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La libération sexuelle : une supercherie pour exploiter sexuellement les femmes

Un extrait des Femmes de droite d’Andrea Dworkin (Montréal, Les Editions du remue-ménage, 2012, pp. 93-104)

Norman Mailer a noté, durant les années soixante, que le problème de la révolution sexuelle était d’être tombée entre les mauvaises mains. Il avait raison. Elle était entre les mains des hommes.

L’idée à la mode était que la baise était une bonne chose, tellement bonne que plus il y en avait, mieux c’était. L’idée à la mode était que les gens devaient baiser qui ils voulaient : traduite à l’intention des filles, cela signifiait qu’elles devaient vouloir être baisées – aussi continuellement qu’il était humainement possible. Pour les femmes, hélas, continuellement s’avère humainement possible s’il y a suffisamment de nouveaux partenaires. Les hommes pensent la fréquence en fonction de leurs propres rythmes d’érection et d’éjaculation. Les femmes se firent baiser bien plus que les hommes ne baisèrent.

La philosophie de la révolution sexuelle date d’avant les années soixante. Elle refait périodiquement surface dans les idéologies et les mouvements de gauche – dans la plupart des pays, à diverses époques, et de façon manifeste dans diverses « tendances »gauchistes. Les années soixante aux États-Unis, répétées sur différentes tonalités partout en Europe de l’Ouest, ont eu un caractère particulièrement démocratique. Il n’était pas nécessaire de lire Wilhelm Reich, même si certains le faisaient. Le portrait était simple : une bande de salopards qui détestaient faire l’amour faisaient la guerre ; une bande de garçons qui aimaient les fleurs faisaient l’amour et refusaient de faire la guerre. Ces garçons étaient beaux et merveilleux. Ils voulaient la paix. Ils parlaient d’amour, d’amour et d’amour, pas d’amour romantique mais d’amour des hommes (ce que les femmes traduisaient par « amour de l’humanité »). Ils laissaient pousser leurs cheveux, se peignaient le visage, portaient des vêtements colorés et prenaient le risque d’être traités comme des filles. En résistant à la conscription, ils étaient lâches, efféminés et faibles, comme des filles. Pas étonnant que les filles des années soixante aient pensé que ces garçons étaient leurs amis spéciaux, leurs alliés spéciaux, leurs amants tous autant qu’ils étaient.

Les filles étaient de véritables idéalistes. Elles haïssaient la guerre du Vietnam alors que, contrairement aux garçons, leur vie n’était pas en jeu. Elles haïssaient le fanatisme racial et sexuel à l’encontre des Noirs, notamment les hommes noirs, qui en étaient les cibles les plus visibles. Même si toutes les filles n’étaient pas blanches, c’était l’homme noir qui ralliait l’empathie, le seul qu’elles voulaient protéger des pogroms racistes. Le viol était perçu comme un stratagème du racisme : pas un acte réel, mais une fabrication, un fantasme de l’imaginaire raciste exploité dans un contexte raciste pour isoler et détruire les hommes noirs de façons spécifiques et stratégiques. Les filles étaient idéalistes parce que, contrairement aux garçons, beaucoup d’entre elles avaient été violées ; leur vie était en jeu. Elles étaient idéalistes, surtout, parce qu’elles croyaient à la paix et à la liberté au point de penser qu’elles aussi y avaient droit. Elles savaient que leurs mères n’étaient pas libres – elles voyaient l’existence limitée et contrainte des femmes – et elles ne voulaient pas devenir leurs mères. Elles acceptèrent la définition masculine de la liberté sexuelle parce que, plus que toute autre pensée ou pratique, cette liberté les différenciait de leurs mères. Alors que leurs mères gardaient le sexe secret et privé, entouré de tant de crainte et de honte, les filles proclamèrent que c’était leur droit, leur jouissance et leur liberté. Elles décrièrent la stupidité de leurs mères et s’allièrent en termes ouvertement sexuels aux garçons à cheveux longs qui voulaient la paix, la liberté et de la baise partout. Cette vision du monde sortait les filles des foyers où leurs mères étaient des captives ou des automates abruties, et faisait, potentiellement, du monde entier le foyer idéal. En d’autres mots, les filles n’ont pas quitté le foyer pour vivre l’aventure sexuelle dans une jungle sexuelle ; elles ont quitté le foyer pour chercher un foyer plus chaleureux, plus tendre, plus vaste et plus inclusif.

