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Notre Amérique - Nuestra America

Traduit et annoté par Jacques-François Bonaldi

Le villageois vaniteux croit que le monde entier est son village, et, pourvu qu’il en reste le maire, ou qu’il mortifie le rival qui lui a chipé sa fiancée [1], ou que ses économies croissent dans sa cagnotte, il tient pour bon l’ordre universel, sans rien savoir des géants qui ont sept lieues à leurs bottes et peuvent lui mettre la botte dessus [2], ni de la mêlée dans le Ciel des comètes qui vont par les airs, endormies, engloutissant des mondes [3]. Ce qu’il reste de village en Amérique doit s’éveiller. Notre époque n’est pas faite pour se coucher le foulard sur la tête, mais les armes en guise d’oreiller, à l’instar des vaillants de Juan de Castellanos [4] : les armes du jugement, qui vainquent les autres. Tranchées d’idées valent mieux que tranchées de pierre.

Nulle proue n’est capable de fendre un nuage d’idées. Une idée énergique, que l’on fait flamboyer à temps à la face du monde, stoppe, telle la bannière mystique du jugement dernier[5], une escadre de cuirassés. Les peuples qui ne se connaissent pas doivent se hâter de se connaître, tels ceux qui vont se battre côte à côte. Ceux qui se montrent les poings, tels des frères jaloux convoitant tous deux la même terre, ou celui à la petite maison enviant celui à la maison meilleure, doivent ajuster, de manière qu’elles ne fassent plus qu’une, leurs deux mains. Ceux qui, à l’abri d’une tradition criminelle[6], ont rapetissé, du sabre rougi du sang de leurs propres veines, la terre du frère vaincu, du frère puni au-delà de ses fautes, s’ils ne veulent pas que le peuple les appelle voleurs[7], qu’ils rendent ses terres au frère[8]. Les dettes d’honneur, l’honnête homme ne se les fait pas rembourser comptant, à tant la gifle. Nous ne pouvons plus être ce peuple de feuilles qui vit au gré de l’air, la cime couverte de fleurs, claquant ou bourdonnant selon que le caprice de la lumière la caresse ou que les tempêtes la fouettent et la ravagent : les arbres doivent se mettre en rang pour que le géant aux sept lieues ne passe pas ! C’est l’heure du dénombrement et de la marche unie, et nous devons aller en carré serré, comme l’argent à la racine des Andes[9].

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Les avortons, il ne leur manquera jamais que le courage. Ceux qui n’ont pas foi en leur terre sont des avortons. Parce que le courage leur manque à eux, ils le nient aux autres. Ils ne peuvent atteindre l’arbre difficile de leur bras malingres, de leur bras aux ongles vernis et couverts de bracelets, de leur bras de Madrid ou de Paris, et ils disent qu’il n’y a pas moyen d’atteindre l’arbre. Il faut charger les bateaux de ces insectes nuisibles, qui rongent jusqu’à l’os la patrie qui les nourrit. S’ils sont Parisiens ou Madrilènes, eh bien, qu’ils aillent au Prado[10] faire les farauds, ou qu’ils aillent au Tortoni[11] exhiber leur hauts-de-forme. Ces fils de menuisiers, qui ont honte que leur père soit menuisier ! Ces natifs d’Amérique, qui ont honte, parce qu’elle porte un tablier indien[12], de la mère qui les a élevés et renient, les gredins ! de leur mère malade et l’abandonnent seule sur la couche des maladies ! Dites-moi, qui donc est l’homme : celui qui reste auprès de sa mère pour soigner sa maladie, ou celui qui la met au travail là où on ne la voit pas et vit à ses dépens sur les terres putrides, le ver en guise de cravate, maudissant le sein qui l’a porté, promenant l’écriteau de traître au dos de la casaque de papier[13] ? Ces fils de notre Amérique - celle qui doit se sauver avec ses Indiens[14] et va de moins à plus - ces déserteurs réclamant un fusil dans les armées de l’Amérique du Nord - celle qui noie ses Indiens dans le sang [15] et va de plus à moins ! Ces freluquets, qui sont des hommes et ne veulent pas faire leur ouvrage d’hommes ! Dites-moi, le Washington qui leur a fait cette terre-ci, est-il allé par hasard vivre chez les Anglais, vivre chez les Anglais dans les années où il les voyait se ruer contre sa propre terre ? Ces « incroyables » de l’honneur, qui l’avalent sur les terres étrangères, tout comme les incroyables de la Révolution française, dansant et se pourléchant, avalaient les r[16] !

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Et puis, dans quelle patrie un homme peut-il ressentir plus d’orgueil que dans nos républiques douloureuses d’Amérique, érigées, au milieu des masses d’Indiens muettes, dans le fracas de la lutte entre le livre et le chandelier, par les bras ensanglantés d’une centaine d’apôtres ? Jamais, de facteurs si décomposés, on n’a vu se créer en moins de temps historique des nations si avancées et si compactes. L’orgueilleux croit que la terre a été faite pour lui servir de piédestal[17], parce qu’il a la plume facile ou le verbe haut en couleurs, et il taxe sa république natale d’incapable et d’irrémédiable[18], parce que ses forêts nouvelles ne lui procurent pas la façon d’aller sans cesse par le monde tel un cacique fameux, guidant des juments de Perse et faisant couler le champagne à flots. L’incapacité n’est pas le fait du pays naissant, qui demande des formes qui s’y accommodent et une grandeur utile, mais de ceux qui veulent régir des peuples originaux, à la composition singulière et violente, au moyen de lois héritées de quatre siècles de libre-pratique[19] aux Etats-Unis, de dix-neuf siècles de monarchie en France[20]. D’un décret d’Hamilton[21], on ne pare pas le coup de poitrail du cheval du llanero[22]. D’une phrase de Sieyès[23], on ne fluidifie pas de nouveau le sang coagulé de la race indienne[24]. Là où l’on gouverne, il faut tenir compte de ce qui est pour bien gouverner ; et le bon gouvernant en Amérique, ce n’est pas celui qui sait comme on gouverne l’Allemand ou le Français, mais celui qui sait de quels éléments son pays est fait et comment il peut les conduire ensemble pour parvenir, par des méthodes et des institutions nées du pays même, à cet état désirable où chaque homme se connaît et œuvre, et où tous jouissent de l’abondance que la Nature a mise au profit de tous dans le peuple qu’ils fécondent de leur travail et défendent de leurs vies. Le gouvernement doit naître du pays. L’esprit du gouvernement doit être celui du pays. La forme du gouvernement doit s’adapter à la constitution propre du pays. Le gouvernement n’est rien d’autre que l’équilibre des éléments naturels du pays[25].

Aussi le livre importé a-t-il été vaincu en Amérique par l’homme naturel. Les hommes naturels ont vaincu les clercs artificiels. Le métis autochtone a vaincu le créole exotique. Il n’y a pas de bataille entre la civilisation et la barbarie[26], mais entre la fausse érudition et la nature[27]. L’homme naturel est bon[28], et respecte et récompense l’intelligence supérieure tant que celle-ci ne se prévaut pas de sa soumission pour le blesser, ou ne l’offense pas en se passant de lui, ce qui est là quelque chose que l’homme naturel ne pardonne pas, disposé comme il l’est à récupérer par la force le respect de celui qui le blesse dans sa susceptibilité ou porte préjudice à son intérêt. C’est du fait de cette conformité avec les éléments naturels dédaignés que les tyrans d’Amérique sont montés au pouvoir ; et ils sont tombés dès qu’ils les ont trahis. Les républiques ont purgé dans les tyrannies leur incapacité à connaître les éléments véritables du pays, à en dériver la forme de gouvernement et à gouverner avec eux. Gouvernant, dans un peuple nouveau, veut dire créateur.

Chez des peuples composés d’éléments cultivés et incultes, ce sont les incultes qui gouverneront du fait de leur habitude d’attaquer et de régler les doutes de la main, là où les cultivés n’apprendraient pas l’art du gouvernement. La masse inculte est paresseuse et timide dans les choses de l’intelligence, et elle veut qu’on la gouverne bien ; mais si le gouvernement la blesse, alors elle s’en débarrasse et se met à gouverner, elle. Comment les gouvernants pourraient-ils sortir des universités alors qu’aucune université d’Amérique n’enseigne les rudiments de l’art du gouvernement, qui est l’analyse des éléments particuliers des peuples d’Amérique ? Les jeunes se lancent dans le monde à l’aveuglette, chaussés de lunettes yankees ou françaises, et aspirent à diriger un peuple qu’ils ne connaissent pas. Il faudrait interdire l’entrée dans la carrière de la politique à ceux qui ignorent les rudiments de la politique. Les prix des concours doivent être décernés non à la meilleure ode, mais à la meilleure étude des facteurs du pays où l’on vit. Du journal, de la chaire universitaire, de l’académie, il faut faire progresser l’étude des facteurs réels du pays. Il suffit de les connaître sans œillères ni détours, car celui qui écarte, par volonté ou oubli, une partie de la vérité finit par chuter à cause de la vérité qui lui a fait défaut, laquelle croît dans la négligence et renverse ce qui se dresse sans elle. Il est plus facile de résoudre le problème après en avoir connu les éléments que de résoudre le problème sans les connaître. L’homme naturel arrive, indigné et fort, et abat la justice accumulée des livres parce qu’on ne l’administre pas en fonction des besoins patents du pays. Connaître, c’est résoudre. Connaître le pays et le gouverner selon la connaissance, c’est la seule manière de lui éviter des tyrannies. L’université européenne doit céder devant l’université américaine. Il faut enseigner du bout des doigts l’histoire de l’Amérique, depuis les Incas jusqu’à nos jours, même si on n’enseigne pas celle des archontes de Grèce. Notre Grèce à nous est préférable à la Grèce qui n’est pas nôtre. Elle nous est plus nécessaire. Les hommes politiques nationaux doivent se substituer aux hommes politiques exotiques. Que l’on greffe le monde sur nos républiques, soit, mais le tronc doit être celui de nos républiques. Et que le cuistre vaincu se taise, car il n’est pas de patries où l’homme puisse avoir plus d’0rgueil que dans nos douloureuses républiques américaines[29].

