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Mercosur et ZLÉA : de l’échec à la soumission, Claudio Katz


* Le Marché commun du Sud (Mercosur) a été créé en 1991 par le traité d’Asunción entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay (la Bolivie et le Chili y sont associés depuis 1996 et le Pérou depuis 1997), dans le but d’établir une zone de libre échange à partir de l’année 2000.

* La Zone du libre échange des Amériques (ZLÉA), créée en juin 1990 lors d’un sommet à Miami, regroupant 34 États américains (mais pas Cuba), vise à l’initiative des États-Unis l’élimination des barrières douanières entre l’Alaska et la Terre de Feu à partir de 2005.

Enfoques Alternativos (revue argentine) n° 20, décembre 2003

19 novembre 2003

Avancer la mise en place de la Zone de libre échange des Amériques et renforcer l’encaissement de la dette externe tels sont les priorités économiques du gouvernement de Bush pour l’Amérique latine. Les deux objectifs cherchent à consolider la domination commerciale et financière de l’impérialisme. Dans l’immédiat, le bourbier auquel font face les troupes occupantes de l’Irak pousse les États-Unis à renforcer le contrôle de leur " arrière-cour ". Mais en perspective, l’intention américaine est de manier directement les ressources stratégiques de la région, spécialement le pétrole du Mexique, du Venezuela et de l’Équateur, les forêts de l’Amazonie et les réserves d’eau de la Triple frontière. [1]

Le gouvernement américain a besoin de souscrire des traités de libre commerce pour résister - en accroissant les exportations vers Amérique latine - au déficit commercial croissant du pays. L’impact de ce déséquilibre pourrait être traumatique s’il essouffle l’afflux international des capitaux qui soutiennent à l’économie américaine. Avec la ZLÉA on cherche à stimuler les ventes externes et étendre la dérégulation financière, qu’exigent les banques pour obtenir encore plus de bénéfices par les opérations spéculatives en Amérique latine.

Mais les États-Unis encouragent aussi la ZLÉA pour garantir que la région restera dans le secteur du dollar lors de la prochaine vague de concurrence avec l’Europe. La première puissance ne rivalise plus avec des concurrents dispersés, mais avec un bloc impérialiste qui cherche à le disputer l’hégémonie commerciale et monétaire. A travers des accords commerciaux avec les pays latino-américains, les États-Unis cherchent à bloquer les avancées de ces concurrents.

Multilatéral, bilatéral et financier

La ZLÉA est seulement une instance des négociations en cours et la signature de l’accord (avant ou après l’année 2005) constitue à peine un aspect de la pression américaine. C’est l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui constitue la scène multilatérale de ces négociations. Dans ce cadre, les économies développées imposent la réduction des droits de douane dans tous les secteurs qui profitent aux capitalistes du centre. Ces branches étaient traditionnellement limitées aux produits industriels, mais les services et la propriété intellectuelle y ont été ajoutés au cours de la dernière décennie. Les grandes compagnies obtiendraient des bénéfices énormes si on réglementait les nouvelles privatisations et les droits de participation étrangère dans les achats publics. Elles prétendent aussi obtenir de plus grands paiements par l’utilisation de brevets informatiques ou pharmaceutiques.

Mais l’euphorie libre-échangiste des gouvernements impérialistes est diluée au moment d’appliquer ces principes aux secteurs les plus vulnérables des économies avancées. En particulier les terres cultivables sont protégées à travers un monumental réseau de subventions, destiné à soutenir les prix et à résister à la surproduction structurelle. Les États-Unis arguent qu’ils ne peuvent pas réduire ces subventions tant que l’Europe les maintiendra et avec cet argument ils placent hors de toute négociation l’élimination de subventions qui pulvérisent la compétitivité de beaucoup d’exportations latino-américaines. Face aux obstacles que produit cette position dans ces négociations multilatérales, le gouvernement de Bush encourage des accords avec chaque pays. Son but est d’imposer bilatéralement, ce qui ne peut pas obtenir dans la négociation collective.

