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Un regard critique sur l’instrumentalisation du viol par le New York Times au service de la propagande israélienne

Le 28 décembre 2023, le New York Times publiait le désormais tristement célèbre “‘Screams Without Words’ : How Hamas Weaponized Sexual Violence on Oct. 7” [des cris sans mots : Comment le Hamas a instrumentalisé la violence sexuelle le 7 octobre] par Jeffrey Gettleman, Anna Schwartz et Adam Sella. Le “rapport” prétendait “découvrir de nouveaux détails montrant un modèle de viol, de mutilation et de brutalité extrême contre les femmes dans les attaques contre Israël“. Il est devenu viral dans le monde entier.

Les affirmations du gouvernement israélien sur les violences sexuelles systématiques perpétrées contre les femmes israéliennes par le Hamas et l’article du New York Times ont été discrédités et démystifiés de manière approfondie et convaincante par des journalistes d’investigation indépendants et des organisations et initiatives féministes et de défense des droits de la Personne humaine de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. À ce stade, toute personne qui persiste à croire aux allégations de viols massifs et/ou qui amplifie le rapport du New York Times le fait en dépit d’un nombre croissant de preuves qui remettent en question la crédibilité de ces allégations.

La contestation de ces allégations de viols systématiques ne consiste pas à prétendre que les femmes juives israéliennes ne peuvent pas être victimes de violences sexuelles. Il ne s’agit pas non plus de contester les allégations parce que leurs auteurs sont juifs (l’argument que vous avancez si vous voulez salir toute critique en la qualifiant d’antisémite). Enfin, il ne s’agit pas de défendre à tout prix les hommes palestiniens parce qu’ils sont soumis à une brutalité systématique de la part du régime israélien en tant que puissance occupante belligérante, comme si cela excusait d’une manière ou d’une autre les actes de violence sexuelle ou pouvait servir d’alibi à ceux-ci.

Il s’agit de responsabilité, de transparence et de cohérence. Commençons par la cohérence.

La pratique normative veut que les allégations de viol systématique utilisé comme arme de guerre soient soumises à des normes de preuve et à une procédure régulière. Deux ans après le génocide rwandais de 1994, Human Rights Watch publiait un rapport d’enquête sur le viol systématique et la mutilation sexuelle d’un quart de million de femmes, de filles et d’hommes tutsis par le gouvernement rwandais dominé par les Hutus. Le rapport était basé sur “les témoignages des victimes de viols elles-mêmes et des victimes de viols qui ont vu d’autres personnes se faire violer, d’autres témoins, des médecins des hôpitaux qui ont traité des centaines de victimes de viols, des organisations humanitaires ayant des programmes pour les femmes, le rapport du rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme au Rwanda“. En 2000, Human Rights Watch publiait son rapport sur la violence sexiste à l’encontre des femmes albanaises du Kosovo en se fondant sur des normes rigoureuses en matière de preuves.

Cependant, dans le cas des allégations israéliennes de viols massifs le 7 octobre, toutes les normes de preuve et de responsabilité ont été suspendues par des acteurs institutionnellement puissants, y compris Human Rights Watch. En effet, ceux qui exigent qu’Israël soit soumis aux mêmes normes que les autres sont accusés d’antisémitisme.

Et voilà où nous en sommes. Même si la police israélienne admet qu’elle n’a toujours pas de victimes ou de témoins oculaires, même si la sœur de la principale victime du rapport, Gal Abdush, a publiquement nié que sa sœur ait été violée, accusant le New York Times d’avoir manipulé sa famille pour l’histoire, et même s’il n’y a pas de preuves médico-légales et que des questions se posent quant à la fiabilité et à l’indépendance des témoins supposés et de leurs témoignages présentés jusqu’à présent, les allégations de viols massifs sont toujours activement diffusées et créditées par les élites dans les médias et les détenteurs du pouvoir institutionnel.

Qu’est-ce que cela dit du niveau de racisme anti-palestinien, anti-arabe et d’islamophobie que la position réflexe de tant de “progressistes” est de rejeter les demandes d’un discours antiraciste et anti-viol comme étant du “ oui mais ” ?

Pour ne serait-ce que poser la question de savoir pourquoi il y a deux poids deux mesures dans le cas d’Israël ou pourquoi la pratique d’enquête normative est suspendue, les “ féministes libérales ” ont recours à accuser ceux qui adoptent une approche intersectionnelle critique d’être des ” apologistes du viol ” ou de “ ne pas croire les femmes juives ”, ou de “ saper le mouvement #MeToo ”, ou tout ce qui précède à la fois.