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C’est les pieds sur le rosaire, la tête blanche et le corps bigarré d’Indien et de créole, que nous sommes venus, vaillants, au monde des nations. C’est en faisant ondoyer l’étendard de Notre-Dame que nous sommes partis à la conquête de la liberté[30]. Un curé[31], quelques lieutenants[32] et une femme[33] érigent la république au Mexique sur les épaules des Indiens. Un chanoine espagnol[34], à l’ombre de son camail, instruit dans la liberté française quelques splendides bacheliers qui nomment comme chef d’Amérique centrale, contre l’Espagne, le général d’Espagne[35]. C’est avec les habits monarchiques et le Soleil à la poitrine[36] que les Vénézuéliens au Nord et les Argentins au Sud entreprirent de soulever des peuples. Quand les deux héros se heurtèrent et que le continent allait trembler, l’un, qui ne fut pas le moins grand, tourna bride[37]. Et comme l’héroïsme en temps de paix est plus rare, parce que moins glorieux, que celui de la guerre ; comme il est plus facile à l’homme de mourir au champ d’honneur que de penser en bon ordre ; comme gouverner en partant de sentiments exaltés et unanimes est plus faisable que diriger, le combat terminé, les pensées diverses, arrogantes, exotiques ou ambitieuses ; comme les pouvoirs renversés sous l’assaut épique sapaient, avec la prudence féline de l’espèce et forts du poids du réel, l’édifice où l’on avait hissé, dans les contrées frustes et singulières de notre Amérique métisse, chez les peuples aux jambes nues et à la casaque parisienne, le drapeau des peuples nourris de sève gouvernante dans l’exercice continuel de la raison et de la liberté ; comme la constitution hiérarchique des colonies résistait à l’organisation démocratique de la République, ou que les capitales à lavallière laissaient moisir dans l’antichambre les campagnes aux bottes de cuir écru[38], ou que les rédempteurs bibliogènes[39] ne comprirent pas que la révolution, qui triompha grâce à l’âme de la terre affranchie à la voix du sauveur, devait gouverner avec l’âme de la terre, et non contre elle ni sans elle, l’Amérique se mit à souffrir, et elle en souffre toujours, de l’accommodement laborieux entre les éléments discordants et hostiles qu’elle hérita d’un colonisateur despotique et rusé, et les idées et les formes importées qui sont allées retardant, faute de réalité locale, le gouvernement logique. Le continent écartelé trois siècles durant par un pouvoir qui niait à l’homme le droit à l’exercice de sa raison, se dota, sans faire attention ou prêter l’oreille aux ignorants qui l’avaient aidé à se racheter, d’un gouvernement qui avait la raison pour assise, la raison de tous dans les choses relevant de tous, et non la raison universitaire des uns s’imposant à la raison campagnarde des autres. Le problème de l’indépendance n’était pas le changement de formes, mais le changement d’esprit.

Il aurait fallu faire cause commune avec les opprimés pour consolider le système opposé aux intérêts et aux habitudes autoritaires des oppresseurs. Le tigre, épouvanté par l’éclair du coup de feu, revient la nuit vers sa proie. Il meurt, jetant des flammes par les yeux, les griffes battant les airs. On ne l’entend pas arriver, car il s’approche avec des griffes de velours. Quand la proie se réveille, elle a déjà le tigre sur le dos. La colonie continua de vivre en pleine république, et si notre Amérique est en train de se sauver de ses graves errements - superbe des capitales, triomphe aveugle des paysans dédaignés, importation excessive des idées et des formules étrangères, dédain inique et non politique de la race aborigène - c’est bien grâce à la vertu supérieure, fertilisée par le sang nécessaire, de la république qui lutte contre la colonie. Le tigre attend, derrière chaque arbre, aux aguets à chaque coin. Il mourra, les griffes battant les airs, jetant des flammes par les yeux.

****** Mais « ces pays se sauveront », comme l’annonça Rivadavia l’Argentin, celui qui pécha par finesse à une époque rude[40] ; un fourreau de soie ne convient pas à la machette, pas plus que dans le pays conquis à coups de lance, on ne peut mettre le lancier sur la touche, car il se fâche alors et gagne les portes du Congrès d’Iturbide[41] « pour que le blond soit couronné empereur[42] ».

Ces pays se sauveront parce que, grâce au génie de la modération[43] qui semble régner, du fait de l’harmonie sereine de la Nature, sur le continent de la lumière et à l’influence de la lecture critique qui a succédé en Europe à la lecture de tâtonnement et de phalanstère[44] dont s’était imbue la génération antérieure, l’Amérique est en train de donner le jour, en ces temps réels, à l’homme réel.

Nous étions une chimère : torse d’athlète, mains de dandy et front d’enfant. Nous étions un déguisement : culottes d’Angleterre, pourpoint parisien, veston d’Amérique du Nord et béret espagnol. L’Indien, muet, nous tournait autour et gagnait la montagne, le sommet de la montagne, pour baptiser ses enfants. Le Noir, guetté, chantait la nuit la musique de son cœur, seul et méconnu, entre les vagues et les fauves. Le paysan, le créateur, se retournait, aveuglé d’indignation, contre la ville dédaigneuse, contre sa créature. Nous étions épaulettes et toges, dans des pays qui venaient au monde l’espadrille au pied et le bandeau au front. Le génie eût de faire fraterniser, avec la charité du cœur et l’audace des fondateurs, le bandeau et la toge ; de remettre l’Indien en branle ; de faire de l’espace suffisant au Noir ; d’ajuster la liberté au corps de ceux qui se soulevèrent et vainquirent pour elle. Il nous est resté l’auditeur, et le général, et le clerc, et le prébendier. La jeunesse angélique, comme si elle s’arrachait d’entre les bras d’une pieuvre, haussait au Ciel, mais pour retomber dans une gloire stérile, sa tête couronnée de nuées. Le peuple naturel, avec la fougue de l’instinct, renversait, dans l’aveuglement du triomphe, les sceptres d’or. Ni le livre européen ni le livre yankee ne donnait la clef de l’énigme hispano-américaine. On essaya la haine[45], et les pays ne cessaient de déchoir au fil des ans. Las de la haine inutile, de la résistance du livre à la lance, de la raison au chandelier, de la ville à la campagne, du règne impossible des castes urbaines divisées sur la nation naturelle, tempétueuse ou inerte, on en arriva, comme sans le savoir, à essayer l’amour. Les peuples se mettent debout et se saluent : « Comment sommes-nous ? », se demandent-ils, et ils vont se disant les uns aux autres comment ils sont. Quand un problème surgit à Cojímar[46], ils ne vont pas chercher la solution à Dantzig[47]. Les redingotes sont encore de France, mais la pensée commence à être d’Amérique. Les jeunes d’Amérique retroussent leurs manches de chemise, mettent la main à la pâte et la font monter du levain de leur sueur. Ils comprennent qu’on imite trop, et que le salut est de créer. Créer est le mot de passe de cette génération. Le vin, de banane ; et s’il est aigre, c’est du moins notre vin ! On comprend que les formes de gouvernement d’un pays doivent s’adapter à ses éléments naturels ; que les idées absolues, pour ne pas chuter par vice de forme, doivent se glisser dans des formes relatives ; que la liberté, pour être viable, doit être sincère et pleine ; que si la république n’ouvre pas ses bras à tous et ne progresse pas par tous, la république meurt. Le tigre du dedans se faufile par la brèche, et le tigre du dehors.

Le général assujettit la cavalerie dans sa marche au pas des fantassins. Qu’il laisse les fantassins à l’arrière-garde, l’ennemi lui encercle sa cavalerie. La politique est stratégie. Les peuples doivent vivre en se critiquant, parce que la critique est la santé, mais d’une seule poitrine et d’un seul esprit. Descendre jusqu’aux malheureux et les soulever dans ses bras ! Du feu du cœur, dégeler l’Amérique coagulée ! Faire couler dans les veines, bouillonnant et rebondissant, le sang naturel du pays ! Debout, des yeux allègres des travailleurs, les hommes nouveaux américains se saluent les uns les autres. Les hommes d’État naturels naissent de l’étude directe de la Nature. Ils lisent pour appliquer, non pour copier. Les économistes étudient la difficulté à ses sources. Les orateurs commencent à être sobres. Les dramaturges portent à la scène les personnages natifs. Les académies discutent de questions viables. La poésie se coupe sa crinière zorrillesque[48] et pend le gilet écarlate[49] à l’arbre glorieux. La prose, scintillante et tamisée, se charge d’idées. Les gouverneurs, dans les républiques d’Indiens, apprennent l’indien.

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De tous ses dangers, l’Amérique est en train de se sauver. La pieuvre est endormie sur certaines républiques. Telles autres, du fait de la loi de l’équilibre, se lancent à pied sur la mer pour rattraper, avec une hâte folle et sublime, les siècles perdus. Telles autres, oubliant que Juárez se déplaçait dans un attelage de mules, prennent un coche de vent et en guise de cocher une bulle de savon ; le luxe vénéneux, ennemi de la liberté, pourrit l’homme léger et ouvre la porte à l’étranger. Telles autres trempent, dans l’esprit épique de l’indépendance menacée, leur caractère viril. Telles autres incubent, dans la guerre rapace contre leur voisin, la soldatesque qui peut les dévorer. Mais notre Amérique court peut-être un autre danger, qui ne provient pas d’elle-même, mais de la différence d’origines, de méthodes et d’intérêts entre les deux facteurs continentaux, et c’est l’heure proche où un peuple entreprenant et en plein essor, qui la méconnaît et la dédaigne, s’approchera d’elle, lui demandant des relations intimes[50].

Et comme les peuples virils, qui se sont faits d’eux-mêmes à force de carabines et de lois, aiment les peuples virils et n’aiment qu’eux ; comme l’heure du déchaînement et de l’ambition, dont l’Amérique du Nord se délivrera peut-être du fait de la primauté du plus pur de son sang, ou bien alors où pourraient la lancer ses masses vindicatives et sordides, la tradition de conquête et l’intérêt d’un caudillo habile, n’est pas encore si proche, même aux yeux du plus ombrageux, qu’elle ne laisse le temps de faire preuve de la fierté, continuelle et discrète, par laquelle on pourrait lui faire face et la détourner ; comme sa dignité de république met à l’Amérique du Nord, face aux peuples attentifs de l’univers, un frein que la provocation puérile ou l’arrogance ostentatoire ou la discorde parricide de notre Amérique n’aura pas à lui ôter, le devoir urgent de notre Amérique est de se montrer telle qu’elle est, une dans l’âme et dans la tentative, vainqueur rapide d’un passé suffoquant, uniquement souillée du sang de l’engrais que la bataille contre les ruines arrache aux mains et de celui des veines que nos maîtres nous ont laissées tailladées. Le dédain du voisin formidable qui ne la connaît pas est le plus grand danger que court notre Amérique ; et il est urgent, parce que le jour de la visite est proche, que le voisin la connaisse, la connaisse vite pour qu’il ne la dédaigne pas. La convoitise risquerait peut-être de s’y infiltrer par convoitise. Par respect, après l’avoir connue, elle en ôterait les mains. Il faut avoir foi dans le meilleur de l’homme et se méfier du pire. Il faut donner l’occasion au meilleur, afin qu’il se révèle et prime sur le pire. Sinon, le pire primera.

Les peuples doivent avoir un pilori pour quiconque les excite à des haines inutiles, et un autre pour quiconque ne leur dit pas la vérité à temps.

