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Le gouverneur Jokowi entre dans Jakarta sur un cheval de bois (Counterpunch)

Deux hommes peuvent-ils, et peu importe qu’ils soient sincères et dévoués, sauver une ville de 12 millions qui ressemble à une carcasse en décomposition depuis des années ? Peuvent-ils réformer le système capitaliste sauvage qui a cannibalisé toute la zone urbaine et le reste du pays depuis des décennies ? Peuvent-ils réprimander tous les acteurs qui ne jouent pas le jeu ? Peuvent-ils mettre en oeuvre une sorte de capitalisme à visage humain ?

Sur ce point, beaucoup de Jakartanais sont, en apparence, prêts à gober n’importe quel conte de fée ; leur ville est déjà dans un tel état de délabrement que la situation ne pourrait pas être pire. Pollution, déchets,laideur criante, eau contaminée, ainsi que les embouteillages quotidiens de plusieurs heures - tout ceci produit évidemment un effet sur la capacité des gens à rester lucide.

Et donc ils ont récemment voté et propulsé au sommet de la gouvernance, leur nouveau ’couple infernal’ – deux types qui sont venus de nulle part.

Maintenant laissez moi vous les présenter - ces deux ’héros’ dont les masses désespérées attendent qu’ils enryent le déclin et initient le combat épique pour la survie et l’éventuelle gloire de Jakarta.

Le nouveau gouverneur de Jakarta n’est ni un urbaniste, ni un architecte mais a commencé dans le secteur du mobilier. Plus tard, il a servi en tant que maire d’une ville de moyenne importance à Java : Solo (Surakarta). Son nom est Joko Widodo (diminutif Jokowi). Dans le dernier conte de fée indonésien, il a le premier rôle du cowboy ou celui de l’honorable samouraï ou celui d’un libérateur ou je ne sais quoi d’autre...

Son adjoint, connu pour ses déclarations fracassantes et ses colères noires est un ancien Représentant du Peuple . Son nom est Basuki Cahaya Purnama.

Les seuls crédits que Jokowi possède pour gouverner l’une des plus grandes villes de l’est, sont ses voyages d’affaire en Europe où il a vraiment ’admiré leurs villes’ et voulu transplanter le concept dans les zones urbaines indonésiennes. Il a aussi réussi, selon des critères purement indonésiens, à nettoyer plusieurs rues principales de Solo durant sa gouvernance dans la ville.

Ses supporters protesteront en disant qu’il a contribué à d’autres réalisations : à Solo il a construit au moins un trottoir convenable dans le centre ville. Ne riez pas : C’est vraiment un petit évènement par ici quand nous sommes dans un pays où de tels trottoirs sont strictement bannis par le puissant, on pourrait même dire ’mortel’, lobby automobile (hormis dans les endroits où ils se terminent en cul de sac).

Il a aussi mis en circulation un tramway touristique qui marche occasionnellement sur de vieux rails datant de l’époque coloniale hollandaise : c’est son jouet et sa petite réalisation personnelle de transport public.

’Passable’, dirait-on en Inde, qui fait pourtant pâle figure pour ses modèles sociaux mais malgré tout, un pays où même des villes comme Chennai et Kolkata, ne parlons pas de New Delhi, construisent ou ont terminé de construire leur métro. ’Recalé’, lui dirait la population chinoise, quand dans leur pays, des douzaines de zones urbaines possèdent des métros écologiques, bon marché, extensibles et confortables, de larges trottoirs, des usines de recyclage de déchets, des systèmes d’assainissement de l’eau, des institutions culturelles de toutes sortes, de grands espaces et des parcs publics.

Mais en Indonésie, comme le dit le proverbe, au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Et l’espoir meurt en dernier. Et ainsi de suite...

* * *

Il y a quelques mois, dans un autre article, je suggérais : ’ laissez tous vos espoirs derrière vous en arrivant à Jakarta’. J’avais oublié d’ajouter : ’ et apportez aussi votre masque à gaz de combat, sans oublier de vous munir d’un bagage à main conçu pour l’utiliser rapidement !