Le radicalisme sexuel était alors défini de façon classiquement masculine : nombre de partenaires, fréquence des rapports, variété de sexe (par exemple, le sexe collectif), degré d’enthousiasme à y participer. Les choses étaient censées être essentiellement identiques pour les garçons et pour les filles : à deux, à trois, quel que soit le nombre de personnes chevelues en communion. C’était surtout la promesse de réduire la polarité des genres qui fascinait les filles, même après que la baise eut révélé que les garçons étaient, après tout, des hommes. Il y avait du sexe forcé – il y en avait souvent ; mais le rêve perdurait. Le lesbianisme n’a jamais été reconnu comme une façon en soi de faire l’amour ; c’était plutôt une occasion coquine de voyeurisme masculin et de pénétration au final de deux femmes bien mouillées ; mais le rêve perdurait. On flirtait avec l’homosexualité masculine, on la tolérait vaguement, mais généralement avec crainte et mépris, parce que les hommes hétéros, même festonnés de fleurs, ne pouvaient tolérer d’être baisés « comme des femmes » ; mais le rêve perdurait. Et le rêve des filles était, à la base, celui d’une empathie sexuelle et sociale qui annulerait les restrictions du genre, un rêve d’égalité sexuelle fondé sur ce qu’hommes et femmes avaient en commun, ce que les adultes tentaient de tuer par l’éducation. C’était le désir d’une communauté sexuelle plus proche de l’enfance – avant que les filles ne soient écrasées et mises à l’écart. C’était un rêve de transcendance sexuelle, hors du monde absolument dichotomisé selon le genre, celui des adultes qui faisaient la guerre et pas l’amour. C’était, pour les filles, le rêve d’être moins femme dans un monde moins mâle, une érotisation de l’égalité frères-sœurs plutôt que la domination masculine traditionnelle.

Espérer cette égalité n’en fit pas une réalité. Faire comme si elle existait déjà, non plus. La proposer commune après commune, homme après homme, non plus. Faire cuire du pain et manifester avec eux contre la guerre, non plus. Les filles des années soixante vivaient ce que les marxistes appellent – mais ne reconnaissent pas dans ce cas-ci – une« contradiction ». C’est précisément en tentant d’éroder les frontières du genre par une pratique apparemment neutre de libération sexuelle que les filles investirent de plus en plus l’acte le plus réificateur du genre : la baise. Les hommes devinrent plus virils et la contre-culture, plus agressivement dominée par les hommes. Les filles devinrent des femmes – elles se découvrirent possédées par un homme, ou par un homme et ses copains (dans le jargon de la contre-culture, leurs frères à tous deux) ; elles furent échangées, baisées collectivement, collectionnées, collectivisées, objectifiées, transformées en nouvelle pornographie excitante, et socialement renvoyées à la ségrégation des rôles féminins traditionnels. En termes empiriques, la libération sexuelle fut pratiquée à une vaste échelle par les femmes durant les années soixante, et elle échoua : c’est-à-dire qu’elle ne les libéra pas. Son but – découvrit-on – était de libérer les hommes afin qu’ils puissent utiliser les femmes hors des contraintes bourgeoises, et en cela elle a réussi. Une de ses conséquences pour les femmes fut d’intensifier l’expérience d’être sexuellement typées comme femmes – précisément le contraire de ce que ces filles idéalistes avaient envisagé comme avenir. En faisant l’expérience d’une vaste panoplie d’hommes dans des circonstances très diverses, les femmes qui n’étaient pas prostituées découvrirent le caractère impersonnel de leur rôle sexuel, déterminé par leur classe de sexe. Elles découvrirent dans la pratique sexuelle des hommes une indifférence totale à l’égard de leurs intérêts personnels, esthétiques, éthiques ou politiques (que les hommes qualifiaient alternativement de féminins, bourgeois ou puritains). La norme sexuelle était la baise de la femme par l’homme, et les femmes furent au service de cette norme – qui ne leur rendit pas la pareille.