Il n’y a pas de haines de races, parce qu’il n’y a pas de races. Les penseurs chétifs, les penseurs de lampes de chevet, tissent et réchauffent les races de bibliothèques que le voyageur juste et l’observateur cordial cherchent en vain dans la justice de la Nature où prévaut, dans l’amour victorieux et l’appétit turbulent, l’identité universelle de l’homme. L’âme émane, égale et éternelle, des corps divers en formes et en couleurs. Il pèche contre l’Humanité quiconque fomente et propage l’opposition et la haine des races[51]. Mais, dans l’entremêlement des peuples, on voit se condenser, dans la proximité d’autres peuples divers, des caractères particuliers et actifs, d’idées et de coutumes, d’élargissement et d’acquisition, de vanité et d’avarice qui, compte tenu de l’état latent de préoccupations nationales, pourraient, à une période de désordre interne ou de précipitation du caractère accumulé du pays, se troquer en menace grave pour les terres voisines, isolées et faibles, que le pays fort déclare périssables et inférieures. Penser, c’est servir. Il n’y a pas de lieu de présumer, par antipathie de village, une méchanceté innée et fatale au peuple blond du continent, parce qu’il ne parle pas notre langue ni ne voit la maison comme nous la voyons, nous autres, ni ne nous ressemble dans ses tares politiques qui sont différentes des nôtres, ni ne professe une grande estime aux hommes bilieux et basanés, ni ne regarde charitablement, du haut de son éminence encore mal assurée, ceux qui, moins favorisés par l’Histoire, grimpent par tronçons héroïques la voie des républiques ; pas plus qu’il n’y a lieu d’occulter les données patentes du problème qui peut se régler, pour la paix des siècles, par l’étude opportune et l’union tacite et urgente de l’âme continentale. Car l’hymne unanime sonne déjà ; la génération réelle[52] porte sur les épaules, sur le chemin fertilisé par les pères sublimes, l’Amérique travailleuse ; du Bravo au détroit de Magellan, assis sur le dos du condor, le Grand Semis a semé, à travers les nations romantiques du continent et les îles douloureuses de la mer, la semence de l’Amérique nouvelle [53] !

José Marti

La Revista Ilustrada de Nueva York, 1er janvier 1891 El Partido Liberal (Mexico), le 30 janvier 1891 Obras Completas, t. 6, pp. 15-23


[1] Cintio Vitier (Vida y Obra del Apostol José Martí, La Havane, 2004, Centro de Estudios Martianos, pp. 339-355) offre ce texte - en édition critique - tel que paru d’abord dans La Revista Ilustrada de Nueva York, le 1er janvier 1891 selon la version suivante : « o le mortifiquen al rival” » (« qu’on lui mortifie le rival »).

[2] C’est poser d’entrée le problème central de cet article-manifeste et de l’époque (qui reste celui, encore plus prégnant peut-être, de la nôtre où le rouleau compresseur de la mondialisation néolibérale tend à la pensée unique et au modèle politique unique) : si l’Amérique espagnole veut conserver son visage à soi, son originalité, elle doit cesser de se regarder dans le miroir de modèles politiques, économique et sociaux étrangers, de vouloir les copier et se doter des siens propres ; sinon, elle risque de perdre non seulement ses caractéristiques émanant d’une histoire différente (à cet égard, son grand discours de décembre 1889, « Mère Amérique », utilise une formule lapidaire : « L’Amérique du Nord est née de la charrue ; du mâtin, l’espagnole »), mais encore de se perdre tout court, car un autre danger la menace : les géants aux bottes de sept lieues. L’un des référents les plus fameux de la littérature occidentale est ici, bien entendu, l’ogre du conte de Charles Perrault, « Le Petit Poucet », et c’est bien celui-ci que Martí évoque : si un ogre est par définition « un géant à l’aspect effrayant, se nourrissant de chair humaine », l’image était on ne peut mieux choisie : depuis sa venue au monde en 1783, l’ogre étasunien avait en effet donné des preuves éloquentes de son appétit apparemment insatiable, d’autant qu’à l’instar de celui de Perrault, « il mangeait les petits enfants » et « sentait la chair fraîche ». Fin 189o, sortant de la caverne bornée par les Appalaches, il avait déjà « englouti » une partie de la Floride occidentale (traité de 1795 avec l’Espagne) ; la Louisiane (1803, par achat à la France qui l’avait cédée à l’Espagne en 1763 mais récupérée quarante ans plus tard pour la vendre finalement aux Etats-Unis pour quinze millions de dollars) ; le reste de la Floride occidentale (1810 et 1813, enlevé de force à l’Espagne) ; deux territoires à la frontière Nord-Ouest (cédés par la Grande-Bretagne en 1818) ; la Floride orientale (1819, achetée à l’Espagne) ; puis, une fois conclue l’expansion vers le sud (Floride) et vers l’ouest mitoyen avec le territoire original (Louisiane), un territoire à la frontière Nord-Est (cédé par la Grande-Bretagne en 1842) ; le Texas (enlevé de force au Mexique en 1845) ; l’Oregon (aux dépens de l’Espagne en 1846) ; la Californie et le Nouveau-Mexique (enlevés au Mexique en 1848) ; le territoire de Gadsden (acheté en 1853) ; l’Alaska (acheté à la Russie en 1867). Autrement dit, en moins d’un siècle, l’Union américaine avait conclu son expansion territoriale vers l’Ouest et le Sud, enlevant notamment au Mexique plus de la moitié de son territoire (1 528 241 km2, soit autant que l’Angleterre, l’Irlande, l’Écosse, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et l’Allemagne réunis !). Quand Martí écrit « Notre Amérique », les Etats-Unis ont convoqué à Washington le congrès « panaméricain » par lequel ils tentent d’imposer leurs vues et conditions aux pays latino-américains. Ses mises en garde angoissées à l’adresse de leurs gouvernements et de leurs peuples au sujet de l’appétit vorace de l’ogre qui « sent la chair fraîche » (la leur) s’expliquent d’eux-mêmes et imprègnent tous ses textes de l’époque. Et la contre-offensive et la prise de conscience sont d’autant plus urgentes que le géant chausse des bottes de sept lieues.

Cintio Vitier (cf. supra) propose deux autres renvois internes : en juillet 1889, Martí adapte pour son premier numéro de La Edad de Oro le conte « Poucinet » d’Edouard Laboulaye (tiré de ses Contes bleus, 1877) sous le titre de « Meñique » où « l’on voit que le savoir vaut mieux que la force » (O.C., t. 18, p. 310), et où Poucinet parvient, entre autres exploits, à faire d’un géant son domestique ; dans sa dernière lettre à Manuel Mercado, écrite la veille de sa mort, Martí écrit son fameux : « J’ai vécu dans le monstre et j’en connais les entrailles. Et ma fronde est celle de David », allusion à l’épisode biblique du jeune berger abattant le terrible Goliath d’une pierre au front.

[3] Dans son article « El hombre antiguo de América y sus artes primitivas » (La América, New York, avril 1884), où il revendique la beauté de l’art des indigènes et se lamente sur le sort qui fut infligé à ces civilisations par le conquérant européen, Martí avait déjà recouru à une image similaire : « Les conquistadores ont dérobé une page à l’Univers ! C’étaient ces peuples-là qui appelaient la Voie lactée "le chemin des âmes" ; pour qui l’Univers était plein du Grand Esprit au sein duquel était enfermée toute lumière, de l’arc-en-ciel couronné d’une sorte de panache, entouré comme des faisans colossaux, des comètes orgueilleuses qui promenaient entre le soleil endormi et la montagne immobile l’esprit des étoiles... » (Obras Completas, t. 8, p. 335 ; cf. Cinto Vitier, Temas Martianos. Segunda Serie, La Havane, 1982, Centre de Estudios Martianos, pp. 136-140.)

[4] Juan de Castellanos (1522-1607).-Né en Espagne, il arrive très jeune en Amérique et après une vie d’aventurier - il est tour à tout soldat, commerçant, pêcheur de perles et prêtre ordonné à Cartagena - il fixe sa résidence à Tunja en 1562, où il est prébendier de l’église de Santiago de Tunja, ce qui lui permet de vivre bien et d’amasser une grosse fortune. S’étant proposé d’écrire une œuvre de littérature historique sur la découverte et la conquête des Antilles et de la Nouvelle-Grenade, et de faire l’éloge des Espagnols y ayant participé, il finit par rédiger aussi l’histoire de ces territoires dans sa monumentale Elegías de varones ilustres de Indias (1589) qui comprend cent treize mille six cent neuf vers hendécasyllabiques, en quatre parties, dont seule la première fut publiée de son vivant.

[5] J’avoue ne pas savoir ni avoir découvert à quoi Martí se réfère ici par cette expression relative au Jugement dernier et donc à l’Apocalypse. Un moteur de recherche sur Internet aussi performant que Google, qui recense aujourd’hui huit milliards de pages, ne renvoie, à l’entrée « bandera mística », qu’à « Notre Amérique » !

[6] J’ignore si Martí fait allusion ici à une tradition historique ou juridique...

[7] Dans sa version critique basée sur La Revista Ilustrada, Cintio Vitier donne la leçon suivante : « ...si no quiere[n] que le[s] llamen el pueblo ladrón... », et explique à la note 5 : « "que les llamen el pueblo ladrón" ; in Obras Completas, t. 6, p. 15 : "que les llame el pueblo ladrones", modification qui change le sens. » Je m’en tiens pour ma part à la version des O.C., car j’avoue ne pas saisir la signification de la leçon de La Revista Ilustrada...

[8] L’épisode qui vient spontanément à l’esprit ici remontait, quand Martí écrivait en 1890, à quelques années à peine : la guerre dite du Pacifique (1879-1883), déclenchée par le Chili, que soutenait la Grande-Bretagne, pour s’emparer des riches gisements de nitrate et de guano alors aux mains de la Bolivie. La guerre opposa le Chili à la Bolivie et au Pérou qui perdirent, celle-là, sa province sur le Pacifique, dont Antofagasta, celui-ci Taracapa, Arica et Tacra, régions riches en nitrate. (En 2006, la perte du débouché bolivien sur le Pacifique continue d’être un très lourd contentieux dans les relations entre les deux pays.) De fait, depuis l’Indépendance, les exemples de guerres fratricides entre pays latino-américains ne manquaient pas, soit pour des raisons économiques soit pour des conquêtes d’espaces, avec, presque toujours en filigrane ou au premier plan, l’action de l’Angleterre et des Etats-Unis qui évacuèrent pendant plus d’un siècle dans les anciennes colonies espagnoles leurs conflits de sphères d’influence. Ainsi, le Brésil, tout juste indépendant du Portugal, et l’Argentine se livrèrent une guerre de trois années (1825-1828) pour la possession de l’Uruguay, que convoitait aussi l’Angleterre et qui se termina sur l’indépendance de l’ancienne Bande orientale. Insatisfaite de l’accord imposé par l’Angleterre, l’Argentine de Rosas tenta d’annexer l’Uruguay en 1839, ce qui provoqua un conflit qui dura jusqu’en 1851 et au cours duquel intervinrent aussi le Brésil, l’Angleterre et la France. La guerre du Paraguay (1864-1870), elle, opposa celui-ci au Brésil, à l’Argentine et à l’Uruguay : elle fut si féroce qu’à sa conclusion, il ne resta plus que 220 000 Paraguayens des 1 337 000 existant en 1864 et à peine 28 746 hommes ! Et le pays y perdit de vastes territoires aux mains du Brésil et de l’Argentine. De son côté, le Brésil eut de fréquentes disputes territoriales avec l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, l’Équateur, la Colombie et le Venezuela. Sans parler des nombreux différends pour cette raison entre les républiques centraméricaines.

