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Vers un avenir radieux : la contribution de Nanni Moretti à l’effort de guerre de l’OTAN

Pathétique et écœurant : Vers un avenir radieux est un film de propagande aussi déplorable sur le plan artistique que politique et même intellectuel. On sentait, dans les critiques positives des médias mainstream des réserves ( « ce n’est sans doute pas le meilleur film de Nanni Moretti »), mais on n’était pas préparé à une telle nullité et un parti pris aussi cynique.

Le héros, Giovanni (« Nanni » est un diminutif de ce prénom), tourne un film et sa femme Chiara en produit un autre. On passe donc sans cesse de la « réalité » présente au passé (1956) de la fiction interne, avec bien sûr des interférences entre les deux (par exemple les deux couples) : ce procédé de cinéma dans le cinéma est on ne peut plus usé et fastidieux. Moretti essaie de mettre en place çà et là des gags, qui tombent à plat, il multiplie les références à ses films précédents, comme la scène de la piscine (sans grand rapport avec l’action) qui rappelle Palombella rossa, de 1989, un de ses meilleurs films (mais qu’il faudrait revoir à froid, aujourd’hui, en connaissant tout le processus enclenché cette année-là), il nous fait entendre des chansons de variétés italiennes - qui, au lieu de donner un peu de rythme au film, ne font que le ralentir.

Rien à faire : le charme n’opère plus : dans Journal intime (1993), il se présentait comme « un superbe quadragénaire » : aujourd’hui, presque septuagénaire, il semble relever d’un AVC tellement sa diction est lente, et son habitus physique monolithique. D’« autarcique », il semble devenu autiste, un clown triste qui ne fait plus rire personne ; ce n’est pas seulement sa femme et sa fille qui le trouvent pénible, mais le spectateur, agacé par ses numéros de narcissique, inutilement étirés, ainsi l’entrevue avec les représentants de Netflix, dans laquelle, pour mettre le spectateur de son côté, il se contente de faire des mines stupéfaites aux moments où on est censé rire de leur jargon managérial. En fait, on en arrive à se dire que cela ne lui ferait pas de mal d’être un peu bousculé par de nouvelles méthodes.

Mais il est faux de dire que c’est un film sur la nostalgie : c’est un film de combat, on ne peut plus engagé dans la réalité présente, que Moretti a concocté pour Cannes. Il n’est bien sûr pas innocent que le film de Giovanni se passe en 1956, pendant l’insurrection de Budapest, et les images d’actualités qu’il insère, montrant des tanks russes et des cadavres dans les rues, résonnent avec notre actualité guerrière : il ne s’agit en fait pas de la Hongrie, mais de l’Ukraine, et lorsque les militants communistes de la section Antonio Gramsci appellent à rompre avec Moscou et à libérer le pays occupé, on comprend bien de quel pays il s’agit. Nous sommes aussi dans le manichéisme actuel lorsqu’on voit ces militants applaudir unanimement les Hongrois révoltés : effacés, les débats de l’époque parmi les militants (les vrais) : lorsqu’il y a d’un côté, les gentils, de l’autre les méchants, il n’y a rien à débattre : tout le monde se range d’emblée dans le camp des gentils. Pourtant, aujourd’hui, nous connaissons bien les révolutions oranges et les regime changes, et, déjà, à l’époque, les communistes qui approuvaient l’intervention russe n’étaient pas forcément des méchants et des aigris : ils savaient que toute position abandonnée par l’URSS (ou la Russie) était aussitôt occupée par les EU qui y installaient des bases militaires, et ils savaient que les insurgés hongrois étaient encouragés par les EU et voulaient quitter le Pacte de Varsovie (ce qui signifiait, à plus ou moins brève échéance, l’entrée dans l’OTAN). On sait bien aujourd’hui comment ces révoltes spontanées évoluent, on a un modèle classique de manipulation : les manifestants de Berlin Est criaient d’abord : «  Wir sind das Volk » (c’est nous, qui sommes le peuple, pas les apparatchiks du régime) ; puis on les a amenés à crier : « Wir sind ein Volk » (nous sommes un seul peuple) – ce qui a abouti à l’annexion et au pillage de l’Allemagne de l’Est par l’Allemagne de l’Ouest.

