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Le néolibéralisme et l’illusion démocratique

A partir de la fin des années 1970, le néolibéralisme a été imposé au détriment du libéralisme régulé qui fonctionnait sur la base redistributive du compromis fordiste au Nord et du nationalisme - clientéliste au Sud (1). Pour les capitalistes, il s’agissait de lutter contre la crise du profit, qu’ils considéraient principalement engendrée par l’inflation des demandes de redistribution de revenus adressées aux États.

Pour eux, en obérant les profits, les revendications sociales et politiques rendaient les démocraties progressivement « ingouvernables ». En effet, le jeu de la démocratie faisait que les règles de partage de la valeur ajoutée, à l’époque plus favorables aux salariés, étaient progressivement inscrites dans la loi, à travers ce qu’on pourrait qualifier de « constitutionnalisme social ».

Pour sortir de la crise, il fallait refermer la parenthèse des Trente glorieuses des salariés pour ouvrir celle des Trente glorieuses des financiers. Le passage au néolibéralisme a accompagné et a justifié l’extension géographique ainsi que l’intensification du capitalisme financiarisé favorisées par la dérégulation. Au service de la finance internationale, les politiques néolibérales se focalisent sur la croissance des profits et sur la réduction corrélative des coûts salariaux directs et indirects. Cela signifie la réduction du périmètre de l’État, la casse de l’État-providence ou de l’État nationaliste - clientéliste, la privatisation des rentes publiques..., avec pour conséquence, la paupérisation du plus grand nombre et l’euthanasie des classes moyennes.

En régime réellement démocratique, malgré le battage médiatique et la duplicité des élites politiques, un tel programme ne peut remporter, dans la durée, l’adhésion d’une majorité d’électeurs. Ainsi, la première mouture des réformes néolibérales, issue du consensus de Washington, s’est heurtée à un obstacle politique multiforme. Afin de poursuivre les processus engagés et de contourner ledit obstacle, les oligarques ont décidé de dénaturer la démocratie et de la rendre virtuelle afin que les populations n’aient plus aucune emprise sur les décisions politiques. Pour ce faire, le pouvoir de l’État central a été atomisé tant vers des instances supérieures qu’inférieures. De plus, le champ des options politiques a été réduit par l’enchâssement du néolibéralisme dans le droit, enchâssement réalisé dans le cadre d’un « constitutionnalisme économique », et complété par un système de « soft law », pour imposer la bonne gouvernance néolibérale « consensuelle ».

Pour l’oligarchie, la crise actuelle représente une opportunité pour le renforcement du pouvoir néolibéral et pour l’accélération corrélative du délitement de la démocratie.

La crise de gouvernabilité engendrée par les dérives du fordisme et les excès de la démocratie

Au cours de la parenthèse fordiste des Trente glorieuses, le compromis entre le capitalisme industriel et les salariés a progressivement donné lieu à des « débordements » revendicatifs coûteux, obérant largement les profits. Cette tendance, doublée d’une prise de conscience politique des populations, a conduit à une crise de gouvernabilité au Nord.

Par exemple, le rapport de la Trilatérale : La crise de la démocratie (2), publié en 1975, met en lumière la redécouverte par les économistes « du cycle de cinquante ans de Kondratieff, selon lequel 1971 (comme 1921) marquerait le début d’un ralentissement économique durable dont les pays capitalistes industrialisés ne devraient pas émerger avant la fin du siècle (3) ». De plus, lesdits pays sont confrontés à des divers problèmes : « l’inflation, les pénuries de matières premières, la stabilité monétaire internationale, la gestion de l’interdépendance économique, la sécurité militaire et collective (4)… ». Enfin, les dérives du processus démocratique ont notamment engendré « une surcharge de demandes adressées à l’État qui dépassent sa capacité à y répondre (5) ».

Comme « les demandes adressées à un gouvernement démocratique croissent, tandis que les capacités du gouvernement stagnent (6) », les démocraties deviennent ingouvernables.

Changer de cap en imposant le néolibéralisme

Il était urgent de réagir pour rétablir les conditions d’une exploitation optimale des travailleurs par le capital. La crise des années 1970, qui frappe le Nord avant de se propager aux pays du Sud, va donner l’occasion de revenir sur les concessions accordées aux salariés en déconstruisant le développement autocentré (principalement centré sur le développement du marché intérieur) que ce soit le fordisme au Nord ou le nationalisme-clientéliste au Sud.

Cette déconstruction passe par l’imposition des politiques monétaristes du consensus de Washington (7), qui visent à réduire drastiquement la consommation « improductive » de surplus (en termes de profits privés) par l’État-providence au Nord et par l’État nationaliste au Sud.

