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Le Couac

La fin de la « fin de l’histoire »

Jean Bricmont

Tout allait bien. La Serbie, à genoux, venait de vendre Milosevic au TPIY pour une poignée de dollars (dont on apprendra ensuite qu’une partie servira à payer des dettes accumulées depuis Tito). L’OTAN s’étendait à l’Est devant une Russie impuissante. On pouvait, en toute impunité, bombarder Saddam Hussein quand on le désirait. La Macédoine, envahie par l’UCK, devait accepter la comédie d’un désarmement de cette même UCK par ceux qui l’ont armé. Les territoires palestiniens étaient quadrillés et leurs dirigeants assassinés par des bombes intelligentes. Pendant ces dernières années, les détenteurs d’actions avaient prospéré comme ils l’avaient rarement fait dans l’histoire. La gauche politique n’existait plus et tous les partis s’étaient ralliés au néo-libéralisme et à l’interventionnisme militaire « humanitaire ». Bref, comme disent certains éditorialistes, on vivait en paix.

Et puis, le choc, la surprise, l’horreur : la plus grande puissance de tous les temps, le seul empire vraiment universel visé en son coeur, au centre même de sa richesse et de sa puissance. Un réseau d’espionnage électronique sophistiqué, des mesures de sécurité uniques au monde n’ont rien pu faire pour prévenir la catastrophe.

Que l’on nous comprenne bien. Nous ne partageons pas l’attitude de Mme Albright qui, lorsqu’on lui demande si la mort d’un demi million d’enfants irakiens « vaut la peine » répond : « c’est un choix difficile, mais oui,cela en vaut la peine ». Le massacre de civils innocents ne nous paraît jamais souhaitable. Ce qui n’empêche de se poser, à l’occasion de cet événement, quelques questions.

Un pacifiste américain, A. J. Muste, faisait observer que le problème, dans toutes les guerres, était posé par le vainqueur : en effet, il avait appris que la violence payait. Toute l’histoire de l’après-guerre illustre la pertinence de cette remarque. Aux EU, le département de la guerre fut rebaptisé département de la défense, alors qu’il n’y avait en réalité aucun danger direct qui les menaçait et les gouvernements américains successifs se sont lancés dans des campagnes d’interventions militaires et de déstabilisations politiques dont il faut beaucoup de bonne volonté pour n’y voir qu’une volonté d’endiguer le communisme (qu’est-ce que des gouvernements modérément nationalistes, comme ceux de Goulart au Brésil, de Mossadegh en Iran ou d’Arbenz au Guatémala avaient à voir avec le communisme ?).

Mais, pour nous limiter à l’actualité, essayons de voir comment celle-ci peut être perçue par des regards non-Occidentaux.

- Le protocole de Kyoto : les objections américaines ne sont pas principalement scientifiques, mais du genre « cela nuit à notre économie ». Comment cette réaction est-elle perçue par des gens qui travaillent 12 heures par jour pour des salaires de misère ?

- La conférence de Durban. L’Occident refuse toute idée de réparations pourl’esclavage et le colonialisme. Mais comment ne pas voir que l’État d’Israël fonctionne comme réparation pour les persécutions antisémites, sauf que, là , le prix est payé par les Arabes pour des crimes commis par des Européens ? Et comment ne pas comprendre que ce transfert de responsabilité soit perçu par les victimes du colonialisme comme une manifestation de racisme ?

- La Macédoine : voilà un pays que l’Occident a poussé à l’indépendance pour affaiblir la Serbie et dont le gouvernement a toujours suivi fidèlement les ordres occidentaux. Il est soumis à des attaques de terroristes armés par l’Otan et provenant de territoires sous contrôle de celui-ci. Comment cela est-il perçu dans le monde orthodoxe et slave, surtout après l’expulsion, sous les yeux de l’Otan, de la population serbe du Kosovo et l’éradication d’une bonne partie de son patrimoine culturel ?

- L’Afghanistan ; on oublie un peu vite que Ben Laden a été formé et armé par les Américains, lesquels reconnaissent ouvertement qu’ils ont utilisé l’Afghanistan pour déstabiliser l’URSS, avant même l’intervention de celle-ci. Combien de gens meurent dans ce jeu que le conseiller de Carter, Z. Breszinski, appelle « le grand échiquier » ? Et combien de terroristes, en Asie, en Amérique Centrale, dans les Balkans ou au Proche-Orient sont lâchés dans la nature après avoir servi le monde libre ?

