Interview de Bernard Teper*, sur la "Grande sécu", la dernière contre-réforme de la Sécu concoctée par la Macronie, par l’Association Salaire à vie.
Bernard Teper : Pour comprendre le projet gouvernemental de Grande sécu, il faut d’abord bien connaître la Sécurité sociale.
Qu’est-ce donc que la Sécurité sociale ?
Elle comporte aujourd’hui 5 branches :
– Assurance maladie
– Retraites
– Famille (famille, logement, précarité, aides culturelles)
– Accidents du travail et maladies professionnelles
– Autonomie
Le budget global de la sécu (570 milliards d’Euros au PLFSS 2022) est beaucoup plus important que celui de l’Etat (455 milliards d’EurosPLF2022). Il représente 7 à 8 fois le budget de l’Education nationale.
La Sécu est la structure la plus socialisée qui existe en France où il ne reste de socialisé que deux secteurs : Sécu et Education nationale.
Au commencement, il y a eu les Ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 et les 4 grandes lois d’Ambroize Croizat de 1946 (après la démission de De Gaulle en janvier 1946). https://www.humanite.fr/22-mai-1946-le-reve-de-la-resistance-devient-realite-607514
Elles reposent sur 4 principes :
– Unicité de la sécu
– Solidarité (à la place de la charité) : à chacun selon ses besoins, chacun contribuant selon ses moyens.
– Financement par cotisation (salaire socialisé)
– Démocratie sociale
La sécu était trop importante pour dépendre du privé ou de l’Etat. Au départ, elle était gérée par les assurés sociaux eux-mêmes. Les travailleurs étrangers votaient comme les autres.
Ces 4 principes révolutionnaires ne président plus à la Sécu actuelle. Ils ont été détruits par le mouvement réformateur néolibéral. Le principe d’unicité a été cassé par De Gaulle dès 1967 avec le découpage en branches.
Pendant 20 ans, ni le privé, ni l’Etat, n’ont dirigé la Sécurité sociale. Cette période a vu les plus grands progrès de l’histoire moderne contre les inégalités. La sécu était le marqueur le plus avancé de la République sociale. Les nationalisations de la Libération n’ont pas permis de rompre avec le capitalisme. La Sécu n’a existé qu’en France et a été violemment attaquée dès le début car le patronat a vite compris qu’elle était la préfiguration du socialisme, ce que beaucoup de militants n’ont hélas pas compris. La première force qui a contré la sécu, c’est de la Fédération nationale de la Mutualité française avec la majorité des Mutuelles, la deuxième a été les paysans dans leur grande majorité et la troisième les Indépendants et les professions libérales dans leur grande majorité.
A partir du 24/04/1947, la CGT dirige la Sécu, ce que le patronat ne supporte pas. En 1967, De Gaulle fait voter la « co-gestion » rompant avec le principe un assuré une voix : les syndicats ont 50% et le patronat 50%. Comme le patronat est uni et les syndicats divisés, cela donne de facto le pouvoir au patronat. C’est :
– La première étape de l’étatisation de la Sécu en 1967 par les ordonnances de Gaulle-Pompidou-Jeanneney. Le but final est de privatiser, mais il faut étatiser pour pouvoir privatiser.
– La seconde étape est le plan Juppé de 1995. Mis en échec, sur les retraites, il passe sur l’assurance maladie. Désormais l’Assemblée nationale définit en décembre le budget de la santé de l’année suivante selon des critères d’austérité.
– La troisième étape est franchie par Sarkozy Bachelot, au début de son mandat avec la loi Hôpital-santé-territoires (création des ARS, etc.)
L’objectif du néolibéralisme est la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Pour cela, ils organisent le dépeçage de la Sécu région par région comme ils ont fait avec la SNCF. Leur modèle c’est le système étasunien : protection sociale socialisée pour les plus pauvres et les plus vieux et assurances privées pour tout le reste. Obamacare, c’est simplement une aide de l’Etat aux plus pauvres pour les aider à payer une complémentaire privée obligatoire.