[9] Cette image en évoque aussitôt une autre plus tardive, qui apparaît dans sa lettre du 25 mars 1895 à Federico Henríquez y Carvajal, alors qu’il est sur le point de gagner Cuba où la guerre est déjà en cours grâce à lui : « De moi, attendez le renoncement absolu et continuel. Je soulèverai le monde. Mais mon seul désir serait de me coller, là, au dernier tronc, au dernier combattant : mourir en silence. Pour moi, il est temps. Mais je peux encore servir à ce cœur unique de notre Amérique. Les Antilles libres sauveront l’indépendance de notre Amérique et l’honneur déjà douteux et blessé de l’Amérique anglaise, et accélèreront et fixeront peut-être l’équilibre du monde. Voyez un peu ce que nous faisons. Vous, avec vos cheveux blancs juvéniles ; moi, en me traînant, le cœur brisé. // [...] J’obéis - et je dirais même que je l’exécute comme dispense supérieure et comme loi américaine - à la nécessité heureuse de partir, à l’abri de Saint-Domingue, à la guerre de liberté de Cuba. Faisons par-dessus la mer, à force de sang et d’affection, ce que la cordillère de feu andine fait au fond de la mer. » (O.C., t. 4, p. 112.) [10] Le Prado de Madrid. « Philippe IV dote le vieil Alcázar d’une assez noble façade classique, mais ne se préoccupe pas d’articuler le palais à la ville. Au contraire, ce roi galant, plus épris de fêtes et de peinture que de politique, inaugure en 1635 une nouvelle résidence moins maussade : aux confins orientaux de Madrid, près du monastère de San Jerónimo où les rois font retraite, le Retiro, aujourd’hui parc intérieur de Madrid, était un vaste domaine ; un palais, des chapelles, des salles de bal, un théâtre étaient disséminés parmi les arbres, autour du grand étang. De ce fait, entre la ville et le Retiro, les médiocres allées du Prado de San Jerónimo deviennent la promenade à la mode, rendez-vous des oisifs élégants, théâtre des duels, "bourse des amours" ». (Encyclopædia Universalis 2004.)

[11] Martí écrit : o vayan a Tortorni, de sorbetes, faisant un jeu de mots à partir du double sens de sorbete. L’expression, parallèle à la précédente, ne peut signifier dans ce contexte « sorbet », la glace à l’eau, autrement dit « qu’ils aillent manger des sorbets » ou « se ruiner en sorbets », selon les versions de traductions antérieures. Sorbete signifie aussi, dans son acception latino-américaine : « sombrero de copa alta », soit « haut de forme », et désigne donc ici, comme « faraud » antérieurement, une attitude d’imitation présomptueuse de mœurs étrangères.

Tortoni, le plus célèbre des cafés littéraires de Paris. En 1798, un Napolitain du nom de Velloni que les Parisiens appelleront Tortoni ouvrit une boutique de glace à côté du théâtre des Italiens, devenu plus tard l’Opéra Comique ou théâtre Favart, au 22 boulevard des Italiens, au coin de la rue Taitbout. L’immense succès des opéras de Rossini représentés dans ce théâtre attira une foule énorme chez Tortoni dont le café était voisin. Ce succès se confirma avec les concerts de Liszt et Chopin. Le Café Tortoni, remodelé en 1803 avec sa belle terrasse, fut le rendez-vous le plus élégant de l’âge romantique. Honoré de Balzac, Théophile Gautier, Anthony Trollope, Alfred de Musset, Jules Janin, Édouard Manet à ses débuts vinrent y rivaliser d’élégance et d’esprit. Et bien que Tortoni fût décédé en 1822, son successeur continuera à connaître le même succès. C’est à Tortoni que l’on doit la tranche napolitaine, cette crème glacée comportant trois épaisseurs aux parfums différents. Le café Tortoni fut tout aussi florissant sous la Restauration, Louis-Philippe et Napoléon III. Talleyrand, Thiers, M. de Jouy, de Lacrételle, le comte d’Orsay, célèbre par son élégance, le comte de Montrond, un des rois de la mode, le docteur Véron, qui fut directeur de l’Opéra et du Constitutionnel, Alphonse Royer, un des successeurs de l’auteur des Mémoires d’un Bourgeois de Paris à la direction de l’Opéra ; lord Seymour, célèbre par ses excentricités ; Khalil-Bey, plus tard Khalil-Pacha, ministre à Constantinople et ambassadeur de Turquie à Paris ; Gregori Ganesco, qui eut son heure de célébrité sous l’Empire et pendant la présidence de Thiers, fréquentèrent Tortoni. Le prince, alors comte de Bismarck, s’est assis à sa terrasse ; de retour à Paris après vingt-deux ans d’exil, les princes d’Orléans sont allés s’y reposer. Aurélien Scholl, Albert Wolff, Yvan de Woestyne, le peintre Manet, Georges Ebstein, Albéric Second, Adolphe Gaiffe furent des habitués du fameux établissement.

[12] La version d’El Partido Liberal reproduite in O.C. dit : porque llevan delantal indio, soit “parce qu’ils portent un tablier indien », qui semble moins logique que la version de La Revista Ilustrada.

[13] On pense spontanément aux condamnés par l’Inquisition à porter le fameux san-benito, cette casaque jaune en forme de poncho qui les identifiait publiquement à ce titre. Mais il était fait d’étoffe ou de laine, non de papier, le seul élément de cette matière-ci - mais pas forcément toujours présent - étant l’espèce de mitre qui couronnait parfois leur chef, appelée la coroza. Alors ? Où les traîtres devaient-ils porter cette casaque de papier ? Là encore, une recherche par Google interposé ne renvoie qu’au texte de Martí. Voltaire décrit l’habit infamant comme suit : « ...huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. » (Voltaire, Romans et Contes, Paris, 1966, Garnier-Flammarion, p. 190.)

[14] On retrouve ici, une nouvelle fois, cette inquiétude de Martí pour le sort des autochtones. Il avait écrit en 1884 : « L’Indien qui disparaît en Amérique du Nord, écrasé sous la formidable pression blanche ou dilué dans la race des envahisseurs, constitue en Amérique du Centre ou du Sud un facteur constant, en faveur duquel on fait bien peu, sur lequel on n’a pas encore voulu compter et sans lequel on ne pourra, du moins dans certains pays, rien faire. Soit on fait avancer l’Indien soit son poids empêchera la marche. / L’Indien est sensé, imaginatif, intelligent, prêt par nature à l’élégance et à la culture. » (« Arte aborigen », La América, New York, janvier 1884, O.C., t. 8, p. 329.) Ou encore : « Qu’importe que nous soyons issus de parents au sang maure et au teint blanc ? L’esprit des hommes flotte au-dessus de la terre où ils ont vécu, et on le respire. L’on est issu de pères de Valence et de mères des Canaries, et l’on sent couler dans ses veines le sang échauffé de Tamanaco et de Paracamoni, et l’on voit comme sien celui que versèrent dans les défilés du mont Calvaire, poitrine à poitrine avec les gonzalves à l’armure de fer, les Caracas héroïque et nus ! Il est bon de percer des canaux, de semer des écoles, de créer des lignes de vapeur, de se hisser à la hauteur de son époque, d’être du côté de l’avant-garde dans la belle marche humaine, mais il est bon aussi, pour ne pas s’évanouir en cours de route faute d’esprit ou par étalage de faux esprit, de s’alimenter, grâce au souvenir et à l’admiration, grâce à l’étude justicière et à l’amoureuse compassion, de cet esprit fervent de la Nature où l’on naît, accru et avivé par celui des hommes de toutes races qui en sont issus et s’y ensevelissent. La politique et la littérature ne prospèrent que lorsqu’elles sont directes. L’intelligence américaine est un panache indigène. Ne voit-on pas comment, du même coup qu’on paralysa l’Indien, on paralysa l’Amérique ? Et tant qu’on ne fera pas marcher l’Indien, l’Amérique ne commencera pas à bien marcher. » (« Autores americanos aborígenes », La América, New York, avril 1884, O.C., t. 8, pp. 336-337.)

[15] Martí avait consacré une chronique entière, en octobre 1885, au « problème indien » des USA, à propos d’une réunion d’ « amis des Indiens, pour traiter en paix de la manière de les attirer à une vie intelligente et pacifique où, à la différence d’aujourd’hui, on ne se moquerait pas de leurs droits, on n’abuserait pas de leur bonne foi, on ne corromprait pas leur caractère, où ils n’auraient pas à juste titre à se rebeller si souvent. [...] ...Le congrès... savait aussi que l’Indien n’est pas ainsi au naturel, mais qu’il est devenu ainsi à cause du système de fainéantise et d’avilissement où on le maintient depuis cent ans. / Là où l’Indien est parvenu à se défendre avec plus de bonheur et rester comme il était, on constate qu’il est de race, fort d’esprit et de volonté, courageux, hospitalier, digne » Il faudrait lire cette chronique entière tant elle est transie de douleur face à la situation dans laquelle les Indiens sont tombés à cause du système de réserves : « Réduit ensuite - pauvre peuple de trois cent mille sauvages dispersés que lutte sans trêve contre une nation de cinquante millions d’hommes ! [...] L’Indien est mort à cause de ce système vil qui éteint sa personnalité : l’homme grandit par l’exercice de lui-même... Un sentiment de férocité abattue que ne s’éteint jamais entièrement chez les races esclaves, le souvenir des foyers perdus, le conseil des anciens qui ont vu dans les forêts natives des époques plus libres, la présence d’eux-mêmes, incarcérés, vilipendés et oisifs, éclatent par vagues intermittentes chaque fois que la rapacité ou la dureté des agents du gouvernement réduit ou refuse aux Indiens les bénéfices stipulés dans les traités ; et comme, du fait de ceux-ci, et uniquement vis-à-vis d’eux, ce que l’homme a de noble leur est interdit et qu’il ne leur est permis que ce qu’il a de bête, il advient naturellement que prévaut dans ces révoltes, défigurant la justice qui les provoque, la bête que le système a développée. / Tout homme esclave est ainsi. Pas seulement l’Indien. [...] Sans travail, sans biens, sans espoir, sans la terre natale, sans d’autres jouissances de famille que les jouissances purement physiques, que peuvent être les Indiens des réductions, sinon des hommes grossiers, paresseux et sensuels, nés de pères qui ont déjà vu leurs pères, la pipe et l’âme éteintes, pleurer accroupis par terre sur la nation perdue, sur l’ombre du grand arbre qui a présidé siècle après siècle leurs mariages, leurs justices, leurs réjouissances et leur conseils ? Un esclave est très triste à voir ; mais encore plus triste un fils d’esclave : jusque dans la couleur on lui voit des reflets de bourbe ! Ces réductions d’Indiens sont de grands élevages d’hommes. Il aurait mieux valu les faucher à la racine plutôt que de les avilir. » (« Los Indios en los Estados Unidos », 25 octobre 1885, O.C., t. 10, pp. 322-325.)

