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Haïti n’est qu’un grand cimetière de 11 millions d’âmes en sursis.

Pour une PoÉthique du changement profond !

Comment porter l'innovation sociale dans un écosystème indigent, soumis à une précarité qui enlève toute dignité et toute humanité ? Comment empêcher l'érosion des contours et l'effondrement de l'ouvrage quand les digues ne tiennent plus ? Du constat au postulat de l'indigence, de l'effondrement au déracinement, il faut trouver les bonnes postures, les bonnes vibrations pour faire émerger une nouvelle écologie de valeurs et passer à l'intelligence.

Le Constat

Le constat ne se discute plus. Tous les observateurs, disposant de ce minimum éthique permettant de supporter la vérité, sont unanimes à reconnaitre qu’Haïti est au fond du gouffre. La gouvernance publique, la gouvernance d’entreprise et la cohésion sociale sont en lambeaux. En observateur lucide, l’ex-président de la République Dominicaine, Leonel Fernandez, qui a été un acteur majeur dans la voie de la stabilité et du progrès de son pays, a déclaré, au début de ce mois d‘octobre, qu’Haïti est un pays totalement effondré sur les plans économique, social et politique.

Cette chute vertigineuse dans les abysses, si elle ne date pas d’hier, a tout de même été accélérée depuis 2010. Elle était prévisible. Car les succès que nous célébrons ne sont que des enfumages qui ont réduit nos capacités rétroactives mais aussi prédictives. Obscurité totale. L’adaptation à une forme de médiocrité tranquille et confortable nous a donné l’illusion de la stabilité et du succès. Ainsi, sans repère, sans exigence de qualité, dans une ambivalence qui mélange agitation frénétique et impuissance collective, nous avons rompu le lien entre nous et notre écosystème, en nous contentant de célébrer l’indigence en folie. Et dans une extrême indigence, nous sommes même allés à supporter que le destin de notre pays soit confié à une racaille politique qui n’existe que par ses accointances avec la communauté internationale. L’histoire haïtienne n’est que le récit d’une détérioration séculaire dont les acteurs, depuis 2004, ne se cachent plus pour agir. Couilles dans le cul, en avant !

En novembre 2016, le journal Français Libération reprenait en grand titre les propos alarmants du responsable du Centre Tricontinental (CETRI), spécialiste des rapports Nord Sud, qui voyait en l’élection de Jovenel Moise une catastrophe certaine pour Haïti. Pourtant, les principaux médias haïtiens, appartenant à l’oligarchie sociale et économique ou à quelques patrons de presse ayant des accointances avec l’oligarchie et le pouvoir Tèt Kale, ont célébré cette « sélection » comme une stabilité. Sous la plume de leurs éditorialistes ou par la voix de leurs influents directeurs d’opinion, certains avaient vu, en ce qu’il y a de plus immonde qu’Haïti n’ait jamais connu, un modèle pour la jeunesse. Il faut les comprendre : les Clinton n’étaient pas loin. Ils étaient même la caution diplomatique de cette racaille. Et dans ce lieu, où règne une éclipse permanente, la seule proximité avec le blanc procure une jouissance irrésistible. Certains avaient même eu l’outrecuidance de traiter le peuple de « dindon de la farce » et d’autres avaient suggéré au peuple d’aller prendre du thé de verveine pour se consoler des « succès fabriqués » de Martelly et de Jovenel.

Tous avaient préféré défendre leurs subventions et leurs accointances plutôt que d’alerter l’opinion nationale et internationale sur les dangers de donner l’investiture, comme président de la république, à un inculpé. Et cela, juste après l’indignation nationale par laquelle, plus de 11 millions d’êtres humains, avaient impuissamment assisté, en 2011, à la mise en terre de leur avenir. En effet, quelle plus grande mise à mort pour un peuple que d’avoir vu les Clinton, à la tête de la petite minorité d’origine étrangère qui dépèce Haïti, lui imposer le choix politique le plus indigent pour diriger son avenir. La catastrophe n’était que retardée, amortie par cette fameuse résilience qui nous permet de tout accepter, de tout tolérer, de tout supporter dès que c’est le Blanc qui dicte la règle