Les embouteillages : un foutoir indescriptible. Depuis des décennies, ce monstre effrayant déploie ses tentacules rigides au dessus d’un réseau fatigué et insuffisant d’allées et étouffe de fait la ville. Les gens sont en retard aux réunions. Ils meurent sur le chemin de l’hôpital. La vie sociale s’effondre car personne n’est prêt à passer deux heures à chaque fois dans un embouteillage juste pour aller boire un café.

Mais ce que l’on éprouve maintenant n’est qu’un hors d’oeuvre comparé au cauchemar qui nous attend. Après tout, le trafic avance encore au ralenti sauf en cas de pluie, sauf les matinées, les après midi, les soirées, les jours ouvrables ou fériés.

Il m’a été rapporté par Mr Rachmad Mekaniawan, un ingénieur civil :

’L’autre jour, j’ai pris l’avion de Balikpapan (1) pour Jakarta. Le vol a duré seulement 1h45. Je suis arrivé à l’aéroport de Jakarta à 17h45. J’ai décidé de prendre un bus pour le BlokM (2). Mais il était plein. Je m’attendais à ça mais je ne m’attendais pas à ce que le trajet durerait 5 heures ce jour au lieu des 30mn habituelles’.

Il y a quelques années, JICA (l’Agence japonaise de coopération internationale ) a sorti un rapport avertissant que la ville pourrait être totalement paralysée par les embouteillages en 2014.

Cette pauvre capitale d’une nation turbo-capitaliste est ravagée par une cupidité et une corruption effrénées (’le fric c’est chic’, comme cela était raconté tel un dogme en occident, vous vous souvenez ? Nous avons réussi à mettre ces idées dans le crane des élites indonésiennes en 1965 ; non pas que ce fut très difficile de les convertir). Tout ce qui n’est pas rentable est mis de côté. Cela inclut le recyclage des déchets, le contrôle anti-pollution, les centres d’arts et les transports publics, même les arbres.

Le lobby automobile indonésien, ses membres, tous des étudiants assidus de l’histoire de l’Amérique moderne, apprennent ce que les ’Trois Grands’ (3) ont fait à LA (4) et aux autres cités. Ici, chaque tentative de construire un réseau de transport public intelligent est bloqué avec force et détermination. Ce qui a été construit par le passé est détérioré, y compris le vieux réseau ferroviaire hollandais jadis efficace.

* * *

La fin de la corruption, la transparence et un gouvernement propre ! Ce sont quelques uns des principaux chevaux de bataille de Jokowi et de son adjoint. Ils ont aussi promis un réseau de transports publics combinés de tramways, monorail et métro.

Tout le package consiste en des slogans tapageurs mais très peu de substance : C’est une pièce du monde artificiel typiquement indonésien. Quelque chose de rosâtre et d’irréel, comme les programmes de la TV locale ou un dessin animé de Walt Disney.

Il y a deux jours, j’ai été invité à dîner par un homme d’affaire indonésien à succès qui vit actuellement à l’étranger. Il est proche de, ou on pourrait dire qu’il fait partie, des élites politiques et des milieux d’affaires de ce pays, quoique d’une certaine manière il réussisse à garder son esprit critique au sujet de ce pays. Un lecteur avide de mon travail en Indonésie. Il a appris que j’étais en vile et m’a proposé pour notre rencontre, un excellent et discret restaurant chinois spécialisé en fruits de mer.

Très vite, il devenait clair qu’il avait l’intention de ’me nourrir’ pas seulement de crevettes et de coquilles saint-jacques mais aussi de quelques informations indiscrètes. Il partageait la même frustration que moi. Il me donna des pistes et des chiffres précieux. Mais j’ai du lui promettre que je ne nommerai aucun des noms des gens et compagnies qu’il me citait. C’était le prix à payer pour qu’il me divulgue des infos.