[16] « Dans ce monde bourgeois du Directoire, deux traits sont à noter. C’est d’abord l’ascension d’une petite bourgeoisie issue des artisans ou des commerçants. Enrichis par les affaires, ils achètent des biens nationaux et font donner à leurs enfants une éducation qui leur permettra de devenir fonctionnaires ou - mieux - de s’orienter vers les professions libérales. C’est aussi l’apparition, non d’une classe, mais d’un milieu : les « nouveaux riches », qui ont fait une rapide fortune par des moyens plus ou moins honnêtes. Tels les fournisseurs aux armées, souvent groupés en compagnies : Hainguerlot, Rochefort, Flachat, Ouvrard. L’ "immoralité" du Directoire est celle de ces nouveaux riches et de leurs protecteurs politiques, Barras et Talleyrand ; ses ridicules aussi : "merveilleuses" et "incroyables" tiennent plus ou moins à ces milieux où la richesse s’allie volontiers à la liberté de mœurs et à l’excentricité de la tenue. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[17] C’est là, presque mot pour mot, l’idée qu’il a évoquée dans sa lettre à Ricardo Rodríguez Otero, datée du 10 mai 1888 : « La patrie exige des sacrifices. Elle est autel, non piédestal. On la sert, on ne la prend pas pour s’en servir. » (Epistolario, II, p. 32.)

[18] Irredimible (irrécupérable), qui semble plus logique, dans La Revista Ilustrada.

[19] Martí emploie ici une expression plutôt vague ou du moins guère courante : práctica libre. Je la traduis telle quelle parce que je présume que c’est à dessein, la calquant juste d’une forme habituelle en français, comme on écrit « libre-échange », « libre-pensée » ou encore « libre-service ». Je ne crois pas que l’on puisse, sans forcer le sens ou le réduire, la traduire par « libre gouvernement », selon des traductions antérieures : la « pratique » ici, de mon point de vue, est plus vaste que le simple gouvernement, et implique les mœurs, les manières de faire et de penser, les us et coutumes, les institutions, etc

[20] Il y a là exagération manifeste de Martí : si l’on fait remonter la « naissance de la nation » française à Clovis et aux Mérovingiens, donc au Ve siècle, ce ne sont plus que quatorze siècle d’histoire, car on ne saurait considérer les roitelets francs antérieurs en représentants de cette monarchie qu’il évoque... !

[21] Martí fit ici allusion au fait qu’Hamilton rédigea de 1787 à 1788 une série d’articles visant à promouvoir la nouvelle constitution qui renforçait le pouvoir fédéral et regroupés en un livre intitulé The Federalist. « Né dans les Antilles britanniques et mort à New York, au cours d’un duel, Alexander Hamilton, après avoir servi lors de la guerre d’Indépendance auprès du général Washington, se laisse attirer par la vie politique et se fait le champion du renforcement du pouvoir fédéral. Il participe à la convention de Philadelphie (1787) et mène une active campagne pour obtenir, dans l’État de New York et ailleurs, la ratification du projet de Constitution. Il entre dans le cabinet du président Washington et occupe le poste de secrétaire au Trésor. Son objectif primordial est de développer l’économie de la jeune République, donc d’augmenter les droits de douane qui donneront au gouvernement de véritables ressources, de créer une banque centrale qui assainira les pratiques du crédit, de permettre l’essor de l’industrie et de l’agriculture. Ce programme est combattu par les jeffersoniens, qui craignent un gouvernement fort et une société industrialiste. Mais Hamilton bénéficie du soutien du président Washington et, sous sa direction, le Parti fédéraliste remporte de notables succès. John Adams, qui succède à Washington, s’entend mal avec Hamilton, lequel retourne à ses affaires privées, tout en conservant un rôle dans la vie politique de New York. Par bien des aspects, Hamilton est un homme d’État moderne, qui prépare l’avenir de son pays. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

Federalist Papers : « Série de quatre-vingt-cinq articles signés "Publius" et publiés entre octobre 1787 et août 1788 dans le New York Packer. Leurs auteurs étaient trois des personnalités dont le rôle avait été fondamental dans la rédaction de la Constitution des États-Unis : Alexander Hamilton (1755-1804, qui fut l’âme de l’entreprise et écrivit près des deux tiers des articles), James Madison (1751-1836, futur président des États-Unis) et John Jay (1745-1829, qui devint président de la Cour suprême). Le but des trois hommes était de dissiper les réticences, particulièrement vives dans l’État de New York (dont l’accord était indispensable) à l’égard de la Constitution, en tentant d’en décrire, expliquer et justifier les divers articles. Les Federalist Papers s’articulent autour de quatre thèmes principaux : grandeur et décadence d’un système politique libre et démocratique ; défense et illustration du fédéralisme ; critique sévère de la Constitution précédente (Articles of Confederation) ; analyse et apologie de la Constitution proposée. Remarquablement écrits, les Federalist Papers sont devenus un texte classique parce qu’ils sont à la fois le meilleur exposé des intentions des constituants américains (la Cour suprême s’y réfère souvent dans ses arrêts) et un exemple stimulant de la pensée politique nord-américaine, particulièrement féconde au XVIIIe siècle. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[22] « On appelle llanos la savane couvrant l’ensemble des plaines, en forme de croissant, qui s’étendent de l’Orénoque au pied des Andes vénézuéliennes et colombiennes au nord du 4e degré de latitude nord. Cette savane, ponctuée d’arbustes (chaparro : Curatella americana), est périodiquement incendiée. Des forêts galeries accompagnent les fleuves qui, sur les glacis préandins, forment des chenaux anastomosés avant de divaguer en méandres dans la plaine alluviale. Le climat des llanos est chaud (tous les mois ont une température moyenne supérieure à 20º C), marqué par l’alternance d’une saison sèche et d’une saison humide. Pendant cette dernière, l’invierno (hivernage), les fleuves débordent et inondent partiellement les llanos. / Les llanos, autrefois parcourus par des Indiens qui vivaient de chasse et de cueillette, sont actuellement des plaines d’élevage bovin extensif, pratiqué dans des exploitations de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’hectares. La terre des llanos, surtout lorsque la maîtrise de l’eau est correctement assurée par irrigation et drainage, est favorable aux cultures tropicales. » (Encyclopædia Universalis 2004.) Le llanero est donc celui qui s’occupe des troupeaux de bovins et, comme son collègue, le cow-boy étasunien, est constamment à cheval. Dans le contexte où le situe Martí, il est l’exemple de l’homme « naturel », vivant une vie à l’écart de la « civilisation », et donc l’antipode de l’homme d’Hamilton. Si Martí avait écrit ce texte trente-huit ans plus tard, il aurait sans doute cité comme exemple le plus fameux roman de Rómulo Gallegos, Doña Bárbara (1929), dont l’héroïne incarne en quelque sorte les mœurs « naturels » face à la « culture » et aux lois.

[23] Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836). Né à Fréjus, fils d’un directeur de la poste aux lettres, Emmanuel Sieyès se voit refuser l’ordination au séminaire de Saint-Sulpice pour manque, au moins apparent, de vocation ; il réussit à se faire ordonner prêtre ailleurs et se retrouve grand vicaire de l’évêque de Chartres en 1787. En janvier 1789, il lance la brochure qui le rend aussitôt célèbre : Qu’est-ce que le tiers état ? - ce tiers état qui, de fait, est tout et qui, tenu pour rien, demande à devenir quelque chose. Rejeté par les électeurs de l’ordre du clergé, il se fait élire député de Paris par les électeurs du tiers. Durant tout le mois de juin 1789, lors du serment du Jeu de paume et de la constitution de l’Assemblée nationale comme telle, il joue le rôle le plus actif au premier rang. Et puis, très vite, il cesse de faire figure d’entraîneur et de leader : l’abbé Sieyès semble s’escamoter lui-même. / En surface, il ne se manifeste que par des intrigues assez souvent réactionnaires ; c’est qu’il met tous ses soins à proposer et à laisser se répandre son propre mythe : celui d’un très profond penseur qui élabore en grand secret et en parfaite sagesse la meilleure constitution imaginable. Le comique, c’est que, chaque fois qu’il proposera ouvertement un projet constitutionnel quelconque (en 1791 à la Constituante, en 1793 et derechef en 1795 à la Convention, en 1799 à Bonaparte), ses idées seront jugées atrocement compliquées, péniblement imprécises, passablement ridicules, quelque chose comme Le Chef-d’œuvre inconnu du Frenhoeffer de Balzac, et chaque fois il réussira à conserver toujours intacte, dans le naufrage de son projet, son auréole d’oracle suprême en matière de droit constitutionnel. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[24] Préoccupation de longue date que celle-ci de Martí, puisqu’on la trouve dès 1878 dans sa brochure sur le Guatemala. Mais elle apparaît aussi dans son discours du 21 mars 1881 au Club de commerce de Caracas : « Il faut ouvrir un large lit à la vie continentale qui, tarie en chacun de nous, nous inquiète et nous suffoque ; il faut donner des ailes à tous ces gémissements, un emploi à notre génie oisif qui, en se dégoûtant des vers, perd les heures qu’il devrait employer à le féconder... il faut rendre au concert humain interrompu la voix américaine qui s’est congelée à une heure triste dans la gorge de Netzahualcóyotl et de Chilam ; il faut dégeler, au feu de l’amour, des montagnes d’homme ; il faut extirper, d’un main inébranlable, des racines corrompues ; il faut équiper les armées pacifiques afin qu’elles promènent une même bannière depuis le Bravo, sur les marges duquel chevauche l’Apache indompté, jusqu’à l’Arauco dont les eaux étanchent la soif des aborigènes invaincus, comme si l’arrogante Amérique devait avoir pour limites sur ses bords de terre, comme un serein symbole, des tribus non domptées depuis trois siècles, et à l’orient et à l’occident des mers qui n’appartiennent qu’à Dieu et aux oiseaux ; il faut changer en hymnes gigantesques, aux accents brûlants desquels les monts émus s’ébranleraient et jetteraient par les vallées et les plateaux les peuples jetés depuis des centaines d’années par la crainte dans leurs tanières et leurs défilés, il faut changer en hymne gigantesque cette gentille cohorte de strophes languides, flétries et lâches, et toutes démembrées, parce que les unes ne se complètent pas des autres, qui errent aujourd’hui tristement pâles comme des vierges stériles au milieu des cyprès qui ombragent le sépulcre encore chaud du passé. » (Obras Completas. Edición Crítica, La Havane, 2003, Centro de Estudios Martianos, t. 8, pp. 41-42.)