- L’Irak : voilà dix ans que la population est étranglée par un embargo quia fait de centaines de milliers de morts - qui sont aussi, ne l’oublions pas, même si elles ne passent pas à la télévision, des victimes civiles. Tout cela parce qu’ils ont cherché à récupérer des puits de pétrole qui leur ont été de facto confisqué par les Britanniques. Comparons avec le traitement réservé à Israël qui occupe de façon parfaitement illégale les territoires conquis en 1967. Pense-t-on réellement que l’idée généralement acceptée en Occident, que tout cela c’est la faute à Saddam Hussein, impressionne qui que ce soit dans le monde arabo-musulman ?

- La Chine : lorsqu’un avion américain est abattu le long des côtes chinoises et son équipage brièvement fait prisonnier, on s’indigne : comment osent-ils ? Il faut faire preuve de fermeté ! Mais que faisaient-ils là ? Combien d’avions chinois ou indiens se baladent si près des côtes américaines ?

- Est-il vraiment de toute première urgence de dilapider les ressources rares de la planète, entre autres l’intelligence, pour construire un bouclier anti-missile qui ne protègera pas les États-Unis contre des attaques terroristes et, à long terme, même pas contre des attaques nucléaires ?

Par une pure coïncidence, ces attentats ont lieu le 11 septembre, anniversaire du renversement d’Allende, qui a marqué non seulement - onl’oublie un peu vite - l’installation du premier gouvernement néo-libéral, celui de Pinochet, mais aussi le début de la fin des mouvements nationaux et indépendants dans le Tiers-Monde - en gros, ceux issus de la Conférence de Bandung - qui bientôt allaient tous s’incliner devant les diktats des États-Unis et du FMI.
Ce souvenir rappelle que la victoire de l’Occident contre les mouvements politiques indépendants dans le Tiers-Monde a été obtenue par des moyens fort peu démocratiques : Pinochet, évidemment, mais aussi Suharto, l’assassinat de Lumumba, les armées terroristes en Amérique Centrale, et, last but not least, le soutien aux « bons » fondamentalistes musulmans, en Afghanistan et en Arabie Saoudite. En fait, tant que les forces obscurantistes et féodales pouvaient être utilisées contre les communistes et la gauche politique, elles l’ont été à profusion. Si les accusations lancées contre ces forces se confirment, alors il sera opportun de méditer sur cette curieuse ironie de l’histoire.

On nous a montré, pour mieux dénoncer ces mécréants, des Palestiniens célébrant les attaques contre ce qui, de leur point de vue, est sûrement le véritable empire du mal. Loin de penser qu’il s’agit d’incidents isolés, on peut conjecturer qu’en Amérique Latine, en Indonésie, en Iran, dans la Russie ruinée et humiliée, dans la Chine où personne n’est dupe des tentatives de déstabilisation visant ce géant émergent, ainsi que dans le monde musulman, cette tragédie fera verser tout au plus des larmes de crocodile. On s’indignera devant une telle indifférence à la souffrance humaine, mais c’est oublier un peu vite l’exaltation de certains éditorialistes occidentaux lors des bombardements sur Bagdad et sur Belgrade.

Il y aura bien sûr des cris d’indignation et des messages de condoléances. On applaudira les « réponses fermes » lorsqu’elles se produiront (va-t-on détruire une usine pharmaceutique au Soudan ou bombarder la population civile d’un pays arabe ?). On trouvera quantités d’intellectuels pour produire de savantes analyses menant à de grossiers amalgames liant ces attentats à tout ce qui leur déplait dans le monde : Saddam Hussein, Kadhafi, les pacifistes et anti-impérialistes occidentaux, le mouvement de libération palestinien et, pourquoi pas, la Chine, la Russie ou la Corée. On construira plus de réseaux d’espionage. On contrôlera mieux les citoyens. On expliquera que cette barbarie nous est étrangère : en effet, nous préférons bombarder de haut et tuer à petit feu au moyen d’embargos. Mais tout cela ne résoudra aucun problème de fond. Ce n’est pas à la révolte qu’il faut s’attaquer, mais à la misère qui engendre cette révolte.

Ces attentats auront au moins deux conséquences politiques négatives:d’une part, la population américaine, déjà d’un nationalisme inquiétant, vase rassembler « autour du drapeau » comme ils disent, et appuyer la politique de leur gouvernement, aussi barbare soit-elle. Elle voudra, plus que jamais, « protéger son mode de vie », sans se demander ce que cela coûte au reste de la planète. Les timides mouvements de dissidence qui se font fait jour depuis Seattle seront marginalisés si pas criminalisés. D’autre part, les millions de gens vaincus, humiliés et écrasés par les États-Unis de par le monde auront la tentation de voir dans le terrorisme la seule arme qui puisse réellement frapper l’Empire. C’est pourquoi une lutte politique - et non terroriste - contre la domination culturelle, économique et surtout militaire d’une toute petite minorité du genre humain sur l’immense majorité est plus nécessaire que jamais.

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Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment appelés à défendre les (...)
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