Dans le mouvement de libération sexuelle des années soixante, dans son idéologie et sa pratique, on ne contestait ni le recours à la force, ni la subordination des femmes. On tenait pour acquis qu’en l’absence de répression, tout le monde voulait du coït sans arrêt (les hommes avaient, bien sûr, d’autres choses importantes à faire ; les femmes, elles, n’avaient aucun motif légitime de ne pas vouloir être baisées). On tenait également pour acquis que chez les femmes une aversion au coït, ou le fait de ne pas jouir du coït, ou de ne pas vouloir de coït à un moment particulier ou avec un homme en particulier, ou de vouloir moins de partenaires que tous ceux disponibles, ou d’être fatiguée, ou d’être irritable étaient autant de signes et de preuves de répression sexuelle. Baiser constituait la liberté. Quand se produisaient des viols – des viols évidents, clairs, brutaux –, ils étaient passés sous silence, souvent pour des raisons politiques si le violeur était noir et la femme, blanche. Détail intéressant : un viol auquel on prêtait une dimension raciale avait tendance à être reconnu pour tel, même s’il était passé sous silence au final. Quand c’était un Blanc qui violait une Blanche, on ne trouvait pas de mots pour décrire l’acte. L’événement survenait hors du discours politique de cette génération et n’existait donc pas. Quand une Noire était violée par un Blanc, le degré de validation de ce viol dépendait des alliances entre les hommes noirs et blancs sur le territoire social impliqué : à savoir si, à ce moment précis, ils partageaient les femmes ou se les disputaient sur le plan territorial. Une Noire violée par un Noir devait en outre éviter de compromettre son groupe racial, particulièrement menacé par les accusations de viol, en signalant cette agression commise contre elle. Les raclées et le coït forcé étaient chose courante dans la contre-culture. Plus répandue encore était la contrainte sociale et économique qui poussait les femmes dans le lit des hommes. L’on ne voyait pourtant aucune contradiction entre la contrainte sexuelle et la liberté sexuelle : l’une n’excluait pas l’autre. Il régnait la conviction implicite qu’aucune force ne serait nécessaire si les femmes n’étaient pas si réprimées ; elles voudraient baiser et on n’aurait pas à les forcer ; c’était donc la répression, et non la force, qui faisait obstacle à la liberté.

L’idéologie de la libération sexuelle, dans sa version populaire ou de gauche intello traditionnelle, n’a formulé aucune critique, analyse ou rejet du sexe forcé, ni revendiqué la fin de la subordination sexuelle et sociale des femmes aux hommes : ces deux réalités lui demeuraient étrangères. Elle postulait plutôt que la liberté pour les femmes consistait à être baisée plus souvent et par plus d’hommes, une sorte de mobilité latérale au sein de la même sphère inférieure. Personne n’était tenu responsable du sexe imposé, des viols, des raclées infligées aux femmes, sauf quand on en blâmait les femmes elles-mêmes – habituellement pour leur manque de soumission. En général, les femmes voulaient se soumettre – elles voulaient la terre promise de la liberté sexuelle –, mais elles avaient tout de même des limites, des préférences, des goûts, des désirs d’intimité avec certains hommes et pas d’autres, des humeurs pas nécessairement liées à leurs règles ou aux quartiers de la Lune, il y avait des journées où elles préféraient travailler ou lire ; et elles étaient punies pour tous ces épisodes de répression puritaine, ces accès petit-bourgeois, ces minuscules exercices de volonté encore plus minuscule qui n’étaient pas conformes aux volontés de leurs frères-amants : souvent la force était exercée contre elles, ou elles étaient menacées ou humiliées ou jetées à la porte. Les valeurs du flower power, de paix, de liberté, de rectitude politique ou de justice n’ont jamais semblé contredites par l’usage de la contrainte, sous une forme ou une autre, pour imposer la soumission sexuelle.