En résumé, voici ce qu’il a dit :

’Un initié d’un des grands constructeurs automobiles en Indonésie, m’a récemment raconté que leur chef paye plusieurs millions de dollars de frais annuels, qui pourraient être appelées frais de retenue, pour empêcher ou du moins retarder indéfiniment tout projet important de transport public dans cette ville. Même aussi loin que 1992, les paiements destinés au seul gouverneur s’élevaient à 10 millions de dollars.’

Et il poursuivit : ’Le propriétaire de l’un des plus gros constructeurs automobiles m’a dit : ’Il n’y aura pas de MRT (métro) à Jakarta, jusqu’à la paralysie totale du trafic. Sont bloqués aussi la construction de trottoirs et tout ce qui peut faire de l’ombre aux voitures. Le but est d’inonder le pays de nouveaux modèles et scooters et de rendre la nation entièrement dépendante des transports privés. ’Un grand constructeur automobile étranger’ qui opère en Indonésie est profondément impliqué dans une corruption massive alors que les autres constructeurs sont impliqués dans une moindre mesure.’

Au moment où nous partions, il rajouta, tristement : ’De toute façon, beaucoup de gens ne peuvent pas vivre dans cette ville. Vous savez, je pense que la situation est si mauvaise que même si une équipe de politiciens et hommes d’affaires absolument incorruptibles prend les rênes du pays demain, ça prendrait au moins trois générations pour changer les choses ici...’

La plupart des membres de l’élite indonésienne ne vivent pas ici. Soit ils gèrent leurs opérations de l’étranger, soit ils font la ’navette’.

Nul besoin d’analyser ces systèmes complexes de corruption liés aux subventions pétrolières ou aux lobbies automobiles. La corruption est partout, elle est endémique et elle paralyse toute la ville. Les intérêts personnels passent toujours avant ceux du public. Pendant que les 1% ont la belle vie, dépensant allègrement les millions dérobés régulièrement à la nation, plus de 90% d’Indonésiens sont dans la merde jusqu’au cou.

Le mois dernier, à l’aéroport d’Istanbul, j’ai rencontré une femme - l’une des ces femmes indonésiennes démesurément riches- elle se plaignait amèrement qu’il n’y avait pas de marinas convenables en Indonésie. Bien bronzée, elle me disait qu’elle naviguait depuis deux mois sur la Méditerranée. Quand j’ai essayé de lui parler des livres que j’écrivais sur son pays et des films que je réalisais, elle ne pouvait tout simplement pas comprendre. Les étrangers sont supposés parler des Indonésiennes, des ressorts à Bali et des soirées privées, pas de ces conneries bolchéviques !

* * *

Mais revenons à la corruption.

C’est l’inertie. Impossible de se débarrasser de ces horribles rickshaws indiens dotés de moteurs à deux temps (Bajaj) ; des modèles si vieux qu’on ne les voit même plus dans les rues indiennes depuis des décennies. Certains militaires, la police ou d’autres ’intérêts’ sont toujours derrière leur utilisation. La même chose est vraie concernant les minibus affreux, sales et polluants. Tous les gouverneurs font de timides tentatives pour les ’bouter’ hors de la route mais ils se font taper sur les doigts et finissent par se taire : un scénario bien huilé.

Les publicités de l’industrie du tabac hurlent depuis les routes surélevées et de presque tous les coins de la ville. Chaque homme et chaque garçon, en apparence, fument dans cette ville déjà bien assez sale et polluée : dans les rues, dans les bus délabrés, même dans les malls. Des règlements sont publiés mais ignorés. Le lobby du tabac en Indonésie est puissant et impitoyable. Le plus drôle est qu’il possède même ces rares et minuscules espaces verts qui subsistent dans la capitale. Il possède aussi un grand nombre de MPs, les soi-disant Représentants du Peuple.