Le but est de créer une Sécu à 3 étages :
– Prise en charge des plus pauvres et des plus vieux
– Complémentaire privée pour la grande masse de la population
– Sur-complémentaire privée pour les plus riches
La "Grande sécu" est un nom impropre car ce projet ne concerne que l’assurance maladie. Il s’agit d’intégrer des Mutuelles à la Sécu (donc de les supprimer) pour qu’il y ait un seul payeur au lieu de deux.
Il existe plusieurs Hauts conseils chargés d’ausculter le Sécu dans tous ses aspects et ses branches et de faire des propositions, comme le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFi-PS), le Conseil d’orientation des retraites (COR), le Haut conseil pour l’avenir famille enfance âge (HCFEA), le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM).
Dans son rapport de janvier 2022 sur l’évolution de l’articulation entre la sécurité sociale et l’assurance maladie complémentaire, le HCAAM propose ainsi quatre possibilités d’évolution de l’articulation entre la sécurité sociale et l’assurance privée :
– améliorer le système actuel sans modifier son architecture (diminution des inégalités les moins acceptables, limitation des RAC les plus élevés, par exemple) ;
– instaurer une assurance complémentaire obligatoire, universelle et mutualisée ;
– augmenter les taux de remboursement de la sécurité sociale pour les besoins de protection commune (suppression des tickets modérateurs (nouvelle fenêtre)...) ;
– décroiser les domaines d’intervention de la sécurité sociale et des assurances privées (liberté plus grande de définition des niveaux et des contenus des garanties proposées par les assurances privées).
Pourquoi la Grande sécu ? Les frais de gestion de la Sécurité sociale s’élèvent à 5% et ceux des complémentaires à 15/20% car elles font de la pub et gèrent beaucoup moins d’assurés. Il y a donc des économies d’échelle et de frais de communication à réaliser.
Une grande partie de la gauche et des syndicats est favorable à la réforme (un seul payeur) à condition que les 4 conditions initiales soient de retour et qu’elle réponde aux besoins des assurés et ne serve pas seulement à faire des économies (austérité).
Question : Ne faut-il pas aussi rendre hommage à des figures moins célèbres mais tout aussi méritoires que Croizat et Laroque, comme Georges Buisson, notamment, qui présente, le 24 juillet 1945, devant l’ACP, un projet d’ordonnance fondant la Sécurité Sociale, en 88 articles, que l’ordonnance officielle du 4 octobre s’est limitée à copier avec quelques correctifs. C’est lui, le véritable père de la Sécurité Sociale. Il y a aussi Alexandre Parodi qui était ministre du Travail et de la Sécurité sociale dans le gouvernement De Gaulle entre le 9 septembre 1944 et le 21 octobre 1945.
Bernard Teper : C’est juste. Dans l’excellent film de Gilles Perret, la Sociale, on voit tous ceux qui ont travaillé aux Ordonnances. La CGT a sans doute voulu faire de Croizat la figure centrale.
De Gaulle était plutôt hostile à la Sécu mais une bonne partie de la résistance était communiste. Il est possible que sa démission en 1946 soit en partie liée à son opposition à la Sécu. Dès son retour au pouvoir en 1958, il demande à Michel Debré d’organiser le financement des écoles catholiques et de préparer les Ordonnances de 1967.
Q : Y a-t-il un projet de loi sur la Grande sécu ? Où en est-il ? Et comment peut-on le contrer ?
Bernard Teper : Voilà comment ça s’est passé : Olivier Véran a demandé au HCAAM de donner son avis sur une Grande sécu parce qu’il sait que la haute fonction publique est pour. Pourquoi est-elle pour ? Et d’abord quelles sont les forces en présence ? Les opposants les plus farouches sont :
– Le grand patronat
– La fédération nationale de mutualité française
– La médecine libérale
La haute fonction publique est pour parce qu’elle veut faire des économies d’échelle et supprimer les 7 milliards de frais de gestion des Mutuelles. La CGT est d’accord à condition que ce ne soit pas l’austérité. Voyant cela, les opposants ont décrété qu’ils préféraient le Statu-quo amélioré (la 1ère des quatre hypothèses d’évolution de l’HCAAM) à la Grande sécu. Du coup, Véran a dit : On verra ça plus tard (après les élections).