Le jardin des délices terrestres que fut la contre-culture des années soixante subissait néanmoins l’intrusion de la grossesse, presque toujours sans ménagements ; même dans cet éden, c’était vu comme un obstacle à la baise des femmes au gré des hommes. Elle rendait les femmes ambivalentes, réticentes, soucieuses, irritables, préoccupées ; elle en amenait même certaines à dire non. Au cours des années soixante, les anovulants n’étaient pas faciles d’accès, et aucune autre méthode n’était sûre. Il était particulièrement difficile pour les femmes non mariées de se procurer des contraceptifs, y compris le diaphragme, et l’avortement était illégal et dangereux. La peur de la grossesse était une raison de dire non ; pas seulement un prétexte mais une raison concrète, que n’ébranlait ni la séduction ni la persuasion, ni même le plaidoyer le plus astucieux ou le plus fascinant en faveur de la liberté sexuelle. Les femmes qui avaient déjà vécu un avortement illégal s’avéraient les plus difficiles à convaincre. Peu importe ce qu’elles pensaient de la baise ou la façon dont elles la vivaient – avec plus ou moins d’amour ou de tolérance – elles en connaissaient de façon intime les conséquences de sang et de douleur, et elles savaient que la grossesse ne coûtait rien aux hommes, sauf parfois de l’argent. C’était une réalité matérielle, que ne pouvait dissoudre aucun plaidoyer. Une des tactiques utilisées contre la forte anxiété que suscitait le risque de grossesse était de faire l’éloge des femmes « naturelles » sous tous rapports, celles qui aimaient la baise organique (sans contraception, sans égard aux enfants en résultant), en plus des légumes organiques. Une autre tactique consistait à vanter l’éducation communale des enfants, à la promettre. Les femmes n’étaient pas punies de la façon traditionnelle pour avoir eu ces enfants – elles n’étaient pas bannies ou qualifiées de « traînées » – mais on les abandonnait fréquemment. Une femme et son enfant – pauvres et relativement exclus – qui erraient dans la contre-culture affectaient l’hédonisme des communautés où elles faisaient intrusion : le binôme mère-enfant incarnait une souche différente de réalité, qui n’était pas souvent la bienvenue. Des femmes seules s’efforçaient d’élever des enfants « librement », et leur présence entravait les hommes pour qui la liberté, c’était la baise – une baise qui prenait fin pour eux dès la fin de la baise. Ces femmes avec enfants rendaient les autres femmes un peu plus sombres, un peu plus inquiètes, un peu plus prudentes. La grossesse, cette réalité, était anti-aphrodisiaque. La grossesse, ce fardeau, nuisait aux efforts des garçons à fleurs pour baiser les filles à fleurs, qui ne voulaient pas se déchirer les entrailles ou payer quelqu’un pour le faire ; et elles ne voulaient pas mourir.

C’est le coup de frein appliqué par la grossesse à la baise qui fit de l’avortement un enjeu stratégique prioritaire pour les hommes durant les années soixante – pour les jeunes, mais aussi pour les gauchistes plus âgés qui écrémaient sexuellement la contreculture ou même pour les hommes plus traditionnels qui puisaient à l’occasion dans le bassin de filles hippies. La dépénalisation de l’avortement – car c’était l’objectif visé – semblait la dernière barricade à escalader pour rendre les femmes absolument accessibles, absolument « libres ». La révolution sexuelle exigeait pour réussir que l’avortement devienne accessible aux femmes sur demande. Sinon, la baise ne pourrait devenir accessible aux hommes sur demande. La baise était en jeu. Non seulement baiser, mais baiser comme des masses de garçons et d’hommes l’avaient toujours voulu – avec des masses de filles qui le voulaient tout le temps, hors mariage, librement, gratuitement. La gauche des hommes se démena, lutta, argumenta et alla jusqu’à se mobiliser pour fournir des ressources stratégiques et économiques en appui au droit à l’avortement. La gauche se montra militante dans ce dossier.

Puis, à la fin des années soixante, des femmes qui avaient été radicales dans la contreculture – c’est-à-dire politiquement et sexuellement actives – devinrent radicales à un autre titre : elles devinrent féministes. Ce n’étaient pas les ménagères de Betty Friedan. Elles avaient lutté dans la rue contre la guerre du Vietnam ; certaines étaient assez âgées pour avoir milité dans le Sud pour les droits civiques des Noirs, et toutes étaient devenues adultes portées par le feu de cette lutte ; et oh, comme elles avaient été baisées ! Dans une sortie révélatrice de l’expérience du sexe et de la politique dans la contre-culture, Marge Piercy écrivait en 1969 :

Se monter un personnel à coups de queue n’est que la forme extrême d’une pratique jugée commune dans bien des endroits. Un homme peut introduire une femme dans une organisation en couchant avec elle et l’en chasser en cessant de le faire. Un homme peut éliminer une femme d’un groupe pour la seule raison qu’il s’est fatigué d’elle, l’a engrossée, ou s’est mis en chasse d’une autre ; et cette purge ne fera pas la moindre vague. On a vu des femmes être exclues pour la simple raison qu’un leader s’était révélé impuissant avec elle. Si un macho entre avec une femme dans une pièce pleine d’autres machos et qu’il ne la présente pas, on verra très rarement quiconque prendre la peine de lui demander son nom ou de prendre acte de sa présence. L’étiquette qui fait loi demeure le rapport de maître-domestique[i].