Pour les capitalistes, à travers la dérégulation, la privatisation, la libéralisation commerciale et financière, la « défaisance » de la protection sociale, la destruction des systèmes clientélistes…, il s’agissait de revenir sur les concessions accordées précédemment aux salariés.

Qui se heurte à l’obstacle politique

La faisabilité politique du traitement de choc néolibéral du consensus de Washington s’est avérée plus difficile que prévu. Les conséquences sociales négatives de l’ajustement monétariste, beaucoup plus flagrantes dans les pays du Sud, ont engendré des critiques, des résistances et des oppositions, parfois violentes (8).

La stratégie des élites politiques pour imposer l’ajustement, consistant à diviser et à opposer, a montré ses limites. Malgré les tentatives permanentes de manipulation de l’opinion publique par des actions de communication efficaces, il subsistait, en raison du jeu de la démocratie, des possibilités d’arrivée au pouvoir d’éléments moins favorables à la mondialisation néolibérale, voire opposés. Par exemple, des personnalités politiques opposées à la mondialisation néolibérale, au moins dans leur discours, ont été élues au sommet des États notamment en Amérique Latine, pré carré des États-Unis.

Devant la menace, il fallait réagir.

Contourner l’obstacle politique par l’ordolibéralisme

A la fin des années 1990, pour calmer les critiques et éviter tout « dérapage » démocratique nocif pour les affaires, le capitalisme financiarisé a adopté, à travers ses représentants officiels ou officieux, un discours plus politiquement et socialement porteur de consensus, entérinant le passage du monétarisme à l’ordolibéralisme (9).

La nouvelle rhétorique intègre un vocabulaire à connotation faussement sociale- démocratique-interventionniste, pseudo keynésienne… qui prépare les esprits à « l’économie sociale de marché » purifiée mise en oeuvre par le post-consensus de Washington. Sous couvert d’une novlangue, il s’agit simplement de poursuivre les processus engagés lors de la phase monétariste et de pérenniser les politiques néolibérales en les rendant incontestables.

Pour ce faire, il convient de les inscrire dans la loi, et plus précisément dans la loi fondamentale qu’est la Constitution, pour réduire au maximum la possibilité de mise en oeuvre de projets politiques alternatifs. Il faut réellement en finir avec le constitutionnalisme social des Trente glorieuses et passer définitivement au constitutionnalisme économique qui enchâsse la « gouvernance » néolibérale dans le droit. Le dispositif de réduction des degrés de liberté du politique est complété par la mise en avant d’un système de « soft law » comprenant notamment les agences de notation, les institutions financières internationales…

Au total, il s’agit d’enfermer le politique dans le carcan néolibéral, afin de rendre la démocratie inopérante tout en essayant de préserver l’illusion populaire de son fonctionnement effectif.

Et par l’approfondissement de la démocratie virtuelle

La démocratie virtuelle a une base formelle dans le vote des citoyens, mais le processus de décision politique, au moins concernant les domaines importants, est isolé de la participation et du contrôle populaires. Il s’agit de maintenir une démocratie de façade, et de déplacer la réalité du pouvoir vers de nouveaux centres isolés de toute influence populaire.

Amorcée de longue date, la dynamique de « virtualisation » démocratique s’opère à travers : (i) l’effeuillage du pouvoir de l’État central (10) vers le haut en direction d’instances supranationales et vers le bas par la décentralisation (11) ; (ii) la prise en compte d’acteurs dits « apolitiques », complices ou simplement manipulés.

Cette dynamique engendre l’atomisation, l’isolement et l’autonomisation des centres de pouvoir du niveau international au niveau local, en passant par les niveaux intermédiaires. Elle engendre aussi la « dilution » des responsabilités des décideurs que vient compléter un dispositif, sans cesse étendu, d’immunité assurant l’impunité.

Les élites politiques peuvent, sans risque, oeuvrer en faveur du capitalisme financiarisé en imposant le néolibéralisme. Il s’agit d’encadrer strictement l’intervention de l’État quand elle est au service des populations. A tous les niveaux (local, régional, national, communautaire, international), l’intervention publique ne doit pas entraver, ni même contrôler les activités du capitalisme financiarisé.

La crise actuelle : une crise de légitimité des élites

Par contre, lorsque le système entre en crise, l’intervention publique, salvatrice pour le capitalisme financiarisé, se fait massivement et durablement. Les populations sont sommées d’accepter d’endosser la socialisation de la gabegie des institutions bancaires et financières. Pour le justifier, les élites politiques usent d’un double langage.

