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Torture à l’australienne : Un nouveau pays secret (New Matilda)

Il s’avère qu’il est étonnamment facile de tolérer la torture de ses citoyens lorsqu’on est un pays qui en a l’habitude. Le docteur Lissa Johnson s’exprime sur le silence du gouvernement australien à l’égard de Julian Assange.

En tant que citoyen australien, Julian Assange a établi un certain nombre de premières pour l’Australie.

Il a été le premier à créer une plateforme médiatique cryptée Dropbox permettant aux lanceurs d’alerte de partager anonymement des masses d’informations dans l’intérêt public, une pratique désormais adoptée par les médias du monde entier.

Il est peut-être le premier éditeur au monde dont les articles sont exacts à 100 %.

Bien sûr, il n’est pas le premier Australien à remporter le prix Walkley de la meilleure contribution au journalisme, mais il est le premier lauréat de ce prix dont le journalisme primé lui fait risquer de passer 175 ans dans les prisons américaines.

Cette première remarquable fait de lui le premier journaliste australien à être poursuivi comme espion par le gouvernement américain. En fait, il est le premier journaliste à avoir été poursuivi comme espion par le gouvernement américain, en vertu de la loi sur l’espionnage de 1917.

Si les poursuites engagées contre Assange aboutissent, il entrera dans l’histoire comme l’Australien dont le cas type a permis de redéfinir le journalisme en tant qu’espionnage.

Parmi toutes ces premières, la plus frappante est peut-être qu’Assange est le premier citoyen d’un État ostensiblement démocratique dont un officiel des Nations unies a constaté qu’il était la cible d’une campagne de persécution collective et de harcèlement moral de la part d’un groupe d’autres États dits démocratiques.

En faisant part de cette constatation, le rapporteur des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, a observé que : "En 20 ans de travail avec des victimes de la guerre, de la violence et de la persécution politique, je n’ai jamais vu un groupe d’États démocratiques se liguer pour isoler, diaboliser et maltraiter délibérément un seul individu pendant une période aussi longue et avec si peu de considération pour la dignité humaine et l’État de droit."

Dans le cadre de la campagne de lynchage et de persécution collective documentée par le rapporteur de l’ONU, Julian Assange est le premier journaliste australien à être torturé publiquement pour son journalisme au Royaume-Uni.

Le 9 mai 2019, le professeur Melzer est entré dans l’histoire australienne en rendant visite à Assange à la prison de Belmarsh, accompagné de deux experts médicaux spécialisés dans l’évaluation et la documentation de la torture.

Le 31 mai, Melzer a signalé que lui et son équipe médicale avaient constaté qu’Assange souffrait de tous les symptômes typiques d’une exposition prolongée à la torture psychologique.

Le 1er novembre 2019, Melzer a averti que, si le gouvernement britannique ne changeait pas de cap de toute urgence et n’allégeait pas les conditions inhumaines de la situation de Julian Assange, cela pourrait bientôt finir par lui coûter la vie.

Si Nils Melzer a raison, Assange est en passe de devenir non seulement le premier journaliste australien à être torturé, mais torturé à mort, sur le sol britannique.

Melzer a expliqué le 9 décembre 2019 que "peut-être qu’il peut tenir encore un an, peut-être même deux. Mais il pourrait aussi être achevé demain".

Pour toutes ces raisons, Julian Assange est le premier journaliste dont les abus ont incité des médecins et des psychologues du monde entier à écrire au gouvernement australien, le suppliant d’intervenir pour mettre fin à la torture de son citoyen, et de défendre ses droits, avant qu’il ne soit trop tard.

Doctors for Assange (Médecins pour Assange)

Le 22 novembre 2019, un groupe international de médecins et de psychologues, alors au nombre de 65 et aujourd’hui de plus de 200, a écrit au gouvernement britannique suite aux avertissements du professeur Melzer.

Dans une lettre ouverte adressée au ministre britannique de l’Intérieur, les médecins ont déclaré : "Nous avons de réelles inquiétudes, sur la base des preuves actuellement disponibles, que M. Assange pourrait mourir en prison". Dans leur lettre, les médecins soulignent la gravité de la torture psychologique prolongée identifiée par le rapporteur des Nations unies.

Ils ont expliqué que M. Assange souffrait également d’une longue histoire de conditions médicales non traitées et d’obstruction à des soins de santé adéquats dans l’ambassade d’Équateur. Les médecins ont souligné que, en tant que victime de torture dans un état de santé fragile, la prison est un environnement médicalement dangereux pour Julian Assange.

