Une discussion a commencé au cours du dernier mois dans les cercles stratégiques et militaires australiens sur la nécessité de fabriquer des armes nucléaires, ou de développer la capacité de le faire, contre la prétendue menace posée par les puissances nucléaires, surtout la Chine.
Le débat, en public au moins, est assez prudent, compte tenu de l’hostilité populaire généralisée à la guerre et donc de la possibilité que des protestations éclatent contre toute tentative de créer un arsenal nucléaire. Cependant, le fait même que la question soit activement discutée est un autre signe de l’aggravation rapide des tensions géopolitiques et de l’accélération de la course aux armements par les grandes puissances du monde entier.
La poussée renouvelée pour les armes nucléaires est liée à un débat stratégique plus large sur le danger croissant de conflit entre les États-Unis et la Chine. Pour la plupart, le gouvernement Turnbull et les partis d’opposition, ainsi que les médias et les groupes de réflexion, se sont rangés derrière la position belliqueuse de l’administration Trump envers la Chine et la Corée du Nord. Le gouvernement a soutenu la nouvelle stratégie de défense américaine qui identifie la Chine et la Russie, et non le terrorisme, comme la menace dominante.
Cependant, dans les conditions d’un danger croissant de guerre, des doutes ont été exprimés quant à la volonté et la capacité des Etats-Unis de venir en aide à l’Australie, y compris en cas d’attaque nucléaire.
Hugh White, qui encourageait auparavant les États-Unis à conclure un accord avec la Chine pour atténuer les tensions, a écrit un article dans le Quarterly Essay intitulé Without America : Australia in the New Asia (Sans l’Amérique : l’Australie dans la nouvelle Asie). Il a argué que bientôt les Etats-Unis ne seront pas en mesure de rivaliser avec la Chine militairement et l’Australie devra faire cavalier seul.
White, professeur d’études stratégiques à l’Australian National University (ANU), a déclaré sans ambages : « La logique terrifiante stratégique suggère donc que seule une force nucléaire à nous, capable de menacer de manière crédible un adversaire de dommages majeurs, assurerait que nous pourrions dissuader [la Chine] d’une telle menace nous-mêmes. » Ayant soulevé la question, cependant, il a nuancé la remarque en écrivant qu’il ne « prédisait ni ne préconisait que l’Australie doive acquérir des armes nucléaires ».
Paul Dibb, professeur émérite d’études stratégiques à l’ANU, a fait obliquement une suggestion similaire dans un article de l’Australian en octobre dernier, intitulé « Notre position d’armement nucléaire mérite d’être revue. » Dibb a déclaré que l’Australie n’avait pas besoin d’armes nucléaires pour le moment mais que les temps changeaient et qu’« il serait prudent de revenir sur la réduction du retard technologique ».
L’Australie n’a actuellement pas de réacteurs nucléaires pour l’énergie commerciale et un seul établissement de recherche, à Lucas Heights à Sydney, géré par l’Organisation australienne des sciences et technologies nucléaires (ANSTO). Sur le papier, cette installation est consacrée à l’utilisation pacifique de la technologie nucléaire. En conséquence, l’infrastructure nécessaire pour obtenir l’ingrédient de base pour fabriquer des armes nucléaires, l’uranium enrichi ou le plutonium, est absente et prendrait des années à construire.
Ce que Dibb suggérait, c’est que l’Australie, sous prétexte de produire de l’énergie nucléaire ou sous un autre prétexte, doive acquérir la technologie essentielle pour produire les matières fissiles nécessaires à la construction d’une arme nucléaire. L’hypocrisie en est stupéfiante. Les analystes qui font de telles propositions accusent des pays comme l’Iran et la Corée du Nord de mettre ces plans en pratique, et soutiennent une attaque préventive des États-Unis pour éliminer cette menace supposée.
Dibb sait très bien que l’Australie est signataire du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il a noté qu’il serait difficile d’affirmer, dans le cadre de sa clause relative aux « intérêts suprêmes », que l’Australie fait face à une menace existentielle. Toute initiative de l’Australie visant à « réduire le retard » pourrait également « préoccuper sérieusement les États-Unis et d’autres pays […] et pourrait stimuler davantage la prolifération nucléaire ».
En fait, avant de signer le TNP en 1970 et de le ratifier en 1973, le gouvernement australien a élaboré des plans pour une centrale nucléaire commerciale à Jervis Bay, au sud de Sydney, qui fournirait secrètement l’uranium enrichi nécessaire à la fabrication d’armes nucléaires. Le projet de Jervis Bay, promu par le premier ministre John Gorton, a été mis en réserve après son renversement en 1971 par Billy McMahon.