Au second mois de la gouvernance de Jokowi, d’immenses panneaux publicitaires vantant des cigarettes décorent encore la cité. Et ils seront sûrement là quand il partira. Même dans le Plaza Indonesia, l’un des malls les plus luxueux de la ville, une épaisse fumée lévite au dessus de la plupart des bars. Ceci est impensable dans n’importe quelle autre ville d’Asie du sud-est, que ce soit la riche Singapour ou la pauvre Manille. Mais à Jakarta c’est ’biasa’, ce qui signifie ’normal’.

Il n’est guère étonnant que même les étrangers résidant ici, ont voté Jakarta comme la ville la plus invivable d’Asie-Pacifique.

Le nouveau gouverneur avait promis une hausse du salaire minimum. Qu’il a honoré récemment en l’augmentant à 230 usd par mois. Désormais, ils sont plus élevés que ceux d’Ukraine et même de Bulgarie (156 usd par mois), un pays qui est membre de l’UE.

Le 20 novembre 2012, Jakarta Globe rapporta :

Mardi, le gouverneur de Jakarta, Joko Widodo a approuvé un projet de 44% de hausse du salaire minimum dans ce qui est largement perçu comme une mesure populiste dans les milieux d’affaires indonésiens.

It has been signed, the amount is Rp 2.2 million,” Joko was quoted saying by Detik.com. “I have hammered the gavel.”

« C’est signé, le montant mensuel est de 2,2 millions de roupiah, » Joko était cité pour sa petite phrase dans Detik.com. « J’ai fait tomber le couperet »

Mais combien de personne peuvent espérer toucher le salaire minimum ? une grande majorité d’Indonésiens travaillent dans le secteur informel où les salaires stagnent entre 30 usd et 40 usd par mois ; il y a dix millions d’invisibles. Comme Un statisticien canadien de renom me l’expliquait alors que le recensement gouvernemental persiste à chiffrer le nombre d’Indonésiens entre 237 et 240 millions, leur véritable nombre se situe autour de 300 millions ou plus. Ceux qui ne sont pas comptabilisés sont les plus pauvres. Ces gens sont souvent sans salaires, travaillant et survivant dans des conditions extrêmes comme à l’époque féodale.

Juste après que la hausse des salaire ait été approuvée, j’ai arpenté les rues de Jakarta, en posant la même question : Les travailleurs reçoivent t-ils vraiment le salaire minimum comme convenu ?

Ils l’obtiennent : ceux qui travaillent dans les chaines de restaurants, les employés des grandes sociétés privées et les fonctionnaires. Mais cela concernerait moins d’un quart de la population active de la capitale.

’Salaire minimum ?’ s’étonna un employé d’un magasin vendant du mobilier dans le quartier de Klender à l’est de Jakarta. ’Ils me payent au nombre de pièces livrées. Si je me tue au travail, parfois je peux ramener 200 usd en un mois à la maison mais pour un mois normal, mon salaire en est loin.’

Madame Siti qui travaille dans une usine de confection appartenant à un Coréen m’expliquait : ’Beaucoup d’ouvriers de et autour de Jakarta gagnent environ 2500rp (26 cents) de l’heure (5). Si nous travaillons 10 heures par jour, nous gagnons 2,60 usd. Ce montant s’élève à 60 usd par mois ou moins. Quand les inspecteurs viennent, tous les ouvriers sont généralement enfermés dans une pièce sombre, ainsi aucun d’entre nous ne peut leur parler. Un jour, mon amie et moi étions aux toilettes quand ils sont venus. Ils nous ont trouvées et demandées nos salaires. Spontanément, nous avons menti, prétendant que nous étions payées bien plus qu’en réalité. Si nous avions dit la vérité, nous savions que nous serions licenciées.’