Les effets

L’effondrement économique, social et politique dont parle l’ancien président dominicain n’est pas sans conséquence sur l’écosystème global. Il contribue à déformer les valeurs et à aliéner les consciences. Il fait régner une précarité extrême qui ne laisse de la disponibilité que pour ce qui n’est que platement matériel et essentiellement comestible. Ici, seules les valeurs monétaires sont comptabilisées. Voilà pourquoi tout s’achète et se vend. Voilà pourquoi des gens avec des idéaux, des convictions et de la dignité sont extrêmement rares. C’est comme l’effet de la gravité extrême qui déforme l’espace et le temps. Aussi, on ne peut qu’être confus et abasourdi de voir des gens se prendre au sérieux et parler de réussite et de succès dans un lieu où tout flotte entre les lignes de la précarité, où tout baigne dans les basses eaux de l’indigence. L’analogie entre gravité et précarité s’explique aisément par leurs effets : courbures de l’espace et du temps, d’un côté ; flétrissures des êtres humains et de leur conscience, de l’autre. Tout est dévoyé par le chant de l’indigence et le ralliement volontaire à la servitude.

L’erreur est de croire qu’on puisse échapper à cette extrême indigence induite par l’effondrement global de l’écosystème en se trouvant dans le camp des oppresseurs ou dans celui de la majorité qui se tait pour survivre. À quoi bon « sur-vivre » quand vivre est improbable ! Haïti n’est qu’un grand cimetière de 11 millions d’âmes en sursis. Même si une petite minorité se croit en transit, elle n’en subit pas moins les soubresauts de cette marée basse qui nourrit les déferlements qui finiront par tout faire exploser pour de vrai. Insensés ceux et celles qui croient qu’ils ou qu’elles auront le temps de se rendre à l’aéroport pour aller vers leur résidence extérieure. Et pour cause ! Car, les trottoirs des chemins qui mènent à l’aéroport sont si bondés de détritus qu’il suffit de les empiler au milieu des routes pour freiner toute échappée. Un vrai piège à rats qui montre l’imagination débordante de ce peuple : Aucun rat ne grouille même pour chier, Aucune souris ne s’échappe !

N’avez-vous pas vu ces nouvelles formes de barricades constituées d’ordures en feu ? Elles semblent plus imprenables que les pneus enflammés. Innovation de la résistance d’un peuple résilient. Une manière originale pour les habitants des bidon villes et des quartiers insalubres de distribuer uniformément la pollution et l’insalubrité. N’avez-vous pas vu que le temps d’essoufflement des blocages du pays (peyi lòk) a considérablement augmenté, passant d’une semaine en juillet 2018 à un mois et demi en septembre 2019 ? Les résilients, victimes de choix de l’immense précarité que nos succès indigents font régner sur eux, nous enseignent l’économie de la connaissance en partageant pédagogiquement les leçons de leur expérience résiliente. Quand le sommet n’a aucune relevance à offrir comme modèle, il est condamné à subir l’autorégulation de l’indigence

Alors sauf à se prendre pour des vers ambulants, comment peut-on se sentir confortable dans ce piège à ordures ? Comment respirer la moindre bouffée d’air pur dans un pays dont toutes les communes sont transformées en charnier de détritus ? Comment se sentir privilégié, même dans sa luxueuse Porsche Cayenne ou sa BMW sur des routes trouées et jonchées d’ordures et de matières fécales qui sont brûlées comme s’il s’agissait de feux de camp ou des feux de joie ? Aux indigents, la victoire et la réussite !