La crise cesse alors d’être simplement financière ou économique, elle devient inévitablement politique. C’est une crise globale de légitimité des élites politiques.

Les premiers, les pays du Tiers-monde ont connu une telle situation, lorsqu’au début des années 1980, ils se sont trouvés écrasés par une dette extérieure insoutenable. Malgré le caractère « odieux (12) » de la majeure part de cette dette, les dits pays ont été placés sous la tutelle des institutions néolibérales (FMI, Banque Mondiale, OMC…) pour faire payer la note aux populations. Dans ce contexte, les élites politiques nationales « complices » ont eu beau jeu d’incriminer, dans le discours officiel, les institutions financières internationales pour mettre en oeuvre les politiques de prédation et de paupérisation dont elles espèrent recueillir quelques miettes.

Aujourd’hui, la crise grecque révèle l’extension de ce schéma aux pays du Nord. La Grèce préfigure la Tiers-Mondialisation de l’Europe (13).

Bernard Conte

Bernard Conte est enseignant - chercheur à l’Université Bordeaux IV et à Sciences Po Bordeaux.

Son Site : http://conte.u-bordeaux4.fr/
Son Blogue : http://blog-conte.blogspot.com/

(1) Texte rédigé à partir d’une communication présentée aux rencontres : Actualité de la pensée de Marx, organisées par Espaces Marx Aquitaine, Sciences Po Bordeaux, décembre 2010.

(2) Michel Crozier, Samuel P. Huntington, Joji Watanuki, The crisis of democracy, Report on the governability of democracies to the Trilateral Commission, New-York, New York University Press, 1975.

(3),(5),(6) Idem ; p. 3-9.

(7) Voir : Bernard Conte, Le consensus de Washington, Bordeaux, 2003.
(8) Une des première critiques, Cf. Bernard Conte : L’ajustement à visage humain, Bordeaux, 2003.

(9)Sur l’ordolibéralisme ou néolibéralisme allemand, voir : Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Bordeaux, PUB, 2009, p. 54-60 ; François Bilger, « L’école de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché », 8 avril 2005.

(10) Cet effeuillage s’opère en vertu du principe de subsidiarité qui présente une double dimension : verticale et horizontale, cf. Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, op. cit. p. 194-198.

(11) Les lois Defferre de 1982 marquent l’origine du processus de décentralisation en France.

(12) Une dette est dite « odieuse » lorsqu’elle a été contractée pour des objectifs contraires aux intérêts de la nation et aux intérêts des citoyens.

(13) Bernard Conte, La Grèce préfigure la Tiers-Mondialisation de l’Europe, Contreinfo.info, 16 mars 2010.

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COMMENTAIRES  

06/11/2011 14:28 par a

Seule une lecture de l’Histoire peut rendre compte du rapport des forces actuel. L’Histoire, elle, se joue sur 2 niveaux : 1. national, 2. mondial.

La Révolution française coïncide avec la création des Etats-Unis d’Amérique, ce qui va constituer un double déterminisme mondial et national.

L’acte fondateur des USA réside moins dans l’indépendance vis-à -vis de l’Angleterre que dans la conquête de l’ensemble du territoire. Ce qui signifie le génocide amérindien. Je crois que nos écoles négligent coupablement cet épisode historique : tout le monde le sait mais personne n’est choqué. Et c’est bien ce qui est durablement troublant. L’opinion mondiale a réagi aux crimes staliniens, pas du tout au génocide amérindien. Les westerns d’Hollywood projetés dans les salles de cinéma ont narré complaisamment ce drame séculaire et ont transformé l’horreur en plaisir. D’autant que la "civilisation" américaine s’est aggravée de l’esclavage noir. Mais là , il convient de préciser que les puissances coloniales (et donc européennes) ont totalement participé à ce crime.

Des nations entières se sont rendues coupables de cet effroyable commerce d’êtres humains, arrachés brutalement et violemment à leur terre, jetés dans des cales, prisonniers dans leurs fers, vendus puis transformés en bêtes de somme. Pour peaufiner cette "civilisation", le peuple US décréta que le noir est un sous-humain, un presque animal, quelque chose d’indéfini, qui préfigurait le racisme à venir, lequel était aussi à la mode dans nos contrées. L’Histoire coloniale est l’Histoire d’un extraordinaire racisme marqué par le regard mi-amusé, mi-horrifié que la civilisation blanche posait sur les "sauvages" noirs, étant entendu que les amérindiens, du nord et du sud, formaient, eux aussi, des peuples sauvages, c’est-à -dire pas du tout humains.