Oubliez les statistiques officielles qui vous racontent que la moitié des citadins font désormais partie de la glorieuse classe moyenne (ici le point d’accès officiel est fixé à 2 usd par jour) et ouvrez vos propres yeux : la misère que vous voyez partout, les déchets non recyclés, les canaux bouchés, le manque flagrant d’espaces publics et de trottoirs, des Ferraris et des Porches zigzaguant entre les fameux nids de poules, des malls innombrables offrant une nourriture insipide côtoyant des kampungs misérables et insalubres, des villages au milieu de la ville dont les habitants survivent à peine.

Alors qu’il semblait ne plus y avoir d’espoir, soudainement la lumière jaillit des profondeurs des ténèbres ! Deux hommes, le nouveau gouverneur et son adjoint, entrent dans la ville sur leurs canassons, leurs flingues dans des étuis attachés sur le bas des cuisses et comme dans un bon vieux western, leurs yeux brillent avec ardeur et dignité.

Vraiment ?

La presse servile veut que les gens croient que ces deux là ont été choisis et élus en dépit des intérêts des élites. Ceci est, bien sur, impensable. En Indonésie, tout est inféodé à la clique militaro-industrielle. Comment les gens peuvent t-ils se faire berner de cette façon ? Est ce parce que depuis 1965, tout a été mis en oeuvre pour les dissuader de réfléchir, de penser de manière indépendante ?

Et concrètement, qu’a apporté le duo depuis qu’il gouverne ?

Le vice-gouverneur de Jakarta, Basuki T. Purnama (surnom Ahok), a rencontré les responsables des travaux publics le 8 novembre 2012. Il s’est mis à hurler et a insulté tout le monde dans la salle : « Avant de commencer, la totalité du budget peut t-il être réduit de 25% ? Le prix unitaire proposé est trop élevé...Il y a seulement deux manières de résoudre ce problème : soit vous enlevez 25% de ce budget sans discussion ou soit j’efface ce projet de vos tablettes. J’utiliserai mes propres fonds opérationnels...Ainsi je contrôlerai les derniers projets ; Je vais crever l’abcès et je vais demander de l’aide à la Commission d’Eradication de la Corruption (KPK) et approcher le DA. Lançons le ’nouveau Jakarta’ . »

Quel langage !...Vous connaissez tous ce proverbe au sujet des chiens qui aboient....Si vous voulez vraiment changer les choses dans votre ville et enquêter sur les cas de corruption grave, allez vous hurler à la face de ceux que vous suspectez de vols ou allez vous essayer de les attraper en flagrant délit ?

Mais Ahok est allé encore plus loin et s’est comporté comme dans un film de de cowboy :

’Si il y en a qui veulent ma peau, ça sera très facile...Je ne sais pas qui essaiera...J’ai beaucoup d’ennemis. Si quelqu’un essaye de me buter à bout portant, je le regarderai droit dans les yeux.’

On a immédiatement envie de lui donner une grosse étreinte et lui dire : ’Ahok, vraiment, personne ne va vous tirer dessus....Vous savez...Vous ne seriez pas ici...’Ils’, les véritables dirigeants de ce pays ne vous auraient jamais permis d’avoir été élus si vous et votre boss n’avaient été scrutés sous toutes les coutures et déclarés ’aptes’ pour le service. Ou voulez vous nous faire croire que des candidats apparaissent de leur propre chef, indépendamment et que les gens sortent juste pour voter pour eux ? vraiment ? Au Venezuela, oui...Mais en Indonésie, cher Ahok...? Vraiment ?’

Comme pour confirmer mes doutes, quelques semaines après sa prise de pouvoir, Jokowi a soudainement commencé à agir comme un véritable apparatchik digne de confiance du régime indonésien. Ce que l’on m’avait raconté au fond du restaurant chinois s’avérait être correct bien que je n’en avais jamais douté.

Il annonça qu’il reportait la construction du MRT en mettant le projet ’sous surveillance’. Il devenait clair que pour encore quelque temps, Jakarta continuera à être la seule ville de cette taille sans avoir de métro. Une des raisons évoquées par le gouverneur, qui affirme qu’il travaille pour le compte du peuple, est qu’il n’est pas certain de la viabilité économique du projet !