Après n’avoir reçu aucune réponse à la suite de deux lettres ouvertes adressées au gouvernement britannique, les médecins ont écrit le 16 décembre 2019 au gouvernement australien pour lui lancer un appel urgent : " Nous vous demandons d’intervenir de toute urgence..... Vous avez une obligation légale indéniable de protéger votre citoyen contre l’abus de ses droits humains fondamentaux, découlant des efforts américains pour extrader M. Assange pour le journalisme et la publication qui ont exposé les crimes de guerre américains..... Le fait que nous, en tant que médecins, nous sentions éthiquement contraints de demander des comptes aux gouvernements pour des raisons médicales en dit long sur la gravité des travestissements médicaux, éthiques et des droits de l’homme qui ont lieu."

Il est extrêmement grave que la survie d’un citoyen australien soit mise en danger par un gouvernement étranger qui fait obstacle à son droit à la santé. Il est encore plus grave que le gouvernement de ce citoyen refuse d’intervenir, en dépit des précédents historiques et des nombreux avis médicaux convergents.

Les médecins ont attendu une réponse, mais elle n’est jamais arrivée.

L’inquiétude concernant la vie et la santé de Julian Assange augmentant, les avertissements des médecins ont été publiés en février 2020 dans la revue médicale The Lancet, sous le titre "End Torture and Medical Neglect of Julian Assange". Les médecins soulignent : "Si Assange meurt dans une prison britannique... il aura effectivement été torturé à mort. Une grande partie de cette torture aura eu lieu dans un service médical de la prison, sous la surveillance des médecins..... Nous demandons aux gouvernements de mettre fin à la torture de [Julian] Assange."

Les lettres sans précédent des médecins, dans ce cas sans précédent, rejoignent un consensus international parmi les plus grandes autorités mondiales en matière de droits de l’homme, de liberté de la presse et de droit international.

De Reporters Sans Frontières au Conseil de l’Europe en passant par Human Rights Watch, ces autorités dénoncent non seulement l’emprisonnement d’Assange, mais aussi les accusations d’Espionage Act et la procédure d’extradition américaine à son encontre. Amnesty International, par exemple, a écrit : "La poursuite incessante du gouvernement américain contre Julian Assange pour avoir publié des documents révélant de possibles crimes de guerre commis par l’armée américaine n’est rien de moins qu’une attaque en règle contre le droit à la liberté d’expression".

Au cas où le gouvernement britannique n’aurait pas remarqué le chœur international dénonçant sa persécution d’Assange, dans une lettre adressée au Lord Chancelier et au secrétaire d’État à la Justice du Royaume-Uni en juin 2020, les médecins ont écrit : "La convergence des avertissements d’une base aussi large de la société civile souligne le fait que la vie et la santé de M. Assange sont inséparables de la vie et de la santé de nos démocraties. Les droits fondamentaux sur lesquels ces démocraties sont fondées risquent de se retrouver sous assistance respiratoire avec M. Assange si l’on ne met pas fin immédiatement à la torture et à la négligence médicale dont il est victime."

Torture ? Quelle torture ?

Julian Assange est détenu dans ce qu’on appelle le "Guantanamo britannique", la prison de Belmarsh, un établissement de haute sécurité conçu pour les personnes accusées de terrorisme, de meurtre et d’autres infractions violentes. Il est détenu sans avoir été condamné à une peine de prison ou inculpé au Royaume-Uni.

En outre, il est détenu de manière arbitraire, selon le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire. En d’autres termes, il est détenu sans fondement suffisant dans une procédure régulière ou dans la loi. Comme l’a fait remarquer le député australien indépendant Andrew Wilkie, "le fait que Julian Assange soit en prison est totalement absurde".

Bien qu’il s’agisse d’une personne innocente aux yeux de la loi, non condamnée, non violente et détenue arbitrairement, Julian Assange est maintenu en isolement pendant 22 à 23 heures par jour. Pendant son isolement, il est privé d’activités pour le distraire des tourments qui l’attendent s’il est extradé vers les États-Unis.

Il sait que des sous-traitants de sécurité alignés sur les États-Unis ont écrit dans des courriels qu’il fera une jolie mariée en prison, et il a besoin qu’on lui plonge la tête dans une cuvette de toilettes pleine à Guantanamo. Il sait qu’il se dirige vers une vie dans les prisons supermax américaines, où les prisonniers sont maintenus en isolement perpétuel et enchaînés, et dont les conditions ont été condamnées par les précédents rapporteurs de l’ONU sur la torture et le Comité de l’ONU contre la torture.