Les allégations d’agressions sexuelles massives des gouvernements israélien et américain ne sont pas le “croire les femmes” (Believe Women) ou le réflexe #MeToo qu’ils pensent être.

#MeToo est une campagne populaire lancée à l’origine par Tarana Burke, une travailleuse communautaire, pour atteindre les survivantes d’agressions sexuelles dans les communautés marginalisées et, selon Mme Burke, “ une phrase d’accroche à utiliser de survivante à survivante pour faire savoir aux gens qu’ils ne sont pas seuls et qu’un mouvement pour une guérison radicale est en cours et possible ”. Il s’agissait de donner aux femmes les moyens de parler de leurs expériences et de dénoncer les cultures de viol et d’avances sexuelles non désirées. En particulier sur les lieux de travail et dans les industries, il s’agissait de sensibiliser au consentement, à la mise en scène des victimes et à l’exploitation. “ Croire les femmes ” était un cri de ralliement né dans le contexte spécifique du mouvement #MeToo. Ce slogan attirait l’attention sur la sous-déclaration des viols, sur leur prévalence et sur l’histoire des témoignages d’agression sexuelle des femmes qui sont rejetés, remis en question et attaqués en raison de la présomption que les femmes mentent au sujet de l’agression sexuelle ou qu’elles doivent avoir “ agi ou s’être habillées ” de manière à “ inviter ” au viol. “ Croire les femmes ” était une déclaration mobilisée dans le contexte de la mise en évidence des déséquilibres de pouvoir dans les affaires “ il dit ”, “ elle dit ” : le pouvoir est essentiel pour comprendre les enjeux pour les femmes qui ont tout à perdre lorsqu’elles accusent des hommes puissants qui n’ont rien à perdre en raison de la protection offerte par les structures et les sociétés qui privilégient les hommes. Au centre du mouvement “ croire les femmes ” se trouvaient des voix de femmes. Des voix qui sont souvent réduites au silence, discréditées, ridiculisées et traitées avec hostilité et mépris. Cependant, lorsqu’on applique une lentille raciale critique à l’absolutisme de “ croire les femmes “, en particulier dans les contextes coloniaux fortement racialisés avec des histoires de lynchage et de violence vigilante des colons, des affirmations pernicieuses mettent les hommes noirs et bruns et leurs communautés en grand danger.

Pour être clair, les allégations de viols massifs proviennent du régime israélien, et non des femmes. C’est là que la responsabilité est cruciale. La question qui se pose ici est la suivante : si, effectivement, des femmes se manifestent et qu’il existe des preuves de viols systématiques, cela justifie-t-il un génocide ? En d’autres termes, les violences sexuelles commises à l’encontre d’un groupe particulier de femmes justifient-elles l’anéantissement systématique d’un autre groupe auquel appartiennent les auteurs présumés ?

Il semble que personne ne veuille accepter que cette question soit posée à voix haute, et encore moins qu’on y réponde.

Nous sommes donc obligées d’intervenir avec assurance en tant que féministes critiques à l’égard de la race. Nous sommes confrontées à la réalité politique selon laquelle les agressions sexuelles contre les femmes israéliennes sont utilisées comme des armes au service de la fabrication du consentement au génocide contre les hommes, les femmes et les enfants palestiniens à Gaza. Ou, comme beaucoup l’ont déclaré, l’allégation de viol collectif est délibérément déployée pour justifier le massacre massif de la population palestinienne à Gaza, pour justifier le domicide – la destruction massive des infrastructures civiques et des habitations à Gaza, et pour justifier le transfert forcé de la population palestinienne de Gaza. Dans n’importe quel langage, il s’agit d’une abomination qui doit être dénoncée, indépendamment de l’agression des féministes libérales blanches, des fausses accusations d’antisémitisme et des tentatives institutionnelles de réduire au silence les féministes arabes, les critiques des atrocités sionistes et ceux qui appellent simplement à un cessez-le-feu.

Telle est la vérité sur laquelle nous atterrissons. Il n’est absolument pas anti-femme, anti-féministe ou antisémite de nommer le contexte politique dans lequel les allégations de viols systématiques sont faites. Il est urgent de dénoncer la propagande de l’atrocité du viol et de rappeler que ce stratagème a été historiquement l’une des armes les plus puissantes utilisées par le pouvoir blanc pour discréditer, diaboliser et détruire les hommes noirs et bruns et pour détourner la sympathie de ceux qui résistent à l’oppression vers les véritables oppresseurs, et enfin pour justifier des réponses mortelles.