Angki Hermawan, un ingénieur et diplômé du prestigieux institut de Bandung (ITB) qui vit entre Jakarta et Calgary (Canada) a commenté ce rapport :

’D’après moi, Jokowi est vraiment bizarre ! Il a dit que la poursuite du projet MRT dépendra du retour sur investissements (ROI) sinon l’administration de Jakarta ira tout droit à la faillite. Cette déclaration est surprenante parce que partout dans le monde, le MRT est le pivot des transports en commun d’une ville, sauf si celle ci a moins d’un million d’habitants. Le MRT à Jakarta est un must ! Et qu’est t-il en train de dire ? Que le ROI pour le MRT doit être bon ? Comme se fait t-il que Jokowi agisse soudainement comme un homme d’affaire mesquin ? un ROI pour des projets sociaux ne peut être calculé comme un ROI pour des raisons professionnelles purement mercantiles. Ses retours doivent être calculés en terme de bénéfice sociaux et non en terme de rentabilité monétaire.’

Mais même si des valeurs strictement économiques s’appliquent, Jakarta a un besoin urgent de restructurer son système de transport alors qu’elle perd environ 3 milliards de dollars par an à cause des retards provoqués par les embouteillages.

Donc retour à la case départ : aucune rationalité, seulement quelques considérations dissimulées et opaques.

Donc le MRT est encore reporté. Et ces pathétiques piliers de béton et barres métalliques qui étaient supposés supporter le monorail -le projet qui fut gangréné par la corruption et stoppé il y a quelques années, pendant que des fonds énormes furent détournés, le paysage urbain défiguré et que personne n’alla en prison - sont encore là, s’élevant vers le ciel gris comme de multiples ’saluts anglais’ des élites locales aux citoyens de Jakarta.

Et qu’en est t-il des plans d’Ahok pour revitaliser le quartier historique en décrépitude complète ?

Jakarta Globe rapporta ceci : ’Si nous voulons qu’il soit un quartier de bon voisinage , il devra être davantage haut de gamme,’ dit Ahok.’...Kota Tua devra être plus cher pour avancer.’

Il est évident qu’ils ne demanderont pas l’aide de l’UNESCO comme l’avait fait Hanoï par exemple. Ils demanderont probablement de l’aide à Gucci, LV ou Lamborghini.

J’ai déjà assisté à plusieurs ’tentatives’ de sauver des villes indonésiennes. La plupart de ces tentatives étaient si pathétiques qu’elles pourraient être comparées à des tentatives d’un enfant de 5 ans qui dit à ses parents : ’Je vais maintenant fabriquer un avion qui va voler. Voici deux bâtonnets de bois qui seront les ailes et ce morceau de plastique servira de corps pour le reste de l’avion....’

Toutes les villes indonésiennes sont ruinées. Jakarta, Bandung, Surabaya, Medan, Palembang, Semarang et même Yogyakarta. Cela prendrait des décennies et des efforts déterminés pour leur apporter quelques normes (architecturale, environnementale) que l’on trouve dans d’autres villes de l’Asie-Pacifique.

Il y a deux ans, j’ai rencontré le maire de Surabaya, Madame Tri Rismaharini (6). Elle était encore très populaire à l’époque. Il y avait de grands espoirs. Elle promettait une gouvernance propre et des changements drastiques liés aux infrastructures de la ville.

Je lui ai demandée si elle avait vraiment l’estomac pour se confronter à la corruption, au lobby automobile et autres pathologies dans la seconde ville indonésienne peuplée de 3 millions d’habitants. Une femme honnête, une Musulmane avec son hijab recouvrant sa tête. Elle a simplement évité la question car elle ne voulait pas me mentir.