[25] Ces concepts ne sont pas nouveaux chez les penseurs de l’Indépendance latino-américaine : déjà Bolívar et avant lui Francisco de Miranda avaient réfléchi sur cette question. Présentant son projet de Constitution au Congrès d’Angostura, le 15 février 1819, Bolívar refuse de copier la Constitution des Etats-Unis : « Je n’ai jamais eu l’idée, tant s’en faut, d’assimiler la situation et la nature des deux Etats aussi différents que l’anglais américain et l’américain espagnol. Ne serait-il pas très difficile d’appliquer à l’Espagne le code de liberté politique, civile et religieuse d’Angleterre ? Eh bien, il est encore plus difficile d’adapter au Venezuela les lois du Nord de l’Amérique. L’Esprit des lois n’affirme-t-il pas que celles-ci doivent être propres pour le peuple pour lequel elles se font ; que c’est un grand hasard que celles d’une nation puissent convenir à une autre ; que les lois doivent être relatives au physique du pays, au climat, à la qualité du terrain, à sa situation, à son étendue, au genre de vie des peuples ; se rapporter au degré de liberté que la Constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs coutumes, à leurs manières ? Voilà le code que nous devrions consulter, et non celui de Washington ! » (Simón Bolivar. La vigencia de su pensamiento, La Havane, 1982, Casa de las Américas, p. 110.) Il n’empêche qu’il prônera ensuite l’adaptation de la Constitution anglaise. Bien entendu, Martí écrit soixante-dix ans après, de sorte que ses analyses bien plus fouillées partent de l’expérience qu’il tire de l’évolution des républiques latino-américaines, de leurs erreurs et de leurs acquis.

[26] Civilisation/barbarie ! Allusion tout à fait explicite à la fameuse thèse que Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) avance dans son Facundo o Civilización contra barbarie (1845). Aux analyses raciales - pour ne pas dire racistes - de Sarmiento : l’Indien est inférieur, est un lest pesant dans la marche de la civilisation blanche en Amérique et doit donc être exterminé, Martí oppose constamment, on l’a vu, une vision historique des choses, l’Indien étant devenu ce qu’il est à cause de siècles de domination et d’exploitation blanches. Sur ce point, cf. Jean Lamore, José Martí et l’Amérique, t. 1, Pour une Amérique unie et métisse, Paris, 1986, L’Harmattan, pp. 125-129. Cf. aussi mes analyses et les textes de Martí in Il est des affections d’une pudeur si délicate... Lettres à Manuel Mercado, traduites et annotées par Jacques-François Bonaldi, Paris, 2004, L’Harmattan, p. 396, note 689. Sur Martí et Sarmiento, cf. id., pp. 262-263, note 441.)

Martí avait déjà dénoncé en 1884, parlant des tentatives de l’Angleterre de s’emparer de l’Egypte, « ce prétexte indécent... en vertu duquel des ambitieux qui savent le latin ont le droit naturel de voler leur terre à des Africains qui parlent arabe ; ce prétexte en vertu duquel la civilisation, qui est le nom commun correspondant censément à l’état actuel de l’homme européen, a le droit naturel de s’emparer de la terre d’autrui appartenant à la barbarie, nom que ceux qui convoitent la terre d’autrui donnent à l’état actuel de tout homme qui n’est pas d’Europe ou de l’Amérique européenne, comme si, comparant une tête et une autre, un cœur et un autre, un pressureur d’Irlandais ou un canonneur de cipayes valait mieux que l’un des Arabes prudents, amoureux et désintéressés qui, sans être échaudés par la défaite ou s’effrayer devant le nombre, défendent leur patrie, mettant leur espoir en Allah, une lance dans chaque main et un pistolet entre les dents. » (« Una distribución de diplomas en un colegio de los Estados Unidos », La América, juin 1884, O.C., t. 8, p. 442.)

[27] Non pas entre culture et nature, selon la fameuse antinomie, mais entre fausse érudition et nature ! « ...à la polémique évidente avec Sarmiento et à la réfutation de sa thèse aussi fameuse que fausse, Martí, qui a contesté la prétendue condition barbare de nos peuples face à la condition civilisée des métropolitains, ajoute une autre remise en cause : celle de la culture comme opposée à la nature. Bien qu’il existe des approches inestimables de ce thème, il reste encore à étudier en profondeur le concept de nature chez Martí, surtout quand, en l’occurrence, il en parle en rapport avec la civilisation ou culture. L’idée des Lumières, que recueillerait la pensée bourgeoise postérieure (et dont le philosophe néo-kantien Rickert donnerait une formulation très divulguée), selon laquelle il existe une rupture radicale entre la nature, ce qui existe en soi, et la culture, autrement dit ce qui a été fait artificiellement par l’homme, ne correspond pas à la vérité. / Un procédé cher à la pensée bourgeoise métaphysique et antidialectique "exclut de l’histoire", pour reprendre les mots de Marx et d’Engels, "le comportement des hommes envers la nature... [et] engendre l’antithèse nature/histoire". Ce que Martí considère en revanche comme opposé à la Nature, c’est la fausse érudition. Remarquons bien : non l’érudition (dont il était un exemple vivant), mais la fausse érudition... Face à cette remarque martinienne, on est tenté de penser à la "fausse conscience", qui est une des acceptions péjoratives en l’occurrence du terme "idéologie" dans la pensée marxiste. Par ailleurs, la Nature à laquelle se réfère Martí... n’est pas la Nature dont l’homme serait absent. "L’homme naturel" dont il parle devient aussitôt le "métis autochtone", un concept ô combien complexe, voire apparemment paradoxal... car "le métis" implique des êtres antérieurs qui se sont mêlés entre eux, ce qui ne l’empêche pas de le qualifier d’"autochtone". En réalité, il fait allusion à une histoire qui est née d’autres histoires, mais qui a atteint sa propre authenticité. Il ne s’agit donc en l’occurrence d’un être ahistorique (ce que ni Martí ni assurément Rousseau ne proposèrent), mais d’un être doté d’une histoire et d’une culture à soi, peu importe ce qu’il doive à d’autres histoire ou cultures. Déjà Marx avait signalé dans ses Manuscrits de 1844 que "l’histoire est la vraie histoire naturelle de l’homme" ». (Roberto Fernández Retamar, « El credo independiente de la América Nueva », Anuario del Centro de Estudios Martianos, La Havane, nº 14, 1991, pp. 157-158.)

[28] Curieux écho des idées de Rousseau, pour qui l’homme naissait bon et finissait par être corrompu par la société. J’ignore si Martí eut un commerce assidu avec le Genevois. Les renvois dans ses Œuvres complètes (à peine sept) sont tout à fait élémentaires, même s’il le classe dans ses « Fragments » parmi les « libérateurs de l’humanité » (O.C., t. 22, p. 316.)

[29] On notera cette reprise presque à l’identique de l’idée formulée un peu plus haut.

[30] Autrement Notre-Dame de Guadalupe, la patronne de la Nouvelle-Espagne, dont le curé Miguel Hidalgo Costilla (1753-1811), du sanctuaire d’Atotonilco, utilisa l’étendard pour en faire le drapeau de son armée quand il lança la guerre d’Indépendance contre l’Espagne le 16 septembre 1810 (« Cri de Dolores).

[31] Miguel Hidalgo Costilla (1753-1811). « Père de l’indépendance mexicaine ». Ordonné prêtre en 1789, Miguel Hidalgo y Costilla mena d’abord une existence calme ; toutefois, en contribuant à promouvoir le progrès économique de Dolores dont il était curé, grâce à l’introduction de nouvelles méthodes de culture, il se rendit suspect aux yeux des autorités espagnoles qui le considéraient comme beaucoup trop influencé par les Lumières. L’Espagne fut envahie en 1808 par les troupes françaises et Napoléon obligea Ferdinand VII à abdiquer en faveur de Joseph Bonaparte. Bien que les autorités espagnoles de Mexico fussent peu enclines à s’opposer au nouveau roi, un grand nombre de Mexicains formèrent des sociétés secrètes, certaines pour soutenir Ferdinand, d’autres pour secouer le joug espagnol. Le père Hidalgo appartenait à l’un de ces groupes à San Miguel, près de Dolores. Lorsque le complot fut révélé aux Espagnols, plusieurs membres furent arrêtés. Averti, Hidalgo, au lieu de prendre la fuite, décida de précipiter l’action. Le 16 septembre 1810, il sonna le tocsin de l’église de Dolores pour appeler ses paroissiens à l’insurrection contre les Espagnols. Ce mouvement qu’il avait lancé à San Miguel en faveur de l’indépendance se transforma en une lutte sociale et économique des masses contre les classes supérieures. Des milliers d’Indiens et de métis s’enrôlèrent sous la bannière de la Vierge de Guadalupe, brandie par Hidalgo, et s’emparèrent de Guanajuato et d’autres villes importantes à l’est de Mexico. Hidalgo fut bientôt aux portes de la capitale, mais il hésita et laissa passer l’occasion propice. Ses partisans se débandèrent. À Mexico, les responsables furent effrayés par la perspective de la révolution sociale. Battu à Calderón en janvier 1811, Hidalgo s’enfuit vers le nord, espérant trouver refuge aux États-Unis. Il fut capturé, déchu de sa prêtrise et fusillé comme rebelle. Bien qu’il n’eût pas réalisé de grandes choses, le nom du père Hidalgo devint le symbole du mouvement d’indépendance pour la majorité des Mexicains et le 16 septembre, anniversaire du « cri de Dolores », est célébré comme le jour de l’indépendance mexicaine. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[32] Les “lieutenants” les plus connus de Hidalgo sont : Ignacio María de Allende (1769-1811), né à San Miguel el Grande (aujourd’hui San Miguel de Allende en son honneur), à Guanajuato. Les défaites intervenues après une période de victoires provoquent des divergences entre les chefs militaires qui décident de retirer le commandement à Hidalgo et de le confier à Allende qui, le 21 mars 1811, est fait prisonnier avec Hidalgo et d’autres, et est fusillé.

Juan Aldama (1774-1811), né à San Miguel el grande. Capitaine de l’armée espagnole, nommé lieutenant-colonel de troupes insurgées d’Hidalgo. Fait prisonnier avec Hidalgo, Allende et Abasolo à Acatita de Baján (Coahuila), il est fusillé aux côtés d’Allende et de José Mariano Jiménez, entre autres.

Mariano Abasolo (1783-1816), né à Dolores (actual Dolores Hidalgo), capitaine espagnol qui participe au soulèvement d’Hidalgo. Fait prisonnier lui aussi à Acatita de Baján le 21 mars 1811, condamné à la prison à perpétuité et transféré en 1812 à Cadix, il meurt quatre ans plus tard.

[33] Autrement dit Josefa Ortiz, la femme du corregidor de Querétaro, Manuel Domínguez, dont le nom apparaît au « fragment » 259, sous le titre « Femmes américaines », comme si Martí pensait écrire quelque chose à son sujet. (O.C., t. 22, p. 158.)

[34] Selon Cinto Vitier, il doit s’agir, bien qu’il ne fût pas Espagnol, mais créole, d’Antonio José de las Mercedes Larrazábal (1769-1853), professeur de l’Université San Carlos, élu représentant du Guatemala aux cortès de Cadix qui proclamèrent la Constitution libérale de 1812. En 1815, le gouverneur José Bustamante y Guerra, sur ordre du roi, « ordonna à la mairie de reprendre les Instructions données au député aux Cortès de Cadix de 1812, le chanoine Larrazábal, parce qu’elles s’inspiraient des propositions de l’Assemblée nationale française ».