Assange sait qu’en 2010 déjà, la CIA a refusé de confirmer ou d’infirmer si elle prévoyait de l’assassiner. Lors de sa récente audience d’extradition, le tribunal a appris que le gouvernement américain avait envisagé un plan pour l’enlever ou l’empoisonner alors qu’il se trouvait à l’ambassade d’Équateur. Il comprend très bien les desseins que l’État américain nourrit à son égard depuis de nombreuses années, ainsi que les dangers, les tourments et les abus auxquels il serait confronté aux États-Unis.

Le professeur Melzer a mis en garde : "Si cet homme est extradé vers les États-Unis, il sera torturé jusqu’à sa mort".

Pour renforcer la terreur et le tourment de cette réalité, Julian Assange a été empêché de préparer sa défense contre l’extradition américaine, en violation de ses droits fondamentaux en tant que défendeur. Il n’a eu qu’un accès négligeable à des avocats dans la prison de Belmarsh et n’a eu qu’une possibilité négligeable de lire, et encore moins d’examiner, les documents de l’affaire qui le concerne. Il n’a pas d’ordinateur avec accès à Internet, et on l’empêche de faire des recherches pour sa propre défense.

Le seul but de cette situation est de le rendre impuissant, d’en faire une proie facile, d’intensifier son traumatisme en alimentant son désespoir, son impuissance face au danger et la toute-puissance de la menace.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le psychiatre d’Assange ait déclaré au tribunal, lors de la première phase de l’audience d’extradition, "Je suis aussi convaincu qu’un psychiatre puisse l’être que, si l’extradition vers les États-Unis devenait imminente, M. Assange trouverait le moyen de se suicider".

Au moment de la rédaction de ce texte, en plus d’être rendu impuissant face aux menaces d’extradition des États-Unis, Assange continue non seulement à se voir refuser des soins médicaux adéquats, y compris la réhabilitation après la torture, mais il s’est vu refuser une libération sous caution d’urgence en raison de la pandémie de COVID-19, bien qu’il réponde aux critères de libération convenus au niveau international. Assange est vulnérable aux effets mortels du COVID-19 étant donné ses années de négligence médicale, les effets immunosuppresseurs de la torture psychologique chronique et ses problèmes respiratoires persistants.

Même avant l’épidémie de coronavirus, continuer à le détenir dans des conditions psychologiquement torturantes à la prison de Belmarsh revenait à jouer sa vie à la roulette russe. Le coronavirus a ajouté une nouvelle balle dans cette chambre, intensifiant sa torture et sa négligence médicale.

Pendant 23 heures par jour, jour après jour, il n’y a aucun contact humain ni aucun réconfort humain pour atténuer le traumatisme, la menace, la peur et l’impuissance de sa situation. Pas de compagnie ; personne pour partager le fardeau ou la tension. Pas de rires mutuels pour se soulager.

Pas de moments partagés. Coupé de ses enfants, de sa fiancée, de sa famille, de ses amis et de ses collègues. Rien d’autre qu’une cellule stérile et une sauvagerie d’absence soigneusement imposée.

Rien d’étonnant à ce qu’il ait appelé son ami Vaughan Smith la veille de Noël 2019 pour lui dire : "Je meurs lentement ici".

Un message du gouvernement australien

Julian Assange meurt lentement dans le cadre d’une expérience juridique macabre de criminalisation du journalisme. Les poursuites dont il fait l’objet sont un monstre de Frankenstein composé de sections démembrées et réassemblées de différents traités et lois, avec des protections juridiques essentielles supprimées, dans le cadre d’une quête mondiale effrénée d’un pouvoir débridé.

Qu’il soit extradé ou non, sa longue et lente mort en détention au Royaume-Uni sert d’exemple à tous ceux qui regardent et pensent à diffuser les vilains secrets de ceux qui détiennent le pouvoir : les vrais vilains secrets, comme le massacre et la torture d’innocents et leur dissimulation. Comme toute torture publique, elle envoie un message aux spectateurs : cela pourrait vous arriver.

Et le message du gouvernement australien aux journalistes australiens qui regardent ? Vous êtes seuls. Les journalistes sont de plus en plus exposés au risque de persécution dans le monde entier.

En 2019, Reporters sans frontières a écrit que "la haine des journalistes a dégénéré en violence, contribuant à une augmentation de la peur". Le nombre de pays considérés comme sûrs, où les journalistes peuvent travailler en toute sécurité, continue de diminuer."