Les féministes critiques à l’égard de la race ont rempli les bibliothèques de livres et d’écrits sur les itérations historiques et contemporaines de la propagande de l’atrocité du viol au service de la guerre, de l’impérialisme et du maintien des hiérarchies raciales. Dans la violente colonie australienne d’où j’écris, des universitaires indigènes comme Larissa Behrendt et Judy Atkinson ont écrit sur les abus sexuels et les agressions systématiques des femmes aborigènes par les colonialistes australiens blancs dans le cadre de la conquête. Le texte fondateur d’Angela Davis, “Rape, Racism and the Myth of the Black Rapist” [viol, racisme et le mythe du violeur noir] (1981), a montré comment le trope raciste du violeur afro-américain a été mobilisé après la guerre de Sécession pour justifier le lynchage et les hiérarchies raciales. L’universitaire chicana, Antonia Castaneda, a écrit sur la violence sexuelle exercée contre les femmes amérindiennes dans le cadre de la conquête espagnole de l’Alta California. En 2007, la féministe et universitaire libano-australienne Paula Abood a analysé les représentations médiatiques d’agressions sexuelles collectives qui ont eu lieu dans le sud-ouest de Sydney et s’est interrogée sur la manière dont les idéologies raciales ont été mobilisées dans les textes médiatiques pour “ présenter le viol comme une manifestation de la bestialité de l’homme arabe ” afin de “ réaffirmer des positions de sujet racialisé ”.

Dans le contexte des allégations de viols massifs contre des Palestiniens, il est essentiel d’invoquer ces histoires d’études et d’activisme. Il est révélateur que lorsque l’accusé est palestinien/arabe/moyen-oriental/musulman – toujours traité comme interchangeable, dépouillé de ses complexités individuelles et de ses diverses identités – les féministes libérales et coloniales et de nombreux éminents progressistes de couleur se sont retrouvés du même côté de l’argument que les chefs de file de l’extrême droite israélienne en matière de génocide. Ils se sont retrouvés du même côté que les propagandistes pro-israéliens qui s’investissent délibérément pour attiser la ferveur génocidaire et détourner l’attention des atrocités commises par Israël sur les Palestiniens. Les propagandistes d’Israël ne comprennent que trop bien que le trope raciste de l’homme prédateur palestinien/musulman/arabe est le monstre de légitimation dont se nourrissent les féministes blanches, les libéraux et de nombreux progressistes de couleur – ceux qui sont les experts institutionnalisés de la diversité et de l’inclusion.

Ainsi, nous avons vu comment le “ violeur ” est devenu une métonymie qui glisse facilement entre les mots – “ terroriste du Hamas ”, Palestinien, Musulman, Arabe, Gaza – parce que les médias mondiaux, les récits politiques et les paniques morales ont longtemps stigmatisé et calomnié les hommes palestiniens/arabes/musulmans/moyen-orientaux comme étant déviants, violents, criminels, hypersexualisés, misogynes, barbares, haïssant les femmes. Comprendre ce contexte idéologique et représentationnel, c’est reconnaître que les allégations d’une entité colonisatrice comme Israël sont formulées dans des environnements spécifiques, racialement chargés et politiquement amorcés. Les propagandistes sionistes comprennent que les constructions racistes et les imaginaires orientalistes concernant les hommes palestiniens/arabes/musulmans/du Moyen-Orient sont si profondément ancrés et connus qu’ils sont capables de proposer des histoires et des affirmations hyper-inflammatoires et macabres, de ne produire aucune preuve crédible, puis de refuser de participer à une commission de l’ONU chargée d’enquêter sur ces allégations. Les sionistes crient au viol et le monde est choqué.

Pendant ce temps, les forces d’occupation israéliennes ont commis des agressions sexuelles graves et systématiques contre des hommes, des femmes et des enfants palestiniens pris en otage, des violations des droits de l’homme dont le monde ne veut rien savoir. Où est l’indignation ? Où sont les tweets, les posts Instagram, les vidéos TikTok, les larmes et les émotions pour la violence routinière à laquelle Israël soumet les Palestiniens ? L’investissement et l’attention disproportionnés sur les victimes fantômes des colons par rapport aux femmes, filles, garçons et hommes palestiniens dont les cas de violence sexuelle sont étayés par des preuves vérifiées et des rapports sur les droits de l’homme crédités disent tout. Se demander pourquoi des allégations non vérifiées et sensationnelles de viols contre des femmes israéliennes sont devenues virales, alors que des cas vérifiés de viols contre des Palestiniens ne l’ont pas été, c’est se demander qui, de la vie et de la dignité, a la priorité et qui ne l’a pas.