La promotion de ces traités particuliers cherche aussi à diluer toute tentative de résistance commune des pays périphériques et en outre, elle contribue à choisir aux partenaires privilégiés des États-Unis dans chaque continent (Singapour, Israël, Jordanie, Australie). L’accord récent qui a été signé avec le Chili illustre le type d’association que propose l’impérialisme aux classes dominantes locales. Tandis qu’aucun secteur industriel transandin ne pourra supporter l’avalanche commerciale de produits américains, les grands exportateurs (cuivre, fruits, poisson, bois) pourraient étendre leurs ventes sur le marché américain. Un secteur dominant des capitalistes locaux améliorerait ainsi ses recettes au détriment du reste du pays.

Le Mexique constitue un autre précédent. Une décennie d’existence de l’Accord du libre-échange nord-américain [2] a permis une dénationalisation vertigineuse des banques et des chaînes commerciales, avec un recul spectaculaire de la participation nationale dans les produits qui sont fabriqués par les maquiladoras. [3] En outre, l’inégalité régionale et les crises agraires dérivées de l’importation massive d’aliments américains se multiplient. Pis encore, face à l’explosion d’émigration qui produit cette asphyxie sociale, les États-Unis ferment les frontières en ratifiant que la liberté de circulation des marchandises et les capitaux ne sont pas étendus aux individus.

L’Amérique latine fait face à la perspective d’une détérioration grave des termes d’échange suite à l’avancée commerciale américaine. Les États-Unis attaquent sur de multiples terrains et adaptent chaque négociation à ses intérêts. Ils ont souscrit des accords directs (avec le Chili, le Guatemala, le Costa Rica) et tentent la même méthode avec d’autres nations (Uruguay, Pérou, Colombie) pour isoler son principal adversaire commercial (Brésil), affaiblir un concurrent agricole sérieux (Argentine) et miner un régime politique sacrifié (Venezuela). S’ils ne parviennent pas à les soumettre tous, ils essayeront probablement d’imposer une rupture géographique-commerciale entre un groupe directement associé (Mexique, Chili, pays d’Amérique Centrale, Pérou, Colombie) et le secteur soumis à l’usure des négociations toujours inachevées (Brésil, Argentine, Venezuela).

Le renforcement de la suprématie commerciale états-unienne est soutenu par la domination financière, parce que l’accomplissement des accords d’ouverture est assuré par la supervision du Fonds monétaire international (FMI). C’est pourquoi il est illusoire de vouloir examiner la ZLÉA sans parler de la dette. Il s’agit de deux processus étroitement liés. Chaque paiement d’intérêts renforce la perte de souveraineté et chaque traité commercial amène à de plus grandes concessions financières. Ce cercle vicieux ne peut pas être brisé sans rejeter la domination impérialiste dans les deux domaines.

Mercosur, l’Argentine et le Brésil

Face à la pression américaine accrue par la ZLÉA, Lula et Kirchner [4] ont emphatiquement ratifié l’existence du Mercosur, mais la survie agonisante de cet accord ne peut être assurée par des proclamations. Au bout d’une décennie, la monnaie commune est encore un projet éloigné et des divergences douanières aiguës persistent entre les deux principaux partenaires. Il est certain que les échanges commerciaux se sont multipliés, mais ce saut n’est pas synonyme d’intégration. L’union douanière ne fonctionne pas, parce que les barrières douanières externes communes ont été perforés par l’ouverture radicale que l’Argentine a mise en oeuvre durant la période de convertibilité, sans aucun type d’accompagnement par le Brésil.

En outre, les échanges courants sont périodiquement touché par le recours à des politiques de subventions divergentes et le système d’arbitrages prévu en cas de conflits commerciaux ne fonctionne pas. La face politique de ces fractures c’est l’absence d’institutions communes. Cette limitation ne sera pas résolue avec la simple formation d’une législature régionale, parce qu’un Parlement latino-américain existe déjà depuis des années et que son rôle effectif reste un véritable mystère. Sans monnaie commune, ni politiques macro-économiques conjointes, le Mercosur continuera à languir.

Ce diagnostic est partagé par ceux qui regrettent " l’absence de politiques coordonnées ". Mais cette absence obéit à la dépendance unilatérale de chaque pays envers le FMI. Dans chaque renégociation de la dette, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay souscrivent des accords d’ajustement qui empêchent toute action régionale conjointe. Dans les accords avec le Fonds on définit des pourcentages d’excédent fiscal différenciés, des chronogrammes fiscaux différents et des politiques de subvention industrielle divergentes. C’est pourquoi face à chaque crise, les gouvernements recourent à des ajustements récessifs différents qui rendent les projets d’intégration de plus en plus fictifs.