Un an plus tard, des journalistes couvrant légalement des manifestations aux États-Unis en 2020 ont été interpellés, tirés avec des balles en caoutchouc, asphyxiés avec des gaz lacrymogènes et frappés - durement - devant la caméra, sans provocation et en toute impunité.

Ce déclin très visible du nombre de pays sûrs pour les journalistes s’accélère avec la persécution de Julian Assange. Sa poursuite au-delà des frontières nationales crée un précédent, car les journalistes ne peuvent se cacher nulle part dans le monde.

Il est poursuivi sans tenir compte des frontières souveraines ou des juridictions, pour une activité journalistique qui était légale là et au moment où elle a eu lieu.

Afin de criminaliser l’activité journalistique qui lui a valu la plus haute distinction journalistique australienne, le gouvernement américain cherche à appliquer rétrospectivement sa propre loi sur l’espionnage à des citoyens non américains dans des pays étrangers, tout en refusant la protection de la liberté d’expression prévue par sa Constitution.

Il en résulterait que les citoyens et les journalistes non américains seraient susceptibles d’être poursuivis où qu’ils se trouvent, quand les États-Unis le jugeraient bon. Si un pays d’accueil s’exécute, le seul espoir de ce journaliste serait la protection de son propre gouvernement.

Et le message du gouvernement australien est celui-ci : n’y comptez pas.

Mais que pouvait raisonnablement faire le gouvernement australien pour aider un journaliste australien torturé dans un pays étranger, même s’il le voulait ? Les médecins étaient-ils fondés à écrire au ministre australien des affaires étrangères : "Vous avez l’obligation légale indéniable de protéger votre citoyen contre la violation de ses droits humains fondamentaux" ? Le gouvernement australien peut-il faire quelque chose pour empêcher la torture d’Assange au Royaume-Uni ? Ou a-t-il les mains liées ?

Un climat de consentement

L’Australie a ratifié la Convention contre la torture en 1989. En tant que partie à ce traité, elle a ce que l’on appelle une obligation positive de prendre "des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres pour prévenir les actes de torture" de ses citoyens.

Toutefois, selon le site web du procureur général fédéral australien, cette obligation s’applique aux "territoires relevant de la juridiction de l’Australie". Qui est donc responsable de la protection des citoyens australiens contre la torture à l’étranger ? Le site de la Commission australienne des droits de l’homme explique que "le gouvernement fédéral a la responsabilité juridique générale de veiller à ce que vos droits de l’homme soient protégés" en tant que citoyen australien. Mais comment cela est-il réalisé dans la pratique, lorsque ces droits sont violés ailleurs ?

Lors des auditions du Sénat en mars 2020, alors qu’il interrogeait des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et du Commerce (DFAT) sur le traitement de Julian Assange, le sénateur australien Peter Whish-Wilson a rappelé aux représentants du DFAT que les fonctionnaires australiens peuvent faire part de leurs préoccupations à leurs homologues étrangers lorsqu’ils s’inquiètent de violations flagrantes des droits des citoyens australiens.

En ce qui concerne les conclusions de Nils Melzer, le sénateur a ajouté : "Compte tenu de la nature extraordinaire de ses revendications très publiques... vous devez être inquiets".

Les précédents historiques indiquent que, si le gouvernement australien est effectivement préoccupé, les représentants peuvent soulever des questions auprès de leurs homologues étrangers, comme ils l’ont fait dans les cas de Melinda Taylor, James Ricketson, David Hicks et Peter Greste.

Outre la possibilité de faire part de leurs préoccupations à leurs homologues étrangers, en vertu de l’article 21 de la Convention contre la torture (CCT), "un État partie [peut faire valoir] qu’un autre État partie ne s’acquitte pas de ses obligations au titre de la présente Convention" en soumettant une demande au Comité contre la torture. En outre, en vertu de l’article 5 de la CCT, "chaque État partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions... lorsque la victime est un ressortissant de cet État".

En d’autres termes, le gouvernement australien a le choix.

Dans le cas de Julian Assange, cependant, plutôt que d’établir sa compétence à l’égard des infractions, de faire part de ses préoccupations à ses homologues étrangers et/ou d’alerter le Comité contre la torture, le gouvernement australien a opté pour ce que l’on appelle le "consentement et l’acquiescement" en vertu de l’article 1 de la CCT.

Le consentement et l’acquiescement sont énumérés aux côtés de l’infliction et de l’incitation à la torture dans la définition même de la torture, dans la première phrase du premier article de la Convention, ce qui les place au cœur de l’activité interdite.