Le professeur associé Wayne Reynolds, auteur du livre Australia’s Bid for the Atomic Bomb (La tentative de l’Australie pour acquérir la bombe atomique), a dit à l’Australian que dans cette période « L’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas – tous voulaient des armes nucléaires, mais l’Australie était en tête de liste à cause de nos ressources en uranium, nos scientifiques et notre programme d’enrichissement. »
Tandis que White et Dibb, qui ont tous deux occupé des postes de responsabilité dans l’establishment australien de la défense et du renseignement, sont réticents à préconiser ouvertement des armes nucléaires, d’autres demandent que l’on discute de la question et que des mesures soient prises.
Dans un article intitulé « Lutter contre un gorille de 400 kilos bardé d’armes nucléaires », Andrew Davies, directeur du programme de défense et de stratégie de l’Institut australien de politique stratégique (ASPI), a réprimandé White et Dibb pour leur « timidité et leur manque de volonté de faire face dès maintenant à la conclusion logique de leurs arguments. »
Davies a écrit : « La question clé, que nous ne devrions pas éviter d’aborder, est de savoir si nous jugeons le risque d’une attaque de la part de la Chine suffisamment élevé et sérieux pour justifier le développement d’un système de dissuasion nucléaire indépendant. » Alors qu’il n’a pas répondu à la question, il a déclaré qu’« il y a un débat stratégique sérieuse à avoir. » ASPI reçoit des fonds du gouvernement et des entreprises d’armement.
Malcolm Davis, collègue analyste de l’ASPI, dans un article intitulé Going nuclear ? (Opter pour le nucléaire ?) du 9 janvier, a ajouté une note d’urgence : « Pour dissuader les menaces nucléaires, il faut des armes nucléaires, et une telle capacité renforcerait toute dissuasion non nucléaire future […] l’Australie n’envisagerait pas une telle mesure à la légère, mais n’attendez pas beaucoup de temps pour une réflexion approfondie si nos décideurs politiques sont contraints de faire face à cette option. »
Peter Layton, analyste de l’Institut Lowy, a proposé dans un article du 17 janvier que l’Australie envisage de « partager les armes nucléaires » plutôt que de développer un arsenal indépendant. Il a suggéré le placement des armes nucléaires américaines sur le sol australien comme c’est le cas en Allemagne, en Belgique, en Hollande, en Italie et en Turquie, ou encore le partage des coûts avec la Grande-Bretagne pour construire sa flotte de sous-marins nucléaires de type Dreadnought dotés de missiles nucléaires Trident.
Ce débat est lié à une poussée plus large pour augmenter les dépenses militaires en préparation à la guerre. Le major-général à la retraite Jim Molan, qui devrait bientôt être confirmé en tant que sénateur du Parti libéral, a soutenu le 4 janvier dans l’Australian que la capacité militaire des États-Unis avait nettement diminué. L’Australie doit « s’attaquer à nos vulnérabilités critiques en matière de sécurité du carburant et de détention d’armes haut de gamme. À défaut de le faire, nous pourrions être réduits à l’impuissance en moins d’une semaine. À moyen et long terme, nous avons besoin de garanties de sécurité plus stables. »
Dans son livre blanc sur la défense de 2016, le gouvernement prévoyait déjà une expansion militaire de plusieurs milliards de dollars, portant le budget de la défense à au moins 2 % du produit intérieur brut et achetant des systèmes d’armes avancés. Sur le même thème, le Premier ministre Malcolm Turnbull a annoncé hier une vaste expansion des industries militaires au nom d’une campagne d’exportation d’armes et pour devenir l’un des dix premiers exportateurs d’armes au monde.
Aucune de ces étapes n’a quelque chose à voir avec la « défense » ou la préservation de la paix.
Dans un monde où les tensions géopolitiques s’accélèrent, l’Australie cherche en réalité les moyens militaires de poursuivre ses propres intérêts impérialistes, soit en se liguant avec les États-Unis, comme elle le fait depuis la Seconde Guerre mondiale, soit de façon indépendante si nécessaire. L’establishment militaire et politique arrive à la conclusion que pour ce faire, il a besoin de l’ultime « arme haut de gamme » – un arsenal nucléaire.
Peter Symonds
(Article paru en anglais le 30 janvier 2018)