Ou, pour citer Robin Morgan en 1970 : « Nous avons rencontré l’ennemi et il est notre ami. Et dangereux[ii]. » L’omniprésence du sexe forcé dans la contreculture a aussi fait dire à Morgan, dans le jargon même de cette culture : « Il est douloureux de comprendre qu’à Woodstock ou à Altamont, une femme pouvait être qualifiée de “coincée” ou “vieux-jeu” si elle refusait de se laisser violer[iii]. » Ce fut le début de la prise de conscience : admettre que les frères-amants étaient des exploiteurs sexuels aussi cyniques que n’importe quels autres exploiteurs – ils dominaient, avilissaient et jetaient les femmes, ils les utilisaient pour acquérir et affirmer leur pouvoir, pour le sexe et pour les tâches subalternes, ils les usaient jusqu’à la corde ; admettre que le viol ne suscitait qu’indifférence chez ces frères-amants – tous les moyens leur étaient bons pour baiser – et admettre que tout ce travail en faveur de la justice s’était accompli aux dépens de femmes sexuellement exploitées au sein du mouvement. « Pourtant, écrivait Robin Morgan en 1968, même un homme réactionnaire sur ce plan peut comprendre ce qu’il y a de stupéfiant à voir un jeune “révolutionnaire” mâle – supposément voué à la construction d’un nouvel ordre social libertaire pour remplacer l’ordre pervers qui nous gouverne – se retourner et ordonner distraitement à sa “poule” de se la fermer et de préparer le souper ou laver ses chaussettes – parce qu’il est en train de parler. Nous sommes habituées à de telles attitudes de la part du crétin américain moyen, mais de la part de ce nouvel homme radical[iv] ?… »

Ce qui mit le feu aux poudres fut le constat cru et terrible que le sexe ne concernait pas des frères et des sœurs mais des maîtres et des domestiques, que ce nouvel homme radical voulait être non seulement maître dans sa maison mais aussi pacha dans son harem. Les femmes explosèrent en réalisant qu’elles avaient été sexuellement utilisées. Jetant par-dessus bord le programme masculin de libération sexuelle, elles discutèrent entre elles de sexe et de politique – chose qu’elles n’avaient jamais faite même lorsqu’elles partageaient un même lit avec un même homme – et se découvrirent un vécu incroyablement identique, qui allait du sexe forcé à l’humiliation sexuelle, à l’abandon, à la manipulation cynique, tant comme bonnes à tout faire que comme bonnes affaires. Les hommes, quant à eux, demeurèrent retranchés dans le modèle du sexe-pouvoir : ils voulaient les femmes pour la baise, pas pour la révolution : c’étaient deux projets différents en fin de compte. Les hommes refusaient de changer et, surtout, ils en voulaient aux femmes de refuser à continuer de les servir comme avant, aux anciennes conditions – voilà ce qui apparut au grand jour. Les femmes quittèrent les hommes, en masse. Elles formèrent un mouvement autonome de femmes, un mouvement féministe militant, afin de lutter contre la cruauté sexuelle qu’elles avaient vécue et pour la justice sexuelle qu’on leur avait refusée.

Elles tirèrent de leur expérience – notamment celle d’avoir été forcées et échangées – une première prémisse pour leur mouvement politique : que la liberté d’une femme passe d’abord et nécessairement par la maîtrise absolue de son corps dans le sexe et dans la procréation. Cette maîtrise inclut non seulement le droit de mettre fin à une grossesse mais aussi le droit de dire non au sexe, de ne pas être baisée. Cela amena les femmes à faire plusieurs découvertes sur la nature et la dimension politique de leur propre désir ; mais pour les hommes, ce fut une impasse – la plupart d’entre eux ne virent jamais le féminisme autrement que sous l’angle de leur privation sexuelle ; les féministes leur enlevaient la baise facile. Ils firent tout ce qu’ils purent pour briser les reins du mouvement des femmes – et continuent à le faire aujourd’hui. On nota surtout leur changement d’attitude et de politique en matière d’avortement. Défini comme partie intégrante de la révolution sexuelle, le droit à l’avortement avait été pour eux un enjeu essentiel : qui pouvait supporter l’horreur, la cruauté et la stupidité d’un avortement illégal ? Mais défini comme partie intégrante du droit d’une femme à la maîtrise de son corps, y compris dans le sexe, ce droit leur devint suprêmement indifférent.