Les oscillations périodiques de la balance commerciale entre le Brésil et l’Argentine (qui suivent aux crises de dévaluation des monnaies) expriment cette érosion des accords. Lors de l’effondrement de la convertibilité du peso un cycle d’excédent argentin semblait s’insinuer, mais comme la récession brésilienne a aussi coïncidé avec la récupération économique locale, on est maintenant revenu aux vielles plaintes contre " l’invasion des importations paulistes ".

Le fond du problème c’est l’incapacité du Brésil de concurrencer les États-Unis en tant que locomotive régionale, ou d’imiter le rôle joué par l’Allemagne au sein de l’Union économique et monétaire européenne en tant que point d’encrage d’une monnaie commune. Les deux grands partenaires sud-américains - l’Argentine et le Brésil - sont des pays soumis à la domination impérialiste et ils ne se profilent pas comme un bloc compétitif sur le marché mondial. C’est pourquoi l’augmentation des échanges commerciaux entre l’Argentine et le Brésil n’a pas amélioré le profil de d’aucun des deux pays face à ses concurrents extra-regionaux.

C’est cette situation critique qui explique pourquoi les fonctionnaires qui entourent à Kirchner et à Lula sont passés du rejet frontal des projets américains à l’acceptation d’une " ZLÉA possible ", " améliorée " ou " plus équitable ". Ils défendent la thèse de " négocier en prenant l’appui sur le Mercosur ", en supposant qu’un front commun de cette région freinera l’offensive commerciale américaine. Comme premier pas, l’Argentine et le Brésil ont avancé une offre commune de libéralisation de certains services, ce qui, sans coïncider avec les secteurs réclamés par le gouvernement Bush, ouvre la perspective d’un accord.

Mais quel degré de cohérence présente ce front de Mercosur ? Alors que les États-Unis tentent d’entamer des négociations bilatérales avec le Paraguay et l’Uruguay, la pérennité du partenariat argentino-brésilien est très douteuse. Les hommes de Bush cherchent affaiblir à la bourgeoisie brésilienne - qui maintient le seul secteur industriel relativement autonome de l’Amérique du Sud - et pourraient essayer d’offrir quelques gadgets additionnels à l’Argentine.

De plus les classes dominantes des deux grands partenaires du Mercosur ont des conflits très différents avec les États-Unis et ont développé des associations fort différentes avec leurs paires du Nord. Au Brésil comme en Argentine on observe une tension croissante entre les groupes exportateurs intéressés à obtenir quelques miettes du marché américain et les secteurs industriels menacés par l’ouverture commerciale. Cette diversité d’intérêts érode encore plus la négociation commune avec le géant américain.

Dans le cas argentin, après sa dernière entrevue avec Bush, Kirchner a accepté le cadre de négociations promu par les États-Unis. L’ex-fonctionnaire menemiste [5] qui dirige ces conversations (Martà­n Redrado) est un partisan fanatique du projet de la " ZLÉA flexible ", qui a gagné davantage de terrain dans les derniers mois. Ce cours suppose l’acceptation des subventions agricoles états-uniennes en échange de certaines concessions douanières pour les produits exportés par l’Argentine. Le pays confirmerait ainsi le transfert à l’OMC de tous les sujets que les États-Unis ne veulent pas aborder.

Si les groupes exportateurs pro-ZLÉA réussissent à s’imposer, l’Argentine affrontera la perspective d’un nouveau cycle d’ouverture de son marché intérieur et de destruction consécutive de son tissu productif. Comme les principales entreprises publiques ont déjà été achevées, l’exigence américaine de libéraliser les services ne concerne pas en premier lieu les privatisations. Ils cherchent à augmenter la participation étrangère dans les services publics et les activités sanitaires ou éducatives que l’État gère encore. En outre, la ZLÉA (ou un accord équivalent) renforcerait le transfert de souveraineté aux tribunaux internationaux pour résoudre des litiges commerciaux, en accentuant l’angoissante charge d’exigences supportées déjà par le pays.