Au lieu de cela, elle m’a parlé de son amour des fleurs et des plantes. Elle m’a montré des photos et m’a expliqué qu’elle allait autour de la ville pour planter des arbres, convertir des espaces inutilisés en parcs. Elle le faisait souvent de ses propres mains.

Une personne très gentille. J’aimais vraiment beaucoup Ibu Rismaharini. Le genre de personne que j’aimerais avoir comme voisine. Mais sa ville agonisait, sans transport hormis des minibus privés, une ville sans expressions culturelle et intellectuelle, sans planification urbaine et une nouvelle fois, sans espoir.

Au moment de nous quitter, elle m’a invité à revenir la voir quand je serai de retour à Surabaya.

Je suis revenu en septembre et honnêtement, je n’ai pas vu beaucoup d’améliorations. La ville était un peu plus propre. Il y avait un large et convenable trottoir sur les deux côtés de la route principale et quelques petits jardins. Rien d’autre. Surabaya étouffait encore sous les embouteillages. Il n’y avait nulle part où aller le soir, hormis quelques malls.

J’ai décidé de ne pas rendre visite à Ibu Rismaharini. Que lui aurais je dit, que lui aurais je demandée ? Pour nous deux, la rencontre aurait pu être embarrassante.

Le 20 novembre 2012, j’ai montré mon film documentaire ’Dadaab’ (’Vol au dessus de Dadaab’) à l’Université d’Indonésie (UI) (7) à Jakarta et j’ai parlé de l’effondrement du pays. Un étudiant m’a demandé : ’Que faire ? Comment l’Indonésie peut t-elle être sauvée ?’

J’ai répondu que ce n’était pas à moi de décider. Ce n’est pas mon pays - c’est son pays. Je ne soigne pas, j’établis juste un diagnostic.

Mais cet après midi je leur ai parlé beaucoup plus, étudiants et professeurs réunis, de la complicité des élites et des militaires avec l’Europe et les Usa. Je leur ai dit combien l’Indonésie était aimée à l’Ouest, par les élites économiques occidentales et les régimes politiques que ce soit aux Usa et en Europe. ’Le peuple indonésien est affamé, les gens ont tout perdu mais ils nourrissent encore généreusement l’Ouest. Ils ont tout sacrifié pour le bien-être, pour les états-providence de l’UE et pour leurs multinationales’.

Je leur ai aussi expliqué que tant que l’Indonésie poursuit la destruction de ses forêts, l’exploitation intensive de ses sols, la consommation de produits étrangers et à ne pas se soucier du bien-être de son propre peuple, elle continuera à être appelée ’démocratique’, ’tolérante’ et même ’performante’.

’Votre pays a été colonisé et ravagé par les Européens. Il a été dévasté par le coup d’état de 1965 soutenu par les Usa et par le système capitaliste sauvage. Des cadres jihadistes ayant participé aux massacres de 1965 et ayant combattu pour le compte de l’Occident en Afghanistan, sont en train de détruire de ce qui reste du tissu laïque de l’ère Sukaerno.’

’Et alors votre ’opposition’, votre ’société civile’ : où vont t-ils chercher de l’aide ? Nous le savons tous : ils retournent dans les pays occidentaux ! Ils font la navette entre Jakarta et Amsterdam, entre Jakarta et Berlin, Londres, NYC (8) ! Ils obtiennent quasiment tous leurs financements là bas. Pensez vous réellement que l’Ouest va soutenir une vraie opposition contre leurs intérêts économiques et géopolitiques ? S’il vous plait, voyez la réalité en face !’

Je parlais des prémisses de l’Université qui était responsable d’avoir mis en place le monstrueux système capitaliste, juste après 1965. L’université a pleinement appliqué les concepts économiques de Von Hayek et Friedman pour un capitalisme sauvage et dérégulé. En fait, elle a été achetée par l’Ouest afin d’implanter ce que Naomi Klein appelle ’la doctrine du choc’ et de l’expérimenter sur des êtres humains vivants.