Comme vous le savez, la droite veut supprimer toutes les cotisations (salaire net = salaire brut) au prétexte d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés. Ce qu’il nous faut, au contraire, c’est revenir à l’unicité des caisses et arrêter les exonérations de cotisations. Pour cela il faut construire un bloc populaire majoritaire capable de prendre le pouvoir. La sécu est une priorité des assurés sociaux, il faut qu’elle devienne une priorité des syndicats, des élus de gauche et de tous les mouvements sociaux.
Q : Vous n’avez pas parlé du principe d’universalité. A-t-il été pris en compte au départ ? Qu’en était-il pour les femmes ?
Bernard Teper : L’universalité était dans le projet initial mais elle n’a pas pu être actée car des oppositions se sont fait jour. La sécu, c’est la plus grande avancée de l’histoire moderne, une si grande avancée qu’elle a suscité une puissante hostilité qui a empêché que le projet soit totalement mis en œuvre. L’universalité n’a pas été actée, l’assurance chômage n’est pas dedans, les agriculteurs et les membres des professions indépendantes (artisans, commerçants et professions libérales) ne sont pas dans le régime général.
Mais ce qui a été réalisé a été tellement énorme, qu’en 75 ans, ils n’ont pas réussi à privatiser la Sécu.
Il manque aussi une sécu alimentaire, du logement, etc... Mais pour le faire, il faut instituer une république sociale. Il ne peut pas y avoir de renouveau de la Sécu dans le monde néolibéral.
Quant au comment faire, cela exigerait un nouveau débat...
Q : Comment de Gaulle a-t-il pu modifier le statut de la Sécu avec les ordonnances de 67 ? En avait-il le droit ?
Bernard Teper : Bien sûr, dans un état de droit les lois peuvent être votées, supprimées, modifiées. C’est le rôle du gouvernement.
Q:Pouvez-vous nous en dire plus sur le forfait hospitalier ? Comment fonctionnait la démocratie à la sécu au début ? Était-elle directe ?
Bernard Teper : Avant janvier 1983, la sécu remboursait tout. Quand le forfait hospitalier a été instauré, il était très faible, mais depuis il a été multiplié par 9.
La démocratie était une démocratie représentative classique, sauf qu’elle s’appliquait au champ de la Sécu ; les élections étaient au suffrage universel des assurés sociaux. Les propositions/revendications des assurés remontaient par le canal des syndicats car les élus étaient élus sur des listes syndicales. Il y avait des représentants CGT, FO ? CFTC, etc... Il n’y avait pas de RIC.
Aujourd’hui dans les CA qui n’ont plus aucun pouvoir, il y a des représentants syndicaux non pas élus mais nommés par les syndicats.
Q : Les Mutuelles dont vous parlez, ce sont les Mutuelles privées ?
Bernard Teper : En 2005, sous la pression de l’Union Européenne, est créée l’Union nationale des organismes complémentaires d’assurance maladie (UNOCAM) qui rassemble les différentes familles d’organismes complémentaires d’assurance maladie :
– La Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) ;
– La Fédération française de l’assurance (France Assureurs) ;
– Le Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP) ;
– Le Régime local d’assurance maladie complémentaire obligatoire des départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle.
Cette structure et ses composantes sont contrôlées par l’ACPR, le « gendarme des assurances », qui a droit de vie et de mort sur elles, en vertu de la loi Solvabilité 2 (Entré en application le 1er janvier 2016, Solvabilité II est un ensemble de règles fixant le régime de solvabilité applicables aux entreprises d’assurances dans l’Union européenne).
La seule différence avec les assurances du Medef, c’est que ces Mutuelles n’ont pas d’actionnaires et ne paient pas de dividendes, mais c’est contourné par des salaires mirobolants.
La Commission européenne autorise le monopole de la Sécu tant que la cotisation est obligatoire. Sinon elle deviendrait une structure privée et rentrerait sous le contrôle de l’ACPR.