Cette absence totale d’analyse, ou simplement de réflexion, n’est pas nouvelle chez Moretti : on la trouvait déjà en 2006, dans Le Caïman, son film contre Berlusconi ; toujours « gauche divine », il voyait dans celui-ci la cause de tous les maux de l’Italie : dès lors, il suffisait d’écarter Berlusconi pour retrouver une Italie vertueuse et progressiste. Depuis, tous les gouvernements qui se sont succédé ont bien montré que, bien plus qu’une cause, Berlusconi était un symptôme. Ce simplisme « buoniste » culmine ici dans la manifestation finale, manifestation anti-russe, qui multiplie les images de manifestants aussi différents que possible (âges, looks...) pour bien nous convaincre que les militants, qui deviennent ici la société italienne tout entière (Polonais et éléphants inclus), sont unanimes contre les Russes. On pense (bien plus qu’à Fellini) à la séquence finale de Peau d’Âne, de J. Demy, avec le défilé hétéroclite des invités au mariage. Ce n’est bien sûr pas dans ce genre de manifestation qu’on risque d’essuyer des tirs de flash ball, on est plutôt dans cette surréaliste manif Charlie, conduite par Hollande et Netanyahou.

Mais Moretti n’est pas aussi naïf qu’il aimerait le faire croire : le film ne se caractérise pas seulement par l’absence de toute élaboration intellectuelle, il exprime aussi une idéologie, celle du néo-libéralisme, et de notre guerre froide. Il est dans la ligne « tout ce qui est personnel est politique », et vice versa, celle du primat du sociétal sur le social : le rôle de l’actrice (jouée par Barbora Bobulova) qui incarne dans le film de Giovanni une militante assistante du secrétaire de section, Ennio, est ici important : chaque fois qu’elle joue une scène de caractère politique, elle la détourne vers le sentiment et le sexe (ce qui lui donne l’air, pour reprendre l’expression de l’héroïne du film Mort sur le Nil, d’« un babouin femelle en rut »). Le primat du sentiment est aussi celui des femmes et, bien sûr, les trois femmes du film (de Giovanni comme de Moretti) sont des super women, qui ont toujours raison, dans le domaine politique (femme pour l’insurrection hongroise, homme pour l’intervention soviétique) comme dans le domaine privé : la gentille Chiara, lasse de subir l’arrogance patriarcale de son mari, parvient à lui tenir tête et à se libérer ; quant à la fille de Giovanni, elle écrit une musique de film géniale, et vit une sexualité épanouie (là, on a du mal à y croire, vu qu’elle veut épouser un diplomate polonais pas mal délabré qui pourrait être son grand-père – dans ce film, même les détails sont à côté de la plaque).

Mais là où on tombe dans l’imposture intellectuelle et politique, c’est dans la version de Moretti de l’histoire du PCI : on est prié de croire que l’insurrection hongroise marque un tournant décisif, la prise de pouvoir, au sein du parti, par le « peuple » communiste, qui va se débarrasser du stalinisme et orienter le parti vers le sociétal (l’amour avant l’engagement politique, l’homosexualité, les droits de l’homme...) contre les dirigeants sclérosés (une scène montre Togliatti, le secrétaire général, regardant d’en haut la foule, caché dans le coin d’une fenêtre (craintif ? de mauvaise humeur ?), obstiné dans son soutien à l’URSS. Et Moretti essaie de nous faire croire que c’est là le vrai (le bon) communisme (conformément à l’adage : un bon Indien est un Indien mort).

En réalité, ce tournant a été pris après l’échec du compromis historique et l’assassinat d’Aldo Moro, en 1978, et il a été pris par les dirigeants, contre la base : alors que les électeurs restaient fidèles au PCI « à l’ancienne » (c’est-à-dire marxiste !), les dirigeants insistaient sur la nécessité de rajeunir le parti en renonçant à tous les principes marxistes (la lutte de classe en premier lieu), et ce sont les dirigeants qui ont décidé de faire hara-kiri en 1991, remplaçant le PCI par des formations aux noms improbables (La Marguerite etc.) avant de fonder l’actuel PD, champion du libéral-atlantisme. Mais, aujourd’hui, on n’a aucun scrupule à récrire l’Histoire. Mieux vaudrait lire le livre de Guido Liguori, Qui a tué le Parti Communiste Italien ?, publié en 2011 par les éditions Delga, que de regarder le film de Moretti.