Ils me laissaient parler. Je réalisais que personne ne se souciait vraiment de mes propos, personne n’avait peur de ce que je disais, que ce que je déclarais, ne franchirait pas les murs de l’université. Mon apparition était une sorte de spectacle ’la parade des clowns’.

Quelqu’un me redemanda ’comment changer les choses ?’ Tous les grands hommes avec qui j’ai travaillé, de Eduardo Galeano à Pramoedya Ananta Toer (9) étaient allergiques à de telles questions, moi aussi dernièrement.

Je leur ai rappelé quelques uns des derniers mots de Mr. Ananta Toer, le plus grand écrivain d’Asie du sud-est, mots qu’il avait prononcé en ma présence. Il fut un prisonnier politique dans les geoles concentrationnaires de Suharto ; un homme dont les livres furent brûlés, qui fut mis à l’écart et infiniment rempli d’amertume à la fin de sa vie :

’Bukan reformasi -revolusi !’ avec un air de défi devant l’objectif de ma caméra. ’L’Indonésie ne changera jamais avec des réformes, seule une révolution la changera !’

Sur leurs chevaux de bois, Jokowi et son adjoint ne portent pas de bannières révolutionnaires. Regardez attentivement leurs colts...en plastique...produits industriellement ; écoutez leurs mots.

Jokowi n’est pas un Hugo Chavez indonésien, ni Evo Morales, Lula ou Ho Chi Minh.

En fait je n’ai aucune idée de qui il est. Je sais juste ce qu’il n’est pas.

André Vltchek

http://www.counterpunch.org/2012/11/23/governor-jokowi-enters-jakarta-...

traduit par Eric Colonna

Andre Vltchek est un romancier, poète, essayiste, journaliste et réalisateur de documentaires, il a écrit pour plusieurs médias internationaux (Der Spiegel, Newsweek, Asahi Shimbun, ABC News, Irish Times, Japan Focus, etc.) et a couvert de nombreuses zones de conflit, de la Bosnie au Congo en passant par le Sri Lanka, le Timor Oriental (où il a été torturé par l’armée), le Pérou (sur la piste du Sentier Lumineux) et le Proche-Orient (lors de la 1ère Intifada). Il vit entre Nairobi, Jakarta et Tokyo. Andre Vltchek est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, de deux recueils de poésie, d’essais politiques, comme Western Terror : From Potosi to Baghdad , ainsi que d’un livre d’entretiens avec le célèbre écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer, intitulé Exile . Il est aussi l’auteur d’un documentaire sur les massacres de 1965, en Indonésie.

Son dernier livre sur l’Indonésie ’Archipelago of Fear’ est sorti en août 2012 et en passe d’être traduit en Indonésien. Il peut être contacté sur son site

Notes du traducteur

(1) Balikpapan est une ville de Kalimantan la partie indonésienne de l’ile de Bornéo

(2) BlokM est un quartier de Jakarta sud connu pour son activité nocturne trépidante

(3) Les trois grands sont les trois grands constructeurs automobiles américains : General Motors Chrysler et Ford

(4) diminutif de Los Angeles. La plupart des gens disent ’LA’ quand ils parlent de la ’cité des anges’

(5) roupiah. 1 euro = 14000 roupiah actuellement

(6) Ibu Rismaharini est toujours aussi populaire et proche du peuple voir Surabaya Mayor Ibu Risma : Indonesia’s Best-Kept Secret
cette femme courageuse et intègre est une note d’optimisme et d’espoir dans cette Indonésie tourmentée

(7) UI University of Indonesia est l’une des plus prestigieuses universités du pays en compagnie de ITB Bandung Intitute of Technology à Bandung et UGM Gadjah Mada University à Yogyakarta

(8) diminutif de New-York City

(9) le plus grand écrivain indonésien de tous les temps. Plus connu sous son diminutif Pram. Emprisonné par Suharto pour ses idées et ses sympathies avec le PKI


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Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
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