Comment garder l’illusion d’échapper à la promiscuité des bidons villes parce qu’on s’est réfugié dans les hauteurs, quand les tonnes de détritus, qui délimitent les espaces de ces urbanités indigentes, font régner une pollution visible et respirable par tous ? Comment se croire à l’abri de cette pollution quand elle dégage dans l’air des effluves dont chaque molécule contient 6*1023 atomes de microbes ? Lisez 6 par 10 puissance 23, soit des milliards de milliards de centaines de milliers de bactéries qui prendront plus de deux siècles à se dissiper et qui rejetteront, uniformément dans l’air, des agents pathogènes qu’hériteront équitablement nos progénitures. Indigence solidaire à défaut d’économie solidaire !
Il est manifeste que cet effondrement et la précarité qu’il induit ont des effets dévastateurs que seule notre insouciance ou notre inhumanité peut nous contraindre à taire ou à ignorer. Car tout autour de nous rayonne d’indigence. Les projets de renforcement institutionnel mis en œuvre par les agences internationales ne sont que des enfumages qui fabriquent des impostures. Car, malgré eux ou à cause d’eux, toutes les institutions de la gouvernance publique sont en lambeaux. Les succès de la gouvernance d’entreprise ne sont que les résultats financiers d’une escroquerie généralisée, d’un modèle d’affaires où la culture d’entreprise n’est qu’une culture infractionnelle, une culture du vice et de la malignité. Se sòt ki bay, embesil ki pa pran ! (C’est l’idiot qui donne, c’est l’imbécile qui refuse).

C’est bien le président de la "prestigieuse" et puissante chambre de commerce haïtiano américaine (AMCHAM) qui avait dit en 2015 sur les ondes de Magik 100.9, pour justifier les fraudes électorales en faveur de Jovenel Moise, qu‘Haïti devait apprendre à célébrer les mauvais arrangements plutôt que de vouloir de bons procès. On comprend mieux pourquoi, depuis quelque temps, tous les présidents de l’institution électorale haïtienne, impliqués dans les fraudes, sont des éminents représentants du patronat et du secteur des affaires (incluant les médias). Quelle cohésion sociale peut-il y avoir dans un pays où l’économie se criminalise en cherchant de plus en plus des alliés politiques sûrs dans les milieux de la corruption et de la criminalité ?

C’est bien Henry Ford qui a dit que toute organisation qui ne fait que de l’argent est médiocre. Alors on peut contextualiser et extrapoler en disant que tout être humain, motivé par ses seuls succès financiers et la protection de sa zone de confort, sans questionner ses interactions avec son écosystème, est humainement médiocre. Et tant que cette médiocrité tiendra lieu de succès, l’indigence règnera. Tant que ce sera la stratégie du pire par l’équilibre des médiocres, on ne fera que recycler le même modèle effondré.

D’ailleurs, il est indécent de voir que ce sont les mêmes entrepreneurs, les mêmes hommes d’affaires, les mêmes intellectuels, les mêmes directeurs de médias, les mêmes journalistes, les mêmes politiciens, ayant embarqué le pays dans toutes les indigences de ces 60 dernières années, qui se recyclent en passant du pouvoir à l’opposition, de l’opposition au pouvoir, de comité de facilitation en acteurs non étatiques, d’acteurs non étatiques en partie prenante qui nomme des représentants au conseil électoral ou qui valide les élections, de partie prenante du processus étatique en entrepreneurs finançant la campagne électorale de candidats, de partie prenante électorale à hommes d’affaires bénéficiant de subventions étatiques. Il est révoltant de constater que ce sont les mêmes personnages de la société civile, les mêmes représentants des organismes de droits humains, ayant applaudi les dernières élections pour profiter des subventions de la communauté internationale et des largesses du pouvoir, qui se constituent aujourd’hui en "passerelle" pour fabriquer des béquilles et offrir un nouveau cycle de rafistolage à un système effondré.