Néanmoins, le gouvernement australien a tellement consenti à la torture d’Assange que le rapporteur des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, a qualifié l’Australie d’"absente flagrante" dans le cas de Julian Assange.

Le consentement et l’acquiescement sont l’antithèse du devoir d’agir du gouvernement de prévenir la torture en vertu de la Convention contre la torture. Un devoir d’agir implique une obligation d’agir.

"Les obligations positives sont, en gros, des obligations de faire quelque chose pour assurer le respect et la protection des droits de l’homme", explique l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. Autant d’éléments qui placent la détermination du gouvernement australien à ne rien faire sous le signe de la complicité.

Vous trouvez que cela vous rappelle Abu Ghraib, mais pour nous c’est un traitement "standard".

À la suite de la première phase de l’audience d’extradition d’Assange en février 2020, l’Institut des droits de l’homme de l’Association internationale du barreau (IBAHRI) a publié une déclaration dans laquelle il s’associe à "l’inquiétude générale suscitée par les mauvais traitements infligés à M. Assange", les qualifiant de "choquants et excessifs".

L’Institut a ajouté que son traitement "rappelait le scandale de la prison d’Abu Ghraib".

Sur la question de l’inaction du gouvernement australien face à ce traitement, lors des estimations du Sénat en mars 2020, le sénateur Peter Whish-Wilson a résumé les mauvais traitements infligés à Assange ainsi : "procureurs à motivation politique, déni de justice, preuves manipulées, juges partiaux, surveillance illégale, déni des droits de la défense et conditions de détention abusives".

En réponse, les représentants du DFAT ont assuré au sénateur que le traitement d’Assange au Royaume-Uni était parfaitement normal. Le terme "normal" a été utilisé à plusieurs reprises, comme s’il avait été décidé à l’avance. "L’approche adoptée à l’égard de M. Assange n’est pas différente" de celle adoptée à l’égard des autres prisonniers britanniques, a informé le DFAT au sénateur.

La routine, quoi. Circulez, il n’y a rien à voir.

Lorsque le sénateur a rappelé aux responsables du DFAT qu’Assange avait été menotté 11 fois, déshabillé deux fois et déplacé entre cinq cellules de détention différentes après le premier jour de son audience d’extradition, un représentant du DFAT a décrit cela comme "une procédure standard de la prison au tribunal et du tribunal à la prison".

Le traitement d’Assange n’était "pas différent de celui de toute autre personne dans sa situation", a entendu le Sénat. Sauf qu’aucune autre personne n’a jamais été dans la situation de Julian Assange. Pas une seule fois. Il est la première personne de l’histoire à avoir été poursuivie pour activité de publication en vertu de la loi américaine sur l’espionnage.

Ce que les représentants du gouvernement australien n’ont pas expliqué au Parlement australien, c’est que le traitement réservé à Julian Assange par les autorités pénitentiaires de Belmarsh et le tribunal de première instance de Belmarsh n’est que "standard" et normal pour les prisonniers accusés de terrorisme ou d’autres infractions violentes.

Ce qui n’est pas du tout standard ou normal, c’est que des journalistes australiens lauréats du prix Walkley soient poursuivis comme espions par les États-Unis et soumis en conséquence à des conditions de sécurité maximale.

Il n’est pas normal qu’une personne accusée de rien du tout en vertu de la loi britannique soit traitée exactement comme une personne accusée de terrorisme. Il n’est pas normal, ni de près ni de loin, que des journalistes n’ayant aucun antécédent criminel, aucune peine de prison et aucun antécédent ou risque de violence soient détenus dans les conditions les plus dures et les plus punitives que les forces de l’ordre britanniques aient à offrir.

Il n’est pas non plus normal que des éditeurs soient détenus derrière une vitre blindée alors qu’ils sont jugés pour leurs activités journalistiques, ce qui les empêche de s’asseoir avec leurs avocats ou de leur donner des instructions, comme si leurs compétences journalistiques pouvaient s’échapper et terroriser le tribunal.

Les représentants du DFAT ont toutefois affirmé, sur un ton très mesuré et "normal", qu’il n’y avait aucune raison de croire "qu’une procédure autre que régulière était suivie au Royaume-Uni".

En tant qu’exercice de consentement et d’acquiescement, les représentants du DFAT ont bien rempli leur mission. Le langage aseptisant et normalisant, qui minimise et banalise les abus, est un outil psychologique "standard", très normal et extrêmement routinier pour susciter un consentement passif, le fondement social de la violence sanctionnée par l’État.