Alternatives populaires

Les classes dominantes négocient une ZLÉA (totale, partielle, conjointe ou séparée) dans le but d’améliorer leurs affaires, en opposition frontale aux besoins populaires. Ce fait est reconnu par ceux qui présentent le Mercosur comme l’alternative la plus favorable pour l’ensemble de la population.

Mais ce faisant ils omettent d’expliquer pourquoi la période passée depuis la formation de cette alliance a été tellement néfaste pour les travailleurs et les chômeurs de la région. La tragédie de la réduction des salaires, les licenciements massifs et la paupérisation qui ont accompagnée la formation du Mercosur indiquent que cet accord n’est pas un remède pour les souffrances populaires. Au contraire, tandis que les affaires de plusieurs groupes de chefs d’entreprise ont prospéré avec des subventions et des bénéfices douaniers, la majorité de la population a supporté les conséquences de la flexibilisation du travail et de la réduction des salaires.

Face à ce résultat d’autres analystes proposent de créer " un autre Mercosur ", plus " populaire " ou plus " social ". Mais, comme avec la ZLÉA, le problème n’est pas situé dans le nom, mais dans le contenu du projet. Le Mercosur continuera à servir aux intérêts de la minorité capitaliste, si son objectif est de soutenir la rentabilité des entreprises. Il continuera à profiter un petit groupe d’entreprises, s’il promeut des " économies d’échelle " pour " baisser le coût salarial ". Et il aggravera aussi les risques de retour à une économie exportatrice des matières premières, s’il maintient la division du travail entre des zones qui apportent des matières premières et des localités qui industrialisent ces ressources. La seule option positive est de changer les priorités et de placer l’intégration au service des aspirations populaires.

Cette direction requiert de consolider la bataille conjointe contre la domination commerciale et financière de l’impérialisme. Séparer la résistance à la ZLÉA de la lutte pour cesser le paiement de la dette extérieure conduit à l’échec des deux objectifs. Pour que la population soit activement engagée en faveur de la première revendication elle doit percevoir que celle-ci n’est pas utilisée comme un argument de négociation dans les conflits entre des groupes capitalistes. Tout frein de la ZLÉA accompagné du maintien du paiement de la dette impliquera la continuité de l’ajustement. C’est pourquoi l’action contre la ZLÉA doit être combinée avec le rejet de la dette et de la militarisation régionale. La campagne développée actuellement (" Consultation populaire autoconvoquée pour dire non à la ZLÉA ") réunit justement ces trois revendications dans une même action.

Ce programme rassemble le message des grandes mobilisations populaires actuelles en Amérique latine, en particulier celui du soulèvement récent en Bolivie [6] : les demandes opposées frontalement au paiement de la dette et à la ZLÉA. Les revendications sociales font face au FMI et l’exigence d’industrialiser le gaz dans le pays défie la ZLÉA. Privatiser l’extraction de cette ressource et l’exporter à l’état brut aux États-Unis est justement la priorité d’un accord de libre commerce avec la Bolivie. Ceux qui ont souffert pendant des siècles à cause du pillage de l’argent, du salpêtre et de l’étain ont héroïquement résisté à une nouvelle déprédation.

La bataille contre la dette et contre la ZLÉA ressuscite l’aspiration populaire à l’unité régionale pour briser les chaînes de 500 années d’oppression. Elle est portée par les travailleurs, les paysans et les chômeurs qui combattent pour mettre fin à la terrible succession d’épreuves qui a marquée l’histoire de l’Amérique latine.

Claudio Katz est économiste, professeur de l’Université de Buenos Aires, chercheur du CONICET, membre de l’EDI (Économistes de Gauche).

 Traduit de l’espagnol par Braulio Moro.

 Source : www.inprecor.org


[1Il s’agit de la région frontalière entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay.

[2L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) signé en 1992 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique dans le but d’éliminer les barrières douanières entre les trois pays.

[3Usines d’assemblage.

[4Luà s Iñacio da Silva Lula et Nestor Kirchner sont respectivement présidents du Brésil et de l’Argentine.

[5Du nom de Carlos Saúl Menem, président argentin (1989-1999), qui a menée la politique de privatisation des services publics et de la dollarisation de l’économie.

[6Cf. Inprecor n° 485/486 de septembre-octobre 2003 et n° 487 de novembre 2003.


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