ancien mineur dénonce la violence et l’acharnement des policiers contre les manifestants et demande : "mais qui, qui donnait ces ordres ?". L’image suivante montre une Thatcher Sainte Nitouche réagissant à son élection en citant, d’une voix benoîte, Saint François, l’apôtre par excellence de l’amour !

La remarque de K. Loach témoigne aussi d’une de ses principales qualités : la modestie. Au cours de sa longue carrière, il n’a jamais cédé au désir narcissique de faire de belles images gratuites, des scénarios sophistiqués, des cadrages à l’esbroufe : il a toujours été conduit par la volonté d’être utile. Ainsi, lorsqu’il définit L’Esprit de 45, ses paroles s’appliquent exactement à son cinéma : "le but était de bâtir pour le bien de tous", d’"avancer dans un mouvement collectif et solidaire". Et cet engagement, loin de s’opposer, se marie parfaitement à la réussite cinématographique : The Navigators, film consacré au démantèlement de British Railways, peut-être son chef-d’œuvre, se présente comme une pure tragédie. Certes, parfois, on sent que la "fable" n’est là que pour envelopper le thème traité et servir la dénonciation : ainsi dans Route Irish, où l’urgence était de dénoncer la privatisation de la guerre d’Irak, conduite à travers les sociétés de sécurité et leurs mercenaires.

Mais, la plupart du temps, fable et cible se renforcent, et tout particulièrement dans ces films humoristiques qu’on a eu tendance à qualifier de "légers" : La Part des Anges était une réussite totale, comparable à la comédie satirique italienne de la meilleure époque ; ses personnages ont beau être cocasses, les situations souvent désopilantes, le symbole qui donne au film son titre exprime une critique virulente : les vols commis par les petits délinquants, les seuls qu’on retrouve devant les tribunaux (séquence très forte, avec la mère de famille accusée d’avoir travaillé pendant qu’elle percevait des allocations-chômage), ne constituent que la "part des anges", les 10% du whisky qui s’évapore pendant la distillation, c’est-à-dire 10 %, ou bien moins, de ce que volent les grands délinquants en col blanc (combien de millions l’arbitrage sollicité par Christine Lagarde a-t-il attribués à Tapie ?).

Ce film présenté comme léger laisse même un goût un peu amer : dans cette bande de joyeux bras cassés, seul le héros s’en tire (c’est-à-dire qu’il trouve un travail : c’était l’autre idée forte du film : aujourd’hui, pour décrocher un CDI, il faut accepter de passer par l’illégalité !) ; les autres retombent dans leur vie stupide passée à traîner et à se soûler. K. Loach était-il devenu pessimiste ?

L’Esprit de 45 nous rassure : il est toujours aussi volontariste. Avec ce film, il veut témoigner et aider à avancer. Le choix du documentaire, si logique de la part du cinéaste, l’atteste. L’avantage, dit-il, "c’est qu’il compile des ressources qui seront réutilisables par tout un chacun" – toujours ce désir d’être utile. Cependant, en attendant de futurs films d’agit-prop qui puiseraient dans ce matériau visuel, L’Esprit de 45 nous permet de réfléchir sur l’esprit du capitalisme, rejoignant un livre de Domenico Losurdo, récemment paru en français (éditions La Découverte) : Contre-Histoire du libéralisme. Ce livre est une démystification du libéralisme : celui-ci n’a jamais fait qu’organiser la liberté d’un petit nombre (la communauté des "hommes libres" a toujours été une aristocratie), au prix de l’oppression et de la misère d’une immense majorité ; et Losurdo nous donne une image terrible de la Grande-Bretagne depuis le XVIIIe siècle, c’est-à-dire depuis la révolution libérale : le libéralisme ne s’est pas seulement développé sur la base de l’esclavage et du colonialisme, il a organisé, à l’intérieur même du pays un véritable "goulag" (pour renvoyer aux libéraux ce terme dont ils se sont tant gargarisés dans les années 70-80) : le statut des ouvriers, des serviteurs, des soldats et marins, des pauvres en général, était semblable à celui des esclaves noirs aux États-Unis (je cite, au hasard, page 82 : "en Écosse les travailleurs des mines de charbon et des salines sont obligés de porter un collier où est écrit le nom de leur maître").

Dans les workhouses, organisées par les lois de 1834, les familles d’ouvriers tombés au chômage et à la mendicité sont séparées, sans égards pour les liens familiaux ; les enfants sont mis au travail dès l’âge de 4 ans, voire vendus. Et cette pratique n’a pas perdu son actualité : en janvier de cette année, Canal Plus a diffusé un documentaire, “ Angleterre : le royaume des enfants perdus ”, qui montre que, chaque année, des assistantes sociales enlèvent à tort, sur des soupçons infondés, à des familles modestes, des dizaines d’enfants qu’elles ne pourront jamais retrouver. C’est cette guerre menée par les services "sociaux" contre les pauvres que dénonçait déjà Ken Loach, en 1994, dans Ladybird.