Les systèmes psychologiques collectifs qui cautionnent des atrocités telles que la torture servent principalement à favoriser ce silence et cet assentiment, par divers moyens psychologiques, permettant ainsi aux auteurs de ces crimes de continuer à les perpétrer sans rencontrer d’opposition. Les abus systémiques tels que la torture sont, après tout, une activité collective, basée sur le groupe.

Les acteurs ouvertement abusifs s’appuient sur un ensemble de personnages qui, ensemble, créent les conditions propices à l’atrocité dans lesquelles la torture et les mauvais traitements peuvent prospérer. À moins qu’elles ne soient commises en secret, les atrocités systémiques ne peuvent se dérouler sans la présence d’observateurs consentants qui refusent de demander des comptes aux auteurs.

Le philosophe Adam Morton les appelle les agents ou les complices de l’horreur.

Chacun se passe la balle

Pour promouvoir un climat de consentement à la torture, il faut non seulement aseptiser les actes abusifs, mais aussi que les responsables officiels se déchargent de leurs responsabilités. Pour ce faire, elles déplacent généralement la responsabilité sur d’autres personnes au sein du cadre.

Parfois, cela est fait intentionnellement, mais souvent cela reflète des processus inconscients et réflexifs visant à se décharger de ses responsabilités morales et psychologiques. La responsabilité peut être déplacée vers le haut, comme dans le cas du gardien qui "ne fait que suivre les ordres", ou vers le bas, comme dans le cas du superviseur qui confie le sale boulot au gardien.

Elle peut aussi être déplacée latéralement, par exemple lorsque les autorités gouvernementales transfèrent la responsabilité à leurs homologues étrangers. "Ce n’est pas notre responsabilité" a été le refrain du gouvernement australien à l’égard de Julian Assange.

Les fonctionnaires du gouvernement australien "ne commentent pas les affaires juridiques dont sont saisis les tribunaux dans d’autres parties du monde", a affirmé le ministre des affaires étrangères lors de la séance de questions au Sénat.

L’Australie "n’est pas partie à la procédure judiciaire au Royaume-Uni", a souligné un fonctionnaire du DFAT lorsqu’on lui a demandé pourquoi l’Australie n’était pas intervenue dans le cas d’Assange pendant la séance des questions au Sénat. Le traitement d’Assange "est une question qui relève du système britannique", ont soutenu les représentants du DFAT. "Nous n’avons pas qualité pour agir dans l’affaire juridique qui est actuellement devant les tribunaux". "À aucun moment, le rapporteur spécial des Nations unies n’a été en contact avec le gouvernement australien pour soulever directement ces préoccupations."

Dans le cadre de la Convention contre la torture, avec ses obligations positives de "faire quelque chose", attendre une invitation à intervenir dans la torture d’un citoyen n’est pas ce que la Convention entendait. Mais peut-être le gouvernement australien ne comprend-il pas la gravité des abus qui ont lieu au Royaume-Uni. Peut-être les ministres et leurs conseillers ne connaissent-ils pas la différence entre la torture psychologique et une "affaire juridique". La torture psychologique n’est, après tout, pas communément bien comprise.

Il est possible que le gouvernement australien ne saisisse tout simplement pas la gravité d’ignorer les avertissements du professeur Melzer. Pour répondre à ces possibilités, lorsqu’ils ont écrit au gouvernement australien en décembre 2019, les Médecins pour Assange ont détaillé les bases médicales et psychologiques de leurs préoccupations pour la vie et la santé d’Assange. Dans une lettre adressée au ministre australien des Affaires étrangères, les médecins ont écrit :

"S’il peut être commode à court terme pour les gouvernements et leurs autorités d’ignorer les conclusions selon lesquelles Julian Assange a été torturé psychologiquement, en fin de compte, ces gouvernements le font à leurs propres risques. La torture psychologique peut s’avérer fatale... Contrairement à une idée reçue, les blessures causées par la torture psychologique sont réelles et extrêmement graves. L’isolement prolongé [par exemple] ne provoque pas seulement la solitude, l’ennui et le malaise.

Il réduit l’activité neuronale dans le cerveau, ce qui entraîne des lésions cérébrales graves et durables, notamment une atrophie corticale et une diminution de la taille de l’hippocampe... et un risque accru de 26 % de décès prématuré... Après une période d’isolement prolongé, une fois le contact social rétabli et le traitement mis en œuvre, la guérison peut prendre des années, voire des décennies, après quoi les dommages peuvent encore persister."