Les ressources matérielles se tarirent. C’est avec un soutien des hommes considérablement réduit que les féministes menèrent la bataille pour la décriminalisation de l’avortement – la suppression des lois en ce domaine – dans la rue et devant les tribunaux. En 1973, la Cour suprême des États-Unis accorda aux femmes l’avortement légalisé, l’avortement régi par l’État.

Si avant cette décision de la Cour suprême, les hommes de gauche n’avaient exprimé que farouche indifférence au droit à l’avortement défini en termes féministes, ce sentiment se mua en franche hostilité après 1973 : les féministes avaient maintenant droit à l’avortement et elles continuaient à dire non, non au sexe aux conditions des hommes et non à un mouvement politique dominé par eux. L’avortement légalisé ne rendait pas les femmes plus accessibles pour le sexe ; au contraire, leur mouvement prenait de l’ampleur et le privilège sexuel mâle était contesté avec plus de force, plus d’engagement, plus d’ambition. Les hommes de gauche se désengagèrent alors politiquement : privés de la baise facile, ils n’étaient plus disposés à se consacrer au militantisme radical. Ils découvrirent, en thérapie, qu’ils avaient eu une personnalité dans l’utérus, qu’ils y avaient souffert des traumatismes. La psychologie fœtale – qui retrace la vie d’un homme adulte jusque dans la matrice où, en tant que fœtus, il possédait une personnalité et une psychologie humaines complètes – gagna du terrain dans la gauche thérapeutique (un résidu de la gauche masculine contre-culturelle). La transition eut lieu bien avant que le moindre ministre du culte ou législateur de droite ait même l’idée de se prononcer sur le droit des ovules fécondés à la protection du Quatorzième Amendement de la Constitution américaine – ce qui est aujourd’hui l’objectif des militants anti-avortement[1]. L’argument voulant que l’avortement soit une forme de génocide des Noirs gagna en crédibilité, même si les féministes avaient d’emblée axé leur plaidoyer sur des statistiques qui révélaient que les femmes noires et hispaniques étaient proportionnellement plus nombreuses à souffrir et à mourir de l’avortement illégal. L’anthologie Sisterhood is Powerful avait diffusé dès 1970 les données suivantes : « On compte 4,7 fois plus de femmes portoricaines et 8 fois plus de femmes noires que de femmes blanches à mourir des suites d’avortements illégaux […]. À New York, 80 pour cent des femmes qui meurent des suites d’un avortement ont la peau noire ou brune[v]. » Par ailleurs, dans les rangs de la gauche non violente, on considérait de plus en plus l’avortement comme un meurtre, défini dans les termes les plus grandiloquents. « L’avortement constitue la dimension intérieure de la course aux armements nucléaires[vi] », clamait un pacifiste dans un tract de 1980 dont la véhémence et le ton dénonciateur n’avaient rien d’exceptionnel. La baise facile disparue, les choses avaient bien changé dans la gauche.

Le Parti démocrate, establishment accueillant pour plusieurs groupes de gauche une fois épuisé le ferment des années soixante, avait renoncé au combat pro-choix dès 1972, quand George McGovern s’était présenté contre Richard Nixon et avait refusé de prendre position en faveur du droit à l’avortement afin de ne pas être distrait de sa lutte contre la guerre du Vietnam et pour la présidence. En 1976, l’adoption de l’Amendement Hyde, qui abolissait le remboursement des avortements par l’assurance-santé[2], eut droit au soutien de Jesse Jackson : il adressa à tous les représentants au Congrès des télégrammes prônant la suppression de ces fonds. Des recours judiciaires retardèrent la mise en œuvre de l’Amendement Hyde, mais Jimmy Carter, élu avec le soutien des caucus féministe et gauchiste du Parti démocrate, mit fin au financement fédéral de l’avortement par un décret administratif de son homme de confiance, Joseph A. Califano Jr., à la tête de ce qui était alors le ministère américain de la Santé, de l’Éducation et de l’Aide sociale. Dès 1977 survint le premier décès documenté d’une femme pauvre (hispanique) à la suite d’un avortement illégal : l’avortement de fortune et la mort redevenaient des réalités pour les femmes aux États-Unis. Aujourd’hui, face à des projets qualifiés d’Amendement sur la vie humaine et de Loi sur la vie humaine – un amendement à la Constitution et un projet de loi qui définissent tout ovule fécondé comme un être humain –, la gauche masculine se contente de faire le mort.