L’effondrement de l’écosystème haïtien signifie aussi et surtout l’effondrement de ses couches dirigeantes. Car si les digues étaient renforcées, si les couches sociales, qui se présentent aujourd’hui comme alternatives ou comme "passerelle" pour conduire à une alternative, avaient joué leur rôle d’avant-garde critique, on n’en serait pas là au fond de ce gouffre, à suffoquer dans cet étouffoir puant. Si le leadership de la société civile, du patronat, de l’université n’était pas aussi indigent que le leadership politique, le PHTK n’aurait pas trouvé les cautions qui lui ont permis d’exister et de durer autant. Encore que ces flux et reflux, par lesquels les mêmes se recyclent et passent sans gêne de Macoutes à Lavalas, de Lavalas à GNB, de GNB à Préval et de Préval au PHTK, se font sans remise en cause, sans bilan, sans repentance. Preuve qu’il n’y aucune volonté d’apprentissage, juste un besoin de s’adapter à celui qui reçoit les faveurs du Blanc. Comment prendre au sérieux des hommes d’affaires et des intellectuels qui, tour à tour, ont fricoté avec Duvalier, se sont enrichis sous Lavalas, ont vendu au pays l’imposture d’un nouveau contrat social en 2004, puis ont décrété le changement de système avec l’indigence du PHTK en 2011 et aujourd’hui se présentent comme l’alternative ? Il y a quelque chose de répugnant dans cette stratégie de promouvoir l’indigence en faisant régner le pire par l’équilibre ou le recyclage des médiocres.

Les causes probables

Quand c’est une culture infractionnelle qui, de par ses accointances avec la communauté internationale, donne la marque de la réussite dans un pays, on ne peut s’attendre qu’à un tel effondrement. Et même les succès les plus notoires porteront la marque de cet effondrement. N’avez-vous pas vu que tout ce qui réussit en Haïti est associé à un blanc ? N’avez-vous pas vu aussi que, dans la majeure partie des cas, ces succès reflètent la même brillance que celle des miroirs de bordel ?
Je risque de me faire détester encore plus dans un pays qui ne supporte pas la vérité. Mais sincèrement, j’aimerais qu’on m’explique comment des pays, qui financent et appuient, par le biais de leur diplomatie, l’effondrement total d’un pays, pourraient financer des organisations de développement et de renforcement institutionnel pour restaurer son système de justice, améliorer l’État de droit, optimiser son système de santé et renforcer la qualité de l’Éducation de ses citoyens ?

On se doute bien qu’avec une éducation de qualité, Haïti aurait produit des citoyens dignes qui se seraient faits un devoir, un honneur de poursuivre l’œuvre des Roumain et des Stephen Alexis. Avec une éducation de qualité, qui prépare, non pas à la préservation de l’employabilité, mais à la poursuite de grands idéaux et de fortes valeurs pour apprendre à rester digne, Haïti ne pourrait nullement cautionner, même au péril de tous les risques, qu’une ambassade étrangère décide qu’un toxicomane et un inculpé soient placés, comme des hommes de paille, en charge du destin de leur institutions et de l’avenir de leurs enfants.

La clochardisation des institutions politiques haïtiennes est un signe qui ne trompe pas. Elle est en lien avec la précarité globale que les acteurs étatiques et non étatiques font régner pour pouvoir toujours offrir l’enfumage comme un succès. Mais, il ne faut pas se tromper, le drame haïtien ne se résume pas au succès politique de ses illustres médiocres et de ses affreux incompétents. C’est surtout un drame sur fond de déshumanisation. Celui d’une espèce hybride dont les activités cognitives, si tant est qu’on puisse parler d’activités cognitives, désertent les zones élevées du cortex, où siègent l’intelligence, la créativité et la solidarité, pour se limiter aux régions grégaires du cerveau. Dans cette basse zone cognitive, c’est l’activation permanente des pulsions grégaires et limbiques, c’est le confinement sur le périmètre des besoins physiologiques. On n’a pas le temps d’habiter la dignité et l’intelligence. Même quand on ne participe pas à l’indigence, on ne peut pas aller loin dans sa dénonciation. On ne peut déplaire au Blanc sans hypothéquer ses chances d’avoir un contrat dans une ONG, de recevoir une subvention pour un projet, d’obtenir une bourse d’étude pour se donner de l’importance et se prendre au sérieux dans un pays effondré, "cacastrophé". Une telle soumission, une telle servitude volontaire, une telle absence de radicalité et de dignité, pour une réussite aussi précaire, est une vraie déshumanisation.