Dans les années 1980, la Mutualité recule face aux assureurs, qui, eux, en tarifant en fonction de l’âge, peuvent attirer une clientèle plus rentable : les jeunes, pendant que les mutuelles recueillent les catégories les plus consommatrices de soins, notamment les personnes âgées. Du coup, certaines mutuelles commencent à utiliser des méthodes assurantielles. En 1985, Mitterand fait voter une réforme du code de la mutualité qui distingue les mutuelles (au nombre de 7 000) des sociétés d’assurance à forme mutuelle. Elle ouvre le secteur de la santé à la concurrence du marché, tout en le complétant d’un code de bonne conduite (non sélection des risques). EN 2001, un nouveau code de la mutualité oblige toutes les complémentaires santé de pratiquer les méthodes assurantielles sous le contrôle de l’ACP qui deviendra ACPR.
Le Ministre de la santé de Mitterrand s’imaginait alors que, grâce à ces réformes, les Mutuelles « boufferaient » le privé, mais, comme c’était à prévoir, les Mutuelles, mises en concurrence avec le privé, ont adopté les méthodes douteuses du privé, notamment la sélection par le risque (faire payer moins cher à ceux qui ne coûtent rien et beaucoup plus cher à ceux qui coûtent cher). Alors que les Mutuelles, sur le modèle de la Sécu, fonctionnaient auparavant sur la solidarité qui est un principe révolutionnaire.
Q : Comment peut-on informer et mobiliser le public ?
Bernard Teper : Il faut créer un nouveau bloc, une force sociale qui prenne en compte les préoccupations véritables des gens, à savoir dans l’ordre : le pouvoir d’achat, la protection sociale et la sécurité. Cela nécessite de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle. A l’heure actuelle, une partie du peuple a été gagnée par le discours capitaliste.
Il y a au sein de la gauche des gens qui nous pilonnent, comme ceux qui défendent le revenu Universel qui ne peut se faire qu’en détruisant la sécurité sociale (le PIB s’élève à 2400 milliards, 1000€ pour tous = 816 milliards). C’est le projet de Friedman : détruire toutes les protections sociales et les remplacer par le revenu universel pour solde de tout compte.
Macron aussi veut fusionner toutes les prestations dans revenu universel.
Q : Où en est le rapport de force à la sécu ?
Bernard Teper : Aujourd’hui, la Sécurité sociale est complètement étatisée. Les élus CGT, FO, etc, siègent dans les Conseil mais ils n’ont plus aucun pouvoir. La faiblesse des syndicats fait que les priorités deviennent la lutte à l’intérieur de branches sur les métiers.
En ce qui concerne les Mutuelles, on en parle beaucoup parce qu’elles font de la pub, mais selon les derniers chiffres :
– la sécu a remboursé 79,8 % des soins
les Complémentaires santé 12,3 %
les assurés avec le reste à charge étant de 7,9%.
Q : Peut-on échapper au précipice vers lequel on s’avance dans le cadre de l’UE ?
Bernard Teper : Juncker l’a dit : Il n’y a pas de démocratie contre les traités ». Il ne peut donc y avoir aucune politique progressiste dans l’UE et pour en sortir c’est l’Article 50. Mais pour en sortir faut être solide. Il y a deux gros obstacles : d’une part les Français sous-estiment le rôle réactionnaire de l’UE car il est dissimulé par les pouvoir en place, et, d’autre part, la France est dans l’Euro. La sortie ne pourra avoir lieu qu’à la faveur d’une crise paroxystique, avec une majorité solide.
Dans tous les cas, comme disait Jean Jaurès : « Il faut partir du réel pour aller vers l’idéal ».
Bernard Teper est co-animateur du Réseau Éducation Populaire (REP) et co-auteur de "Néolibéralisme et crise de la dette", "Laïcité : plus de liberté pour tous", "La laïcité pour 2017 et au-delà ; de l’insoumission à l’émancipation", "Contre les prédateurs de la santé", "Retraites : l’alternative cachée", "Penser la République sociale pour le 21ème siècle", "Repenser la protection sociale du 21ème siècle".