Il ne s’agit pas d’une manœuvre de type « et alors ? » Aucun régime au monde n’a autant perfectionné le “oui mais” qu’Israël : évoquez soixante-quinze ans de violence coloniale et d’apartheid, et Israël répond par un « oui mais le 7 octobre ? » Si l’on évoque plus de 30 000 civils bombardés par Israël en 93 jours, affamés et déplacés de force, Israël répond : “Oui mais l’Holocauste ?” Le « oui mais » est un bouclier rhétorique, un moyen détourné utilisé par les coupables, par les auteurs de crimes, par ceux qui ont du sang – tant de sang – sur les mains. Et il nous incombe de demander des comptes aux gens pour ceux qu’ils défendent et ceux qu’ils ignorent. Car ce dont nous sommes témoins, c’est du spectre de la victimisation juive sioniste qui s’articule autour des allégations de viols massifs, alors que ce sont les Palestiniens qui font l’objet d’une campagne de massacres ciblés et systématiques.

Le génocide de Gaza a mis en lumière la performance et la compassion sélective des soi-disant progressistes. Les féministes libérales, les universitaires siégeant dans les départements d’études de genre, les groupes de défense des femmes et les militants de la lutte contre la violence sexiste qui ont accepté et partagé les allégations de viols collectifs d’Israël, ou qui sont restés silencieux, ou qui n’ont pas dénoncé l’utilisation cynique de la propagande sur les atrocités du viol pour justifier la campagne génocidaire d’Israël, ont non seulement complètement abandonné les Palestiniens de Gaza aux forces de la violence militarisée, mais ils ont également exposé leur propre racisme profondément ancré et leur politique de deux poids deux mesures. Je n’ai absolument aucun doute sur le fait que ces “féministes” qui ont épluché les pages de To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) se seraient assises dans les salles d’audience des États du sud des États-Unis à l’époque de Jim Crow et auraient regardé en silence les hommes noirs accusés de violer des femmes blanches et dûment condamnés à la peine de mort. Aujourd’hui, l’histoire offre aux libéraux et aux féministes une distance temporelle qui leur permet de se positionner en toute sécurité sur “ Black Lives Matter ” comme une performance désincarnée en affichant des mots temporaires sur les médias sociaux. Ils n’ont pas à s’en préoccuper plus que cela, car leur vie n’a jamais été affectée par la violence raciste des forces coloniales. Ils ne sont pas émotionnellement investis dans la justice raciale parce que la race ne les suit pas chez eux comme un missile israélien. Le génocide à Gaza a mis à nu ces faux-semblants.

Je pose donc la question suivante : que valent votre défense des droits de l’homme et votre féminisme si vous rejetez les idées et les déclarations critiques des organisations féministes et de défense des droits de la Personne humaine en Palestine et dans la région qui ont rejeté le rapport du New York Times et, surtout, déclaré que la militarisation du viol et l’exploitation du corps et de l’expérience des femmes au service de la propagande nuisent aux victimes et sapent les efforts déployés au niveau mondial pour lutter contre la violence sexuelle ? Que valent votre défense des droits de la Personne humaine et votre féminisme si vous accréditez la propagande des atrocités de guerre alors qu’un génocide est en train de se dérouler sur nos écrans ?

Le fait est que les allégations de viols collectifs israéliens sont tellement emblématiques de la propagande d’atrocités en temps de guerre qu’il faut être profondément engagé et convaincu par les tropes racistes au sujet des hommes palestiniens pour suspendre toute pensée critique et, ce faisant, consentir au génocide du peuple palestinien à Gaza.

Telle est la réalité à laquelle les Palestiniens sont confrontés. Le racisme qui anime l’hyper-attention portée aux crimes supposés avoir été commis contre des Israéliens est le même racisme qui désensibilise les gens aux crimes réellement commis contre des Palestiniens.

Randa Abdel-Fattah est Future Fellow au département de sociologie de l’université Macquarie, à Sydney, en Australie.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

Publié le janvier 31, 2024 par Wayan
Source Palestine Studies

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paru dans l’International Herald Tribune, 26 juin 2000.

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