[35] Gabino Gaínza (Guipúzcoa, c. 1750-Mexico, 1822). Militaire et homme politique guatémaltèque d’origine espagnole. En 1784, suffoqua la rébellion de Túpac Amaru au Pérou. Chef de l’armée royaliste au Chili (1814), signa avec O’Higgins le traité de Lircay. Capitaine général du Guatemala, devint le chef du nouveau gouvernement d’Amérique centrale, après que celle-ci se fut séparée de la couronne espagnole sur décision de l’Assemblée convoquée le 15 septembre 1821. En 1822, soutint l’incorporation au Mexique et se convertit en gouverneur général du Guatemala.

[36] J’avoue ne pas saisir exactement quelles sont ici les allusions de Martí.

[37] Les deux héros en question sont Simón Bolívar et José de San Martín dont Martí évoquera cette même année la « titanesque entrevue » de Guayaquil (26 et 27 juillet 1822) dans un long portrait du général argentin libérateur du Chili et du Pérou, publié dans Album de El Porvenir, New York, 1891 (« San Martín », O.C., t. 8, pp. 225-233) et dont le premier paragraphe présente un résumé de son action : « Un jour, alors que les pierres sautaient en Espagne aux pas des Français, Napoléon riva ses yeux sur un officier sec et basané, qui portait un uniforme blanc et bleu ; il se dirigea sur lui et lut le nom de son corps sur le bouton de la casaque : « Murcie ! » C’était l’enfant pauvre du village jésuite de Yapeyú, élevé en plein air au milieu d’Indiens et de métis qui, après vingt-deux ans de guerre espagnole, empoigna à Buenos Aires l’insurrection émiettée, bloqua par serment les créoles assaillants, dispersa à San Lorenzo l’escadron royal, monta à Cuyo l’armée de libération, franchit les Andes pour être au petit matin à Chacabuco ; du Chili, libre devant son épée, il s’en fut par Maipu racheter le Pérou ; se dressa protecteur à Lima dans un uniforme de palmes d’or ; partit, vaincu par lui-même, au passage de Bolívar asservissant ; recula ; abdiqua ; passa seul par Buenos Aires ; mourut en France, tenant sa fille par la main, dans une maisonnette pleine de lumière et de fleurs. Il proposa des rois à l’Amérique, prépara adroitement, avec les ressources nationales, sa propre gloire, retint pour lui la dictature, visible ou larvée, jusqu’à ce qu’il se vit, par ses propres errements, miné en elle et ne parvint pas sans doute au mérite sublime de déposer volontairement devant les hommes son empire naturel. Mais il chauffa dans sa tête créole l’idée épique qui accéléra et équilibra l’indépendance américaine. » (p. 225.)

[38] Martí parle ici d’une chaussure typique du gaucho de la pampa argentine : la bota-de-potro, constituée d’un fourreau de cuir écru d’un seul tenant et sans coutures, et utilisée dès le XVIIe siècle parce que fonctionnelle et facile à préparer. Pour ce faire, le gaucho écorchait entièrement les pattes postérieures d’un équidé du grasset au fanon, nettoyait la peau ainsi obtenue et la travaillait peu à peu directement sur son pied et sa jambe de sorte qu’elle finissait par s’y ajuster ; la courbe du tendon d’Achille formait le talon de la botte, tandis que la pointe était laissée ouverte sur le devant pour que les orteils nus du cavalier puissent entrer dans les fameux étriers « à bouton ». On l’obtenait aussi des extrémités inférieures d’ânesses, de poulains, de veaux, de vaches et de juments, ainsi de la peau du chat sauvage ou des pattes postérieures du puma, mais la préférée était celle faite de peau de poulain.

Il s’agit donc de bottes tout à fait primitives, apanage de gens pauvres (Emeric Essex Vidal précise dans Ilustraciones Pintorescas de Buenos Aires y Montevideo, Londres, 1820 : « bottes employées généralement parmi les classes basses rurales »), et c’est à dessein que Martí l’oppose aux « lavallières » des capitales. Je m’étonne que Cintio Vitier, dans son très intelligent article : « Las imágenes en "Nuestra América" » (Anuario del Centro de Estudios Martianos, La Havane, 1991, nº 14, pp. 160-176), ait laissé passer sans commentaires cette puissante « association métaphorique » entre le « complet-veston-cravate » des cols blancs citadins et les chaussures des gueux ruraux ! Qui avaient pris d’ailleurs un autre sens, épique cette fois-ci, dans son discours de décembre 1889, « Mère Amérique » (annonciateur de celui-ci), dans le long paragraphe où il évoque la guerre anticoloniale des peuples latino-américains : « Les escadrons de gauchos vont, portant le poncho et les bottes de cuir écru, faisant tournoyer les bolas, à la recherche du triomphe. » (O.C., t. 6, p. 138.) Comment, d’ailleurs, ne pas mettre ici en parallèle ces bottes élémentaires dans lesquelles ces gueux partent conquérir et sauvegarder leur liberté et les fameuses bottes « magiques » du géant dont il a parlé au début de son manifeste !

[39] Il s’agit bien entendu d’un néologisme de Martí qui s’explique tout seul.

[40] Bernardino Rivadavia (1780-1845). « Premier président de la République argentine, Rivadavia joua un rôle important en 1806 dans la défense de Buenos Aires contre les Britanniques, puis appuya, en 1810, le mouvement pour l’indépendance à l’égard de l’Espagne et devint le secrétaire de la junte révolutionnaire ; en 1811, il prit la tête du triumvirat révolutionnaire. / Rivadavia fut nommé, en 1821, ministre dans le gouvernement de Martín Rodríguez et fut élu, en 1826, président des Provinces-Unies. Influencé par les utopistes français et les utilitaristes anglais, Rivadavia entreprit une politique de réformes, promulgua une législation qui garantissait la liberté de la presse, fonda l’université de Buenos Aires et s’attaqua aux privilèges de l’Église catholique. Il dota l’Argentine d’une Constitution de type centraliste (1826) et de nombreuses institutions. Mais ses efforts pour encourager l’immigration ne furent pas couronnés de succès, et son programme de réforme agraire finit par avoir l’effet inverse de celui escompté et par servir les intérêts de l’oligarchie terrienne au lieu de ceux des paysans. Entraîné dans une guerre avec le Brésil pour la possession du territoire qui devait devenir plus tard indépendant sous le nom d’Uruguay, Rivadavia fut forcé de poursuivre ce conflit inutile, le peuple d’Argentine refusant d’accepter le traité qui donnait au Brésil l’hégémonie dans cette zone. / L’opposition des caudillos provinciaux à la nouvelle Constitution le conduisit à démissionner en 1827. Il s’exila en Europe, puis, après être retourné à Buenos Aires en 1834 pour répondre aux accusations qui étaient portées contre lui, il fut condamné à quitter à nouveau l’Argentine. En 1880, son anniversaire fut décrété fête nationale. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[41] Agustín de Iturbide (1783-1824). « Peu auparavant, le Mexique avait lui aussi obtenu son indépendance dans des conditions paradoxales. Les créoles attachés au maintien de l’ordre social traditionnel avaient pratiquement écrasé le mouvement révolutionnaire. La tentative du libéral espagnol Mina de rallumer l’insurrection se solda en 1817 par un nouvel échec ; seuls quelques guérilleros échappèrent encore à la répression. Mais la révolution libérale espagnole de 1820 modifiait du tout au tout le climat politique : elle redonna de l’espoir aux partisans des réformes libérales et consterna les conservateurs. Ceux-ci ne purent empêcher la proclamation de la constitution de Cadix, mais se décidèrent, pour sauvegarder leurs privilèges, à rompre avec une Espagne devenue libérale et réformiste. Ils s’assurèrent l’appui d’Iturbide, officier créole qui s’était révélé l’adversaire le plus acharné des insurgentes. Iturbide réussit à rallier à ses projets une partie de l’armée, les hauts dignitaires de l’Église et les principaux notables conservateurs, et n’hésita pas à conclure un accord avec Guerrero, le dernier chef révolutionnaire ; le 14 février 1821, il proclamait à Iguala, avec l’indépendance du Mexique, un programme dont les principaux articles obtenaient provisoirement l’accord de la majorité de la nation : unité religieuse, respect des immunités juridiques du clergé et de l’armée, reconnaissance de la citoyenneté et de l’égalité des droits à tous les habitants du pays. Par les traités de Córdoba, le 24 août 1821, le vice-roi O’Donoju, envoyé par les libéraux espagnols, reconnaissait l’indépendance du Mexique. Iturbide profita de son prestige pour se faire proclamer empereur du Mexique en mai 1822, mais dut céder la place à la république dès l’année suivante. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[42] Le « lancier » dont parle Martí doit être vraisemblablement le sergent de ce corps Pío Marcha, dont l’initiative, le 18 mai 1822, poussa la population de Mexico à déclarer Iturbide empereur, ce qui fut ratifié deux jours après par le Congrès. Iturbide, couronné le 21 juillet suivant, mais en lutte contre le Congrès et l’opposition républicaine de Santa Ana, dut abdiquer le 20 mars 1823. Condamné à mort par le Congrès tandis qu’il se trouvait en Europe et rentré pourtant au Mexique, il fut exécuté à Padilla le 19 juillet 1824.

[43] « Dans une étude inédite intitulée "El amor como energía revolucionaria en José Martí", Fina García Marruz a signalé le rapport que Martí établit entre l’héroïsme et la modération dans le cadre de la dynamique plus profonde de la "capacité de sacrifice". Il la considérait comme une vertu liée à "l’harmonie secrète de la Nature", distinctive des meilleurs hommes de "Notre Amérique", dont il trouva le paradigme poétique chez Heredia : "aussi volcanique que ses entrailles et aussi serein que ses hauteurs" (O.C., t. 5, p. 36). Il parla à plusieurs reprises d’une manière aussi élogieuse que pleine d’espoir de "l’héroïsme judicieux des Antilles" et de "la modération prouvée de l’esprit de Cuba", expressions consacrées dans le Manifeste de Montecristi (O.C., t. 4, pp. 101 et 94). » (Note de Cintio Vitier à son édition critique de Notre Amérique, 1991).

[44] Inscrite dans le contexte de la phrase, l’idée fait sans doute allusion à l’utopisme social typique de la première moitié du XIXe siècle, en opposition aux « temps réels » qui exigent un « homme réel ». L’existence d’un seul renvoi (et encore par citation d’auteur) à Fourier dans le tome 26 des O.C. permet de supposer que Martí n’avait pas une connaissance très poussée de l’inventeur de phalanstère, à moins que la forte influence du fouriérisme dans la société où il vivait ne soit pour quelque chose dans cette évocation. En effet, « c’est aux États-Unis que l’expansion du fouriérisme fut la plus extraordinaire et la plus complexe. De 1830 à 1860, les publications et les expériences se multiplièrent. À l’inverse du fouriérisme russe, athée, aux États-Unis la mystique de la doctrine se lia aux idées de Swedenborg et au néo-christianisme. Un historien, A. E. Bestor, écrit : "Le fouriérisme est le plus important de tous les mouvements communautaires à étudier, si l’on veut faire la lumière sur les forces fondamentales dans la vie américaine", d’autant que, par contraste avec l’owenisme par exemple, figé sous l’emprise étroite de son fondateur, "le fouriérisme fut un mouvement strictement américain en dépit de son étiquette étrangère". » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[45] « L’enseignement martinien contre la haine, patent et constant depuis Le Bagne politique à Cuba jusqu’au Manifeste de Montecristi., a un sens non seulement moral mais encore politique. En fait, chez Martí, les deux instances sont indissociables. Signalons toutefois du côté politique ce genre de sentences ou de réflexions : "Les haïsseurs devraient être déclarés traîtres à la République. La haine n’édifie pas. " (O.C., t. 4, p. 496.) "Dieu ! C’est une guerre légitime - peut-être la dernière essentielle et définitive que doivent livrer les hommes : la guerre contre la haine. » (O.C., t. 22, p. 210.) » (Note de Cintio Vitier à son édition critique, 1991.)