Dans L’Esprit de 45, il donne la parole à des hommes et des femmes âgés qui ont vécu dans cet enfer libéral, et il documente leurs témoignages par des images effrayantes (le gouvernement Roosevelt avait lancé, pendant la Grande Dépression, une campagne de témoignages photographiques, qu’on peut voir défiler au générique de fin de Dogville, le film de Lars von Trier ; les archives anglaises, moins connues, sont aussi sordides). Ainsi, un vieil ouvrier raconte que ses frères et lui devaient coucher à 5 dans le même lit, un lit infesté de vermine - et on voit des images d’archives où un enfant déplie une couverture littéralement tapissée de bestioles, tandis que des souris courent le long des murs ; pire, il a vu mourir deux de ses frères dans la même journée, faute de soins. Car la médecine, avant 45, est ruineuse pour les ouvriers, et les médecins, qui n’avaient pas d’autre projet que de gagner de l’argent, engageaient des percepteurs qui, chaque semaine, allaient dans les bidonvilles recouvrer, par fractions, l’argent des consultations.

L’exemple de la médecine montre bien la régression sociale et morale qu’entraîne le libéralisme et, au rebours, l’élan humaniste que déclenche une politique sociale généreuse : après les lois sociales du gouvernement Attlee, les médecins, rivalisant pour améliorer la prévention médicale dans les quartiers ouvriers, réduisent parfois la mortalité de 50 %.

Le film est en effet aussi un hymne au gouvernement travailliste (qui, alors, mérite bien le qualificatif de socialiste) élu en 1945, et à son action dans tous les domaines qui constituent les vrais droits de l’homme : médecine, éducation, logement, énergie (les mines) et transports en commun. Et on trouve bien sympathique et même touchant ce ministre aux petites lunettes rondes, Clément Attlee, qui ne pense qu’au bien-être des ouvriers. K. Loach ne donnerait-il pas à l’expérience travailliste des couleurs trop roses ? (Dans ce ministère Attlee, il y avait aussi le très anti-communiste ministre des Affaires étrangères E. Bevin).

Certes, Ken Loach a pour but d’opposer clairement deux systèmes, collectif et libéral, et leurs deux logiques : l’une fait des hommes des associés solidaires qui se soutiennent dans un mouvement général vers le bien-être, la justice et l’épanouissement, l’autre des concurrents mesquins et haineux qui s’enfoncent mutuellement. Mais il n’est pas naïf et certaines remarques ponctuelles nous invitent à aller plus loin dans la réflexion.

Un des ouvriers qui apportent leur témoignage remarque que la présidence du nouvel organisme qui doit gérer les mines nationalisées est confiée à un des plus importants ex-propriétaires privés de ces mines ; d’autres s’étonnent que les nouveaux dirigeants publics confient des responsabilités aux petits chefs les plus tyranniques et méprisants pour les ouvriers. On soupçonne alors qu’en fait de révolution on a eu plutôt une délégation de pouvoirs provisoire : dans la situation d’urgence de l’après-guerre, il fallait redresser l’économie britannique le plus vite possible (dans l’intérêt même de toute l’Europe, puisque la Grande-Bretagne était le seul pays à avoir conservé ses infra-structures) ; on a donc fait, pragmatiquement, le choix de l’efficacité, seul l’État pouvant planifier rationnellement la reconstruction. Ce choix a été maintenu pendant une génération (jusqu’à Thatcher) ; une fois la phase de reconstruction accomplie, on est passé à la phase suivante de prédation individuelle, ouverte aux entreprises privées.

Il ne faut donc pas voir les dirigeants anglais de 1945 comme des saints laïcs, emportés par une mystique ouvrière, et il convient de replacer cette expérience dans son contexte : un peu partout (et en Russie au premier chef) on a pu voir cette alternance de phase de construction (socialiste ou communiste) et de prédation (libérale). Mais c’est peut-être là le point le plus optimiste du film : 70 ans après la Libération, les dirigeants vont peut-être réaliser qu’il est redevenu plus avantageux de reconstruire la société que de continuer à la détruire en s’engageant peut-être dans une logique de rendements décroissants.

Rosa Llorens

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Roberto Saviano. Gomorra. Dans l’empire de la camorra. Gallimard, 2007.
Bernard GENSANE
Il n’est pas inutile, dans le contexte de la crise du capitalisme qui affecte les peuples aujourd’hui, de revenir sur le livre de Roberto Saviano. Napolitain lui-même, Saviano, dont on sait qu’il fait désormais l’objet d’un contrat de mort, a trouvé dans son ouvrage la bonne distance pour parler de la mafia napolitaine. Il l’observe quasiment de l’intérieur pour décrire ses méfaits (je ne reviendrai pas ici sur la violence inouïe des moeurs mafieuses, des impensables tortures corporelles, (…)
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