Manifestement, l’effondrement global n’est que le résultat d’un effondrement de la raison, d’un effondrement culturel et d’un effondrement humain. Car comment expliquer, sinon par la déshumanisation, que des hommes d’affaires et des entrepreneurs du secteur privé, qui devaient incarner une gouvernance d’entreprise exemplaire à travers une démarche permanente d’innovation combinant stratégie, connaissance et éthique, aient pu s’embarquer dans une monstruosité politique comme le PHTK ? Comment un investisseur, soucieux de la responsabilité sociétale de son entreprise, aurait-il pu financer la campagne électorale de quelqu’un qui a passé sa vie à insulter les femmes dans ses chansons et à prôner la délinquance totale ? Comment des chambres de commerce dirigées par des hommes qu’on prendrait pour visionnaires et « respectables » ont-ils pu s’associer à la campagne électorale d’un illustre inconnu ? Encore que celui-ci a, d’abord été, avant les élections, épinglé pour activités de blanchiment d’argent et comme bénéficiaire de détournement de fonds par des institutions de lutte contre le blanchiment et la corruption ; puis officiellement inculpé par le parquet avant son investiture. Il y a un immense bug dans le logiciel managérial et entrepreneurial haïtien.

Où est l’exigence d’exemplarité qui doit venir d’en haut pour disséminer dans la culture des valeurs promptes à stimuler l’écosystème par ce processus d’innovation qui n’est que la mise en reliance de la connaissance et de l’intégrité ? Comment, en donnant une prime à la corruption et une caution à la criminalité, peut-on faire émerger de nouvelles capacités porteuses de créativité et d’intelligence pour affronter, dans la dignité et avec intégrité, les incertitudes ?

À la suite de mon dernier texte sur « la politique comme facteur expliqué de l’indigence », un lecteur a repris, sur son blogue, un fragment de mon texte et l’a fait suivre d’un extrait d’une réflexion de Simone Weil sur le thème de l’enracinement. Il a mis en reliance l’effondrement global d’Haïti, que je décrivais, et le déracinement évoqué par Simone Weil dans un texte sur l’enracinement. Un clin d’œil intelligent qui m’a permis d’avancer dans ma théorie de l’indigence. En effet, l’effondrement global et humain d’Haïti est en lien étroit avec le déracinement permanent de son peuple, de ses élites, de sa culture. Car, par cette subtile suggestion, en survolant l’extrait de Simone Weil sur l’Enracinement, j’ai retrouvé, comme un écho de ma propre conviction, les fragments épars de l’indigence qui déshumanise Haïti. Cette absence de lien qui conduit à l’effondrement, à la soumission. L’indigence n’est-elle pas d’abord, par son étymologie latine, une privation, une absence, un manque, un vide ? Alors, forcément, tout peuple qui ne s’enracine pas dans son écosystème, par des liens durables faits de cohésion et d’impératifs éthiques, est condamné à vivre dans l’indigence. N’est-ce pas dans le vide que se propage la médiocrité ? Comment des médiocres ont-ils pu atteindre des niveaux aussi élevés de dans la sphère décisionnelle, si tout n’était pas effondré ?

Le drame haïtien est bien celui de la déshumanisation d’un peuple déraciné, arraché de son habitat africain, propulsé sur les mers, par une traversée violente et douloureuse, pour être réduit en esclavage et servir de force corvéable pour construire la fortune des colons. Il y a tous les moments tragiques de ce déracinement géographique et de ce déchirement humain. Puis, pour ne pas le laisser se relever et s’affirmer, on lui a imposé des élites venues d’ailleurs qui, par leur propre déracinement et leur propre déshumanisation, ont contribué à faire régner une culture de la fuite et de la soumission par la précarité, par l’exaltation permanente des rêves et par la culture effrénée des envies d’ailleurs. Quand les élites économiques et sociales d’un peuple sont des élites importées ou se considèrent comme en transit, parce qu’ayant leurs vrais intérêts et une seconde résidence ailleurs, quand tout un peuple ne jure que par l’émigration et par l’exaltation de ses rapports avec l’étranger, il reste peu de place pour habiter son pays, s’inscrire dans des finalités durables et construire des liens éthiques, de créativité et de solidarité capables de faire germer cette écologie de valeurs qui permet aux peuples de forger leur mythe.