Au moment de cette rédaction, Assange était soumis à 22 heures d’isolement social par jour, depuis des mois. Depuis juin 2020, son temps d’isolement a été porté à 23 heures par jour dans le cadre des mesures relatives au coronavirus.

Compte tenu de son potentiel à causer des dommages irréversibles après seulement deux semaines, l’isolement cellulaire de plus de 14 jours est considéré comme une torture et un autre traitement cruel, inhumain et dégradant par le mandat de l’ONU sur la torture depuis 2011. En plus de ses effets neuro-cognitifs, l’isolement cellulaire peut provoquer une dépression extrêmement grave, une désorientation et une tendance au suicide, autant d’éléments qui ont été observés et documentés lors des comparutions d’Assange devant les tribunaux et des procédures d’extradition.

Les médecins poursuivent : "Loin d’être de nature purement psychologique, la torture psychologique cause des dommages physiques en plus de ses impacts émotionnels et cognitifs. Via des mécanismes immunosuppresseurs et cardiovasculaires, la physiologie du stress activée de manière persistante et chronique entraîne une susceptibilité à une série de maladies et d’affections potentiellement catastrophiques, y compris, mais sans s’y limiter, le cancer et les pathologies cardiovasculaires."

Deux mois plus tard, le gouvernement australien a répondu, soutenant que "le gouvernement australien ne peut pas intervenir dans le processus juridique d’un autre pays". Les médecins ont répondu en soulignant la responsabilité du gouvernement australien envers son citoyen : "Dans le cas où les droits de l’homme d’un citoyen australien sont violés, y compris son droit à la santé [et] son droit de ne pas être torturé... nous sommes informés de manière fiable que, hormis l’assistance consulaire, les ministres du gouvernement peuvent plaider en faveur d’une procédure juridique régulière et faire part de leurs préoccupations à leurs homologues étrangers..... Il s’agit certainement de questions pour lesquelles les ministres du gouvernement ont non seulement la capacité, mais aussi l’obligation de faire part de leurs préoccupations concernant les violations flagrantes des droits."

Le gouvernement australien a répondu une nouvelle fois : "La procédure d’extradition de M. Assange est du ressort des gouvernements du Royaume-Uni et des États-Unis (US)".

Pas notre responsabilité. Pas notre préoccupation. Vous appelez ça une violation des droits de l’homme, nous appelons ça une "affaire juridique".

Pas de torture chez nous

Un autre moyen de promouvoir un climat de consentement consiste à tirer parti des points faibles psychologiques courants. En invoquant un processus psychologique connu sous le nom de "justification du système", les tours de passe-passe psychologiques font disparaître psychologiquement les abus systémiques tels que la torture.

La justification du système est une forme omniprésente de mystification, semblable aux préjugés qui renforcent les biais cognitifs, qui altère la capacité de voir les défauts de sa propre société. L’impulsion de justification du système implique une propension à considérer ses propres systèmes sociaux et politiques sous un jour favorable, comme étant bons, équitables et justes. Lorsqu’ils sont confrontés à des preuves du contraire, comme la torture d’un éditeur et d’un journaliste, de nombreuses personnes se retranchent derrière la légitimité du système pour rationaliser, défendre et soutenir le statu quo.

Étant donné que la justification du système sert à se protéger des dures réalités, elle a été décrite comme une illusion fondamentale sur le monde social et politique. Par conséquent, le fait d’invoquer les œillères de la justification du système est un outil psychologique puissant.

Parmi les exemples de réactions de justification du système propices à l’acquiescement et au consentement, citons le rejet catégorique des preuves de torture et de mauvais traitements, le refus de répondre à des allégations spécifiques avec précision, l’affirmation de la légitimité systémique en termes généraux et globaux, ou le fait de présenter une autorité, un processus, une société ou une institution accusés comme irréprochables.

Par exemple : "L’Australie a un très haut niveau de confiance dans le processus judiciaire pénal britannique." L’Australie a "foi dans l’État de droit, les procédures régulières et l’indépendance du pouvoir judiciaire au Royaume-Uni". Il n’y a "aucune preuve en relation avec les procédures judiciaires britanniques" concernant le traitement de Julian Assange "qui fonderait une préoccupation australienne". "Le gouvernement australien rejette toute suggestion du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture selon laquelle il serait complice de la violation des droits de M. Assange." "L’Australie attend des systèmes juridiques des États-Unis et du Royaume-Uni qu’ils garantissent" une procédure régulière.