Cette gauche a abandonné l’enjeu du droit à l’avortement pour des raisons pathétiques : les garçons n’arrivaient plus à prendre leur pied ; il y avait de l’amertume et de la colère contre les féministes qui avaient mis fin (en s’en retirant) à un mouvement qui signifiait à la fois pouvoir et sexe pour les hommes ; il y avait aussi l’habituelle indifférence crasse de l’exploiteur sexuel : s’il ne pouvait pas baiser une femme, celle-ci n’existait pas.

La gauche masculine espère que la perte du droit à l’avortement – ou la crainte de le perdre, si ça se trouve – ramènera les femmes dans le rang, et elle a fait ce qu’elle pouvait pour assurer cette perte. Elle a créé un vide que la droite s’est empressée de combler : la gauche l’a fait en abandonnant une cause juste, pendant une décennie de politique du silence boudeuse. Mais la gauche ne s’est pas limitée à l’absence ; elle a aussi été une présence, outragée parce que les femmes se réappropriaient leur corps et qu’elles se mobilisaient contre l’exploitation sexuelle, ce qui signifiait, par définition, se mobiliser contre les valeurs sexuelles de la gauche. Quand les féministes auront perdu pour de bon l’avortement légal, les hommes de gauche s’attendent à les voir revenir – remises à leur place, implorant leur aide, prêtes à négocier, prêtes à ouvrir les jambes à nouveau. Avec la gauche, les femmes auront l’avortement aux conditions des hommes, comme partie intégrante de la libération sexuelle, faute de quoi, elles ne l’auront qu’en risquant leur vie.

Et puis les garçons des années soixante ont fini par grandir. Ils ont même vieilli. Ce sont maintenant des hommes, dans la vie et pas uniquement dans la baise. Ils veulent des bébés. La grossesse obligatoire est à peu près la seule façon dont ils sont sûrs de les obtenir. »

[1] Le Quatorzième Amendement, ratifié en 1868, comporte cinq articles, dont le premier est ici crucial, et le deuxième, fort intéressant. Article 1 : « Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ni n’appliquera de loi qui restreindrait les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; aucun État ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière, ni ne déniera à quiconque relevant de sa juridiction l’égale protection des lois. » Le deuxième article garantit le droit de vote à tous les hommes. Il a été spécifiquement rédigé afin d’exclure les femmes. Même si celles-ci ont obtenu le droit de vote par la suite, les lois des États-Unis abrogent encore de façon courante les privilèges et les impunités des femmes et les privent de libertés et de biens (dans certains États, les femmes mariées n’ont pas le droit de posséder leurs propres biens) – et les femmes ne bénéficient pas d’une protection égale des lois. Le fœtus, devenu une « personne », jouirait de toutes les protections garanties par cet amendement et qui ne sont toujours pas, en pratique, étendues aux femmes. L’Equal Rights Amendment était en grande partie une tentative visant à étendre aux femmes les protections du Quatorzième Amendement.

[2] Sauf quand la vie de la mère est en danger, dans la version originale de cet amendement (celle de Hyde) ; dans la version amendée par le Sénat ont été ajoutés à cette exception les cas de viol et d’inceste.

[i] Marge Piercy, « The Grand Coolie Damn », pp. 421-438, dans Sisterhood is Powerful, (dir.) Robin Morgan, New York, Random House, 1970, p. 430.

[ii] Robin Morgan, « Goodbye to All That », 1970, pp. 121-130, dans Going Too Far, New York, Random House, 1977, p. 122.

[iii] Ibid., p. 128.

[iv] Robin Morgan, « Take a memo, Mr. Smith », pp. 68-70, dans Going Too Far, op. cit., p. 69.

[v] Morgan (dir.), Sisterhood is Powerful, op.cit., p. 559.

[vi] Jim Douglass, « Patriarchy and the Pentagon Make Abortion Inevitable », Sojourner, novembre 1980, p. 8.

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