Comme l’a dit Simone Weil, "Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles ? : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie".

En suivant le raisonnement, vous comprenez aisément pourquoi les pseudo élites haïtiennes font régner l’indigence en Haïti, vous comprenez aussi pourquoi le collectif sombre dans l’impuissance et la jouissance. Ce sont les seuls outils qu’il possèdent pour affronter la complexité du réel. La rencontre de ces extrêmes déchirés et déracinés à la base et au sommet ne peut que conduire à ce chaos humain, où l’art de la survie interdit toute humanité et toute intelligence. Sauf s’il y a un profit à gagner, un mauvais arrangement à concocter. Et encore, faut-il que ce soit platement matériel. Car ici, on n’a pas le temps pour apprendre et fructifier.

Une solution opportune

Le constat étant dressé, les effets identifiés, ses causes probables connues, il reste à frayer la voie pour faire germer une solution opportune. Celle qui sera capable de nous régénérer de cette chute, de nous restaurer dans notre dignité et dans notre humanité. Pur sortir du gouffre de la déshumanisation, il faut un ÉTRIER. Un repère porté par des valeurs d’Éthique, de Transparence, de Responsabilité, d’Intégrité et de Redevabilité. Un ÉTRIER pour se relever de la chute, se refixer sur sa monture et reprendre la chevauchée vers la lumière.

C’est l’humain qu’il faut restaurer pour asseoir la base du changement profond dont Haïti a besoin. Voilà la vérité qu’on n’ose pas dire : Nos titres, nos succès, nos diplômes, nos accointances, notre fortune seront toujours des enfumages, si l’humain n’est pas au cœur de nos préoccupations. Mais, la vérité est toujours une hérésie quand l’humain est à terre. Voilà pourquoi il nous faut assumer le dissensus social, contester la parole des experts, mécontenter les indigents et vibrer de colères inter-dites pour construire le changement profond de l’intérieur par le courage intellectuel, par la cohérence d’une conviction toujours guidée par l’éthique et par l’alignement stratégique d’une compétence toujours en quête de reliance pour faire émerger l’intelligence.

C’est par la PoÉthique qu’Haïti sera sauvée...et cela ne peut pas se faire dans la hâte comme il ne peut pas se faire uniquement par la politique. C’est seulement en imitant la nature, en combinant des vues divergentes, en regroupant les mille fragments brisés de ces humanités déchirées qui se côtoient et s’ignorent, qui se rencontrent et se méprisent, et qui ne font, au fil du temps, que s’affronter et s’entredéchirer dans une sourde violence, sans se comprendre, sans apprendre à se relier, sans prendre le temps de se voir dans leur dénuement réciproque pour apprendre à se soigner mutuellement. C’est seulement par l’appropriation de la grande loi du flux de la connaissance, c’est-à-dire, par la rigueur, la méthode et en prenant le temps pour forger le creuset de la transmission générationnelle, qu’on peut reconstruire l’humain sur ce bout d’île traversé par tant de cycles de déchirement et de violences. Mais, pour ce faire Haïti doit compter sur ce qu’elle a de meilleur.

Et à peine ai-je fini d’écrire cela, que je me sens gagné par l’impuissance en repensant à la question de Marx dans les thèses sur Feuerbach : qui éduquera les éducateurs ? Pour ainsi dire, où trouver les meilleurs, quand ils ne font que fuir vers d’autres ailleurs ? Pour autant, le drame n’est pas sans fin, car la déshumanisation n’est pas une fatalité. C’est quand la nuit s’épaissit que l’espérance de l’aube grandit le plus vite au cœur de ceux et de celles qui portent, sans accointance aucune, l’étincelle de la dignité. Faut-il encore qu’ils sachent se retrouver et se regrouper pour porter la lumière là où les autres agonisent dans le noir. Mais pour se retrouver, il faut d’abord qu’ils apprennent à briller, à scintiller et à vibrer de dignité et d’humanité.

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