Le système britannique est un "système judiciaire" dans lequel l’Australie a "toute confiance". "Il bénéficiera d’une audience équitable au tribunal, et la justice sera finalement rendue. ’L’Australie est un fervent défenseur des droits de l’homme et un ardent partisan du traitement humain.’

Pas de torture chez nous.

Malgré, ou à cause de, l’absence de réponse spécifique à des allégations particulières, glorifier le statu quo de cette manière flatte les oreilles des justifications du système. C’est l’équivalent socio-psychologique de fermer la porte de la chambre de torture, d’étouffer les cris et de mettre la musique classique à fond.

Des cris ? Quels cris ? J’entends des violons.

La nouvelle norme en Australie ?

Julian Assange n’est pas la première personne en Australie à être soumise à la torture et à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il n’est pas non plus la première personne à être laissée pour morte dans un climat de consentement.

Les mauvais traitements infligés par l’Australie aux demandeurs d’asile et aux réfugiés ont été jugés contraires à la Convention contre la torture. Les Aborigènes australiens meurent en détention, enterrés sous un climat de consentement, depuis des décennies, et historiquement depuis des centaines d’années. Les Aborigènes australiens font partie des groupes les plus incarcérés au monde. Ils souffrent d’un système judiciaire partial sur le plan racial qui rivalise avec l’Afrique du Sud de l’apartheid.

L’indice de mesure des droits de l’homme 2019 a attribué à l’Australie une note de 5,5 sur 10 pour la "liberté de la torture", notant que "la torture est un problème grave en Australie... un large éventail de personnes [sont] particulièrement exposées à la torture ou aux mauvais traitements, les Aborigènes et les insulaires du détroit de Torres étant en tête de liste."

Le silence de la société sur ces questions a été assourdissant, soulagé récemment par la manifestation publique de soutien aux manifestations et rassemblements de Black Lives Matter. Dans tous les cas, le climat de consentement est façonné à partir du même matériau socio-psychologique, que la cible soit un journaliste, un groupe, une race ou une nation persécutés. Le fait que Julian Assange se trouve dans la prison de Belmarsh n’a pas d’importance parce qu’il est un individu ou un citoyen australien. Il importe parce qu’il est journaliste. Il importe parce qu’il est un journaliste capable de transpercer le climat d’acquiescement et de consentement qui entoure d’autres actes abusifs, tels que l’oppression des personnes vulnérables, l’exploitation des opprimés, la guerre contre le terrorisme et la guerre elle-même, dont les victimes se comptent par millions.

En envoyant un message aux journalistes du monde entier en torturant Assange, la licence abusive déployée contre d’autres groupes persécutés est étendue au journalisme.

Le ciblage des journalistes dans le monde entier est important car les journalistes - les vrais - sont ceux qui vont au-delà de l’acquiescement et du consentement, qui enlèvent le verrou de la porte de la chambre de torture, qui baissent la musique et qui exposent ce qui se passe à l’intérieur. Chaque groupe ou personne persécutée ou maltraitée a besoin d’eux, pour briser le cycle de la violence en rompant le silence.

Dans le cas d’Assange, sa torture et les poursuites engagées en vertu de la loi sur l’espionnage visent à faire du crime d’État une activité protégée et du journalisme une activité interdite. Sa torture vise à créer un climat de consentement à travers un climat d’impunité et de peur.

Les journalistes du monde entier, et ceux dont ils racontent l’histoire, sont en danger si sa persécution et sa torture se poursuivent. Son traitement abusif est donc l’affaire de tous les citoyens et de tous les gouvernements. Et notamment du gouvernement australien.

Nous pratiquons la torture ici. C’est notre problème. Dans le cas de Julian Assange, le plus gros problème semble être que la torture des journalistes devient la nouvelle norme en Australie.

Dr Lissa Johnson

Le Dr Lissa Johnson est l’une des signataires des lettres ouvertes des médecins. Il s’agit d’un chapitre réimprimé d’un nouveau livre intitulé A Secret Australia, dont les détails sont disponibles ici. https://publishing.monash.edu/product/a-secret-australia/

Source : https://newmatilda.com/2021/04/11/torture-australian-style-a-new-secret-country/

Traduction "la banalité du mal, en costume cravate" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

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John Swinton, célèbre journaliste, le 25 septembre 1880, lors d’un banquet à New York quand on lui propose de porter un toast à la liberté de la presse

(Cité dans : Labor’s Untold Story, de Richard O. Boyer and Herbert M. Morais, NY, 1955/1979.)

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