Harvey Weinstein n’est pas en prison ; pas plus que l’acteur Kevin Spacey, ni le chef Mario Batali, ni l’animateur TV Matt Lauer, ni Eric Schneiderman, le procureur général de l’État de New York. Bien que certains aimeraient les voir derrière les barreaux. Même un criminel reconnu comme Bill Cosby est libre en attendant qu’il soit jugé en septembre.
(Évidemment, le fait qu’ils ne soient pas emprisonnés ne signifie pas que les accusés soient innocents. Leur répit temporaire pourrait être lié à la gravité de leur inconduite, à l’état d’avancement des enquêtes en cours, ou aux efforts d’avocats fortement rémunérés.)
Lorsque l’ampleur des abus contre les femmes est apparue à la lumière du jour, je n’ai pas pu m’empêcher de réagir avec colère. Réfléchissant alors à ces événement, je me suis rappelé une expérience d’enfance inexprimée, et j’ai signé #MeToo.
Quand le nom de Tariq Ramadan a été ajouté à la liste croissante des coupables de « MeToo », j’ai réagi par une détresse semblable à la peine que j’ai ressentie quand les misogynes dont j’avais admiré le travail ont été dévoilés.
Il y a une autre dimension inquiétante à l’inconduite sexuelle présumée de Ramadan, à savoir que son discrédit serait un coup dur pour les musulmans qui luttent déjà péniblement pour énoncer le sens et exprimer l’expérience de l’Islam au public, une communauté universelle qui a besoin d’entendre la voix d’un intellectuel bienveillant et éminemment qualifié dans le débat, comme l’était Ramadan. (Je n’ai jamais été enthousiasmé par Ramadan, je le considérais parfois comme un apologiste. J’ai aussi trouvé ses critiques de l’islamophobie institutionnelle et de la partialité des médias trop faible – c’est peut-être l’universitaire qui s’exprime en lui. Donc, Ramadan pouvait être imparfait à différents niveaux. Mais son style calme et son érudition sont aussi nécessaires que ceux des rares dirigeants musulmans éloquents que nous avons, y compris la militante incoercible et avertie Linda Sarsour.)
L’urgence du réexamen de l’affaire Ramadan a attiré mon attention il y a quatre mois, dans le long compte rendu d’Alain Gabon sur les accusations contre Ramadan et l’historique des attaques portées contre lui par les dirigeants français. J’ai appris que Ramadan était en détention préventive dans une prison parisienne, maintenu à l’isolement, privé de de soins médicaux et non autorisé à communiquer avec son épouse (une ressortissante française, Ramadan étant lui-même un Suisse d’origine égyptienne).
Ramadan, sans inculpation ni procès, a été sommairement emprisonné peu après la parution des allégations contre lui. Selon certaines informations, il s’est rendu volontairement à Paris pour répondre aux accusations, mais s’est retrouvé immédiatement détenu, placé en isolement cellulaire sans médicaments pour traiter une grave maladie neurologique. Il reste emprisonné, soumis à des conditions de détention exceptionnellement difficiles ces six derniers mois.
Tariq Ramadan n’est pas seulement un professeur de l’Université d’Oxford et un auteur très respecté. Il est un commentateur médiatique régulier sur l’islam et les affaires musulmanes. La plupart de ceux qui connaissent son travail ont été choqués d’apprendre qu’il avait été accusé par deux femmes françaises d’un délit sexuel grave : le viol. Il est l’un des trois leaders musulmans accusés d’inconduite sexuelle ; les deux autres – tous les deux étasuniens et accusés avant 2017 – l’un a finalement été condamné et le second a été banni par la communauté, selon une publication étasunienne, à partir de laquelle on a utilisé ces cas pour explorer le « culte de la personnalité » dans l’Islam ! (Qu’en est-il du culte de la personnalité aux EU ?)
La presse des EU a cessé de suivre l’affaire Ramadan après que les accusations eurent été formulées. Et la communauté musulmane étasunienne a été honteusement absente sur la question. Honteusement, parce qu’il y a des raisons de croire que le traitement subi par Ramadan est injuste (voire illégal) et que ces organisations revendiquent un programme de défense des droits de l’homme. Bien que Ramadan ait été un invité vedette de conférences islamiques et d’autres conférences portant sur la religion, et que ses livres soient populaires, la communauté musulmane des EU et les organisations islamiques sont restées silencieuses depuis son arrestation.
Les détails de l’affaire sont bien connus, comme le documentent plusieurs longs articles, dont celui cité ci-dessus. Ils rapportent qu’il y a des preuves évidentes qu’une de ses accusatrices était une admiratrice qui l’avait harcelé et traqué pendant des années. Quant à l’autre chef d’accusation, Ramadan affirme qu’il n’était pas dans la ville de l’agression présumée. Cette accusatrice serait associée à une féministe française bien connue ayant un long passé de comportement anti-islamique.
Ces arguments ne posent pas l’hypothèse d’un Tariq Ramadan innocent. Ce qui préoccupe les gens qui connaissent bien le travail de Ramadan en France, c’est : d’abord, un long historique d’attaques contre lui en tant que porte-parole musulman, par les dirigeants (principalement socialistes) politiques parmi lesquels l’ancien président Sarkozy et le Premier ministre Valls. L’affaire Ramadan semble, en outre, compromise suite à son transfert au bureau du procureur de Paris, François Molins, concerné par les affaires de terrorisme islamique. Ensuite, ses défenseurs se demandent pourquoi Ramadan seul a été emprisonné alors que le réalisateur français Luc Besson et les deux ministres, Darmanin et Hulot, tous sur la liste des violeurs accusés à la suite de #MeToo, n’ont pas été emprisonnés. Enfin, les conditions sévères de la détention de Ramadan sont une source d’indignation.
Avec ce qu’on apprend sur les conditions de détention de Ramadan, avec la crédibilité de ses accusatrices qui est mise en doute, les arguments en sa faveur attirent l’attention, principalement en Europe ; et une campagne en son nom est en cours. Outre un appel mondial et plus de 151 000 signataires (à ce jour) sur la pétition www.change.org, des centaines d’universitaires ont récemment signé un appel pour un procès équitable.
Ce mois-ci, New Trend, le bulletin d’information en ligne publié par Jamaal Al-Muslimeen (10/06/18, n ° 1762), a appelé à des enquêtes sur le statut de Ramadan. l’Association musulmane de Grande-Bretagne s’est publiquement déclarée choquée « de voir que même les règles les plus élémentaires de la justice étaient ignorées de manière flagrante par les autorités françaises ».
Pour le moment, un tribunal français a reconnu que l’épouse de Tariq Ramadan pourrait lui rendre visite. Voyons ce que produiront d’autres appels.
Barbara Nimri Aziz
Barbara Nimri Aziz est une journaliste et anthropologiste basée à New York. Ses articles sont sur www.RadioTahrir.org. Elle a été une productrice de longue date à Pacifica-WBAI Radio à New York
Traduction : Vagabond pour la justice et la vérité (avec du retard) et pour que LGS ne taise pas ce qui ressemble à une injustice dreyfusienne
22 Juin 2018