[46] Cojímar, alors petit hameau de pêcheurs situé à quelque distance de La Havane, sur le littoral nord à l’embouchure du cours d’eau du même nom. Fait aujourd’hui partie de la Grande Havane. Pourquoi Cojímar ?

[47] Pourquoi Dantzig en particulier ? Pour comparer deux sites en bord de mer ?

[48] José Zorrilla y Moral (1817-1893). « José Zorrilla y Moral naquit à Valladolid le 21 février 1817. Eduqué à Madrid, au Royal Séminaire des Nobles, tenu par les jésuites, il entreprit ensuite, à Tolède, puis à Valladolid, des études de droit qu’il abandonna vite au profit de la littérature. Suscité par cette vocation, le conflit avec son père, don José Zorrilla Caballero, un homme au caractère rigide, ultraconservateur, qui fut nommé superintendant de la Police par Calomarde, le sinistre ministre de Ferdinand VII, ne s’apaisa jamais. Zorrilla souffrit profondément de ce différend. A Madrid, où il s’est enfui, en 1836, il fréquente les écrivains, les artistes, les journalistes. / À l’enterrement de Mariano-José de Larra, qui s’est suicidé par désespoir d’amour, le 13 février 1837, il lit un poème qui lui procura d’emblée une renommée. A la fin de cette même année, il publie son premier recueil de Poésies, il écrit avec frénésie : trois ans plus tard, sept autres tomes de Poésies ont vu le jour. Le succès qu’il connût désormais ne lui assure pas l’aisance matérielle qu’il recherchera toujours en vain. Le mariage qu’il contracte, en 1839, avec une femme veuve, n’est pas heureux. / Après Vivir loco y morir mas, (1836) une pièce en deux actes, qui ne fut jamais représentée, un drame historique, Juan Dándolo (1839, écrit avec Antonio García Gutiérrez), inaugure sa carrière dramatique. Mais ce fut un échec. El Zapatero y el rey (Le Savetier et le Roi) (1840-1841), qui évoque, dans un esprit absolutiste et réactionnaire, le Roi Don Pèdre Ier de Castille, dit le Cruel, présenté comme le Roi Justicier, fut un triomphe. Outre diverses imitations, ou refontes de comedias du Siècle d’Or, il continua d’écrire de très nombreuses pièces de théâtre (Sancho García, El puñal del godo, El Caballo del rey don Sancho...), avant l’apparition sur scène de Don Juan Tenorio (1844). En 1849, le drame intitulé Traidor, inconfeso y mártir lui procure un nouveau et ultime triomphe comme auteur dramatique. / À Paris, où il est venu pour la seconde fois en 1851, il fait la connaissance de Victor Hugo, Théophile Gautier, Musset, et fréquente surtout George Sand. C’est là qu’il publie, en 1852, un grand poème historique (Granada) qu’il n’acheva jamais. Séparé de sa femme, il se fixe à Mexico. Soupçonné de conspiration par Juárez, protégé par l’Empereur Maximilien, il continue de mener, malgré sa popularité comme poète, une existence instable et précaire. De retour en Espagne, en 1866, il y est reçu avec enthousiasme par ses admirateurs, qui organisent divers hommages en son honneur. Après la mort de son épouse, il se remarie en 1869. Ses difficultés financières sont toujours grandes. En 1877, l’opéra qu’il avait composé à partir de Don Juan Tenorio, mis en musique par Nicolas Manent, représenté au Teatro de la Zarzuela, ne resta que huit jours à l’affiche. En 1855, il prend possession de son fauteuil à la Real Academia española, où il avait été élu en 1848. La cérémonie fut une apothéose. En 1888, Zorrilla publia trois nouveaux recueils. Dans cette œuvre poétique, extrêmement diverse et abondante, et de qualité inégale, il faut faire une place à part aux compositions d’inspiration historique ou légendaire, qui obtinrent un franc succès et où Zorrilla donna le meilleur de son talent : A buen juez, mejor testigo ; El Capitán Montoya ; Los Cantos del trovador (recueil de six légendes dont Margarita la tornera, légende mariale, où l’on voit la Vierge Marie prendre la place d’une moniale qui s’est enfuie de son couvent) ; Un testigo de bronce... / Le 22 juin 1889, couronné poète national, Zorrilla reçut à Grenade un hommage triomphal. Il vécut les dernières années de sa vie dans un modeste appartement de Madrid. Il mourut le 23 janvier 1893. » (Bernard Sesé ; http://www.jose-corti.fr/auteursrom...)

[49] Martí évoque ici sans aucun doute le fameux gilet-pourpoint rouge ponceau que Théophile Gautier arborait à la première d’Hernani, le 25 février 1830, se posant en chef de file des « bousingos », en meneur des « flamboyants ». Un scandale énorme, accentué encore par des cheveux tombants jusqu’au milieu du dos. Remontés à bloc, échauffés par de longues discussions préliminaires, les « Jeune-France » romantiques du parterre, parmi lesquels se signalaient Gérard de Nerval et Théophile Gautier revêtu de son gilet rouge flamboyant, insultaient copieusement les « perruques » des tribunes qui restaient fidèles aux règles classiques. On en vint même aux mains...

« On se montrait avec horreur M. Théophile Gautier dont le gilet flamboyant éclatait ce soir-là sur un pantalon gris tendre orné au côté d’une bande de velours noir, et dont les cheveux s’échappaient à flots d’un chapeau plat à larges bords. » (Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, au chapitre Hernani.)

[50] Ce mépris des Etats-Unis vis-à-vis de ses voisins latino-américains est l’une des caractéristiques qui sautaient le plus aux yeux de Martí, d’autant qu’il vivait « dans le monstre », comme il le dirait dans sa dernière lettre à Mercado où l’on trouve cette formule frappante : le « Nord convulsé et brutal qui les méprise » (Il est des affections d’une pudeur si délicate..., op. cit., p. 417).

[51] Du fait que la société cubaine qu’il tentait de libérer était fondée sur l’esclavage et donc sur un racisme en quelque sorte « naturel », Martí dut lutter pied à pied contre ce mal - facteur de désunion des révolutionnaires - et avertir ses contemporains. Ainsi : « Raciste est un mot confus, et il convient de l’éclaircir. L’homme n’a aucun droit spécial du fait qu’il appartienne à une race ou à une autre : qu’on dise homme, et l’on dit tous les droits. Le Noir, parce que Noir, n’est pas inférieur ni supérieur à aucun autre homme. Le Blanc qui dit "ma race" pèche par redondance ; le Noir qui dit "ma race" pèche par redondance. Tout ce qui divise les hommes, tout ce qui les spécifie, les écarte ou les catalogue est un péché contre l’humanité. [...] Homme veut dire plus que Blanc, plus que métis, plus que Noir. » (« Mi raza », Patria, New York, 16 avril 1893, in O.C., t. 2, pp. 298-299 ; sur cette question des races, cf. Jean Lamore, José Martí et l’Amérique, t. 1, Pour une Amérique unie et métisse, Paris, 1986, L’Harmattan, pp. 19-54.)

[52] La leçon de La Revista ilustrada (cf. Cintio Vitier) est : “la generación real”, tandis que celle d’El Partido Liberal ne donne pas d’adjectif, ce qui constitue de toute évidence une errata. On comprend dès lors que la leçon des Œuvres complètes, basée sur le journal mexicain, rajoute en bonne logique un « actual ». Je suis la leçon de La Revista Ilustrada, le terme « réel » faisant vraisemblablement écho à l’idée que Martí a écrite un peu plus haut : « ...l’Amérique est en train de donner le jour, en ces temps réels, à l’homme réel. » (Cf. note 42.)

[53] « Dans son article : "Maestros ambulantes" (La América, New York, mai 1884), Martí avait écrit : "Il est urgent d’ouvrir des écoles normales d’instituteurs pratiques afin de les semer ensuite à travers les vallées, les monts et les recoins, à la manière dont le père Amalivaca, selon ce que racontent les Indiens de l’Amazonie, sema à travers toute la Terre les semences du buriti pour créer les hommes et les femmes !" (O.C., t. 8, pp. 291-292.) L’image du Grand Semi (ou du Grand Esprit) provient sans doute de la figuration mythique du père Amalivaca, propre des Indiens Tamanacos, sur lequel son ami vénézuélien Aristides Rojas donne dans Estudios indígenas (1878) de précieuses informations que Martí connaissait sûrement. On y lit - dans un récit que Rojas tire à son tour de Saggio di storia americana (Rome, 1780-1784) de l’abbé Filippo Salvatore Gilii - qu’une fois apaisé le déluge qui détruisit la première race humaine, les deux seuls survivants, Amalivaca et sa femme "entreprirent de lancer par-desssus leurs têtes et leurs épaules, les fruits du buriti et que c’est de ces semences que naquirent les hommes et les femmes qui peuplent actuellement la Terre". Un autre aspect du mythe qui dut impressionner Martí est le fait qu’Amalivaca brisa les jambes de ses filles "pour couper court à leurs désirs de voyager et pouvoir peupler ainsi la terre des Tamanacos", signalant ainsi aux indigènes la voie de la fidélité à ce qui était leur, à leur caractère autochtone, qui est pour Martí la voie fondamentale de l’Amérique. Par ailleurs, ce qui nous renvoie de nouveau à la polémique tacite avec Sarmiento, Humboldt considérait le Grand Semi évocateur d’Amalivaca comme "le personnage mythologique de l’Amérique barbare". (Cf. Cintio Vitier : "Una fuente venezolana de José Martí", in Temas Martianos, Segunda Serie, pp. 105-113 et 141-142.) On peut lire le texte complet de "Nuestra América" à la lumière du critère foncièrement décolonisateur, selon lequel, pour Martí, dans la praxis historique, barbarie est le "nom que ceux qui convoitent la terre d’autrui donnent à l’état actuel de tout homme qui n’est pas d’Europe ou de l’Amérique européenne", comme on peut le lire dans "Una distribución de diplomas en un colegio de los Estados Unidos" (La América, juin 1884, O.C., t. 8, p. 442.) » (Note de Cintio Vitier.) Je tiens à signaler pour son intérêt que les Amérindiens de l’Amazonie appelle le buriti « l’arbre de vie ».

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Le Capital a horreur de l’absence de profit. Quand il flaire un bénéfice raisonnable, le Capital devient hardi. A 20%, il devient enthousiaste. A 50%, il est téméraire ; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines et à 300%, il ne recule devant aucun crime.

Karl Marx, Le Capital, chapitre 22

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