Avons-nous évolué ? Non. Sinon, nous n’accepterions pas l’existence des réserves amérindiennes. Nous serions indignés, ulcérés. Nous comparerions ces réserves à des zoos humains et nous nous mobiliserions pour les interdire. Or les réserves (et les ghettos noirs) existent bel et bien dans l’indifférence totale à l’échelle du monde. Tout comme on laisse, dans l’indifférence, disparaître des langues, des cultures, des religions et tout un univers de sagesse. Il en va ainsi en Afrique, en Asie, en Océanie, théâtre, elle aussi, du génocide aborigène.

Telle est NOTRE Histoire : 5 siècles de colonisation, de spoliation, de théories raciales, de domination, d’abominations. Nous avons y compris inventé, par l’obligation d’agricultures intensives au profit des peuples colonisateurs, le dérèglement météorologique, la sécheresse et les famines continentales.

En France, au lendemain de la Révolution, ce fut l’empire, la conquête européenne et la guerre. L’industrialisation exigea l’exode des populations rurales dans les villes et la prolétarisation toujours croissante de la population. Les ouvriers devaient posséder un livret où l’on consignait tout ce qui le concernait et que les patrons et la police consultaient. Néanmoins, s’est ouverte une longue période de lutte de classe intense. Empire, Restauration, coup d’Etat et 2ème empire, Etat policier. Les révolutions de 1815, 1830, 1848 et la Commune de Paris, achevée, comme on sait, par la mitraille et/ou la déportation.

Voilà donc ce qu’il en fut de la démocratie !...

Enfin l’horreur absolue : 14-18, 39-45. Civilisation et démocratie élevées au niveau de 2 guerres mondiales. Le soldat des tranchées qui refusait de tuer et de se faire tuer se voyait jugé et exécuté. Plus tard, après l’installation du fascisme en 1922, du nazisme en 1933, du franquisme et de la Collaboration sous Occupation, ce fut la déportation, les camps de travail et la solution finale. Soit l’exécution devant un peloton, soit le four crématoire.

Il va sans dire que tous ces événements se déroulaient au coeur d’un seul et même système : le capitalisme. Notons que ce capitalisme connut une crise majeure, venue des USA et transitant par l’Allemagne, et qui y fut beaucoup pour le nazisme, la guerre et les 50 millions de morts.

Mais c’est là qu’on retrouve les USA. Ceux-ci veulent limiter la puissance des 2 empires coloniaux, la Grande Bretagne et la France. C’est pour cela que, en 18, les USA, parvenus comme par hasard au stade de 1ère puissance, imposent leurs choix au Traité de Versailles et dans les autres traités séparés. Ils protègent l’Allemagne, nation industrielle puissante. L’Allemagne sera un allié de taille à contrecarrer les 2 puissances coloniales. En 45, les jeux sont faits et les indépendances nationales sonnent le glas des 2 empires. Vite fait, bien fait, on transforme la colonisation par la néocolonisation sauf que, définitivement, les USA (face à l’URSS) s’imposent comme puissance ultradominante à qui la néocolonisation va profiter.

S’ouvre alors cette période appelée les 30 glorieuses. Ce qui signifie que sur le cadavre des 50 millions de morts et les ruines s’ouvre une période de plein emploi.

N’oublions pas cependant Nagasaki, Hiroshima, la Corée, l’Indochine, l’Algérie, le Vietnam, l’Indonésie, les dictatures américaines du sous-continent latin, la guerre du Golfe, la guerre d’Afghanistan, la guerre d’Irak, la guerre au terrorisme qui lance des drones sur des populations civiles innocentes, ouvre des prisons à Abou-Ghraïb, Guantanamo et en Europe. N’oublions pas le Patriot Act, son exportation en Occident, le quadrillage militaro-policier, la crise, le chômage, la répression devenue ordinaire, le jeu électoral qui fait choisir entre lui et son vrai-faux frère jumeau, les mascarades, les sondages, les débats à fleuret moucheté et qui consistent à demander à l’électorat citoyen : par qui veux-tu te faire bouffer ? Par lui ou par lui ?

Et c’est cette question qu’on appelle : la Démocratie...

06/11/2011 14:48 par BONBIN

Voici un apperçu de la doctrine du tristement célèbre Milton Friedman (mort en 2006), dans laquelle il imagine un monde où l’économie ne serait bridée par aucune contrainte :

http://2ccr.unblog.fr/2011/03/25/la-doctrine-friedman/

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