Une scène montre Giovanni interrompant le tournage d’un film pour, dit-il, réfléchir à la violence non médiatisée par l’art : il aurait mieux fait de réfléchir à la propagande non médiatisée par l’art – même si la nullité du film est, dans l’affaire, la seule chose réjouissante.

Rosa Llorens

Note :
Contre les esprits mal tournés qui verraient dans son film des implications politiques, Moretti y a caché une arme de guerre : le petit-fils du psychanalyste que consulte Chiara, qui passe un examen, s’est planqué dans les toilettes pour lui demander de l’aide : que veut dire "oï epibouleuomenoï" ? Il suffit pour résoudre le problème de consulter le dictionnaire : cela signifie : les conspirateurs, qu’aujourd’hui on traduirait par : "les complotistes", terme par lequel on met fin à tout questionnement, par lequel on excommunie, qui est l’équivalent du médiéval "hérétique".

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COMMENTAIRES  

04/07/2023 20:50 par Xiao Pignouf

Bref, tout film qui n’entre pas dans le moule idéologique de la « chef-kouizinière » Llorens, c’est une daube.

04/07/2023 23:12 par Victor34

Encore un qui a succombé à la société du spectacle, à la politique-spectacle ou au spectacle triste de leur propre inculture, voire néant géopolitique. Ils, elles sont nombreux dans le monde du cinéma et des arts à s’accrocher aux dogmes de l’époque pour continuer à exister.

D’« autarcique », il semble devenu autiste, un clown triste qui ne fait plus rire personne ; ce n’est pas seulement sa femme et sa fille qui le trouvent pénible, mais le spectateur, agacé par ses numéros de narcissique, inutilement étirés, ainsi l’entrevue avec les représentants de Netflix, dans laquelle, pour mettre le spectateur de son côté, il se contente de faire des mines stupéfaites aux moments où on est censé rire de leur jargon managérial. En fait, on en arrive à se dire que cela ne lui ferait pas de mal d’être un peu bousculé par de nouvelles méthodes.

J’ai particulèrement apprécié ce passage ci-dessus, qui ne s’adresse pas seulement à nanni moretti, devenu un insupportable vieux gamin narcissique, constamment dans l’auto-citation. l’auto-célébration et dans la construction de sa gloire personnelle. Un exemple de plus du fourvoiement de l’art dans l’hyper-individualisation et de la fabrique de soi comme une marque absolue et intemporelle, Dommage, comme chez Woody Alen, il y a du bon et du très bon, de l’inutile, de l’alimentaire et beaucoup de conformisme finalement.

Il va peut-être crier "Uk-crâniaaaaaaa" à l’occasion d’une cérémonie de l’entre-soi cinématographique et médiatico-politique, deux faces d’une même médaille, celle inconsistante du monde d’hier.

05/07/2023 08:34 par robess73

Navré de contredire l immense xiao mais les critiques de rosa sont justes,pertinentes et de très bon niveau .la dame connait sont sujet .

05/07/2023 09:35 par CAZA

HéHé Mort de rire .
Superbe Xiao toujours aussi perfidement non consensuel en cuisine .

Merci a Moretti de m’avoir fait connaitre la divine Silvana Mangano , qui a été le grand amour de Marcello parait il .
https://www.facebook.com/watch/?v=892890904898313

05/07/2023 12:47 par Josy

La chef cuisinière a attendu la fin de la carrière du gentil monsieur : c’est bien et c’est charitable ! il y a longtemps que j’ai cessé de savoir ce qu’il cherchait à raconter en dehors de ses problèmes de mobylette.,

05/07/2023 15:11 par Josy

Voilà un cinéaste qui a pu faire une longue carrière en faisant de la mobylette et en se trouvant épatant.
Pour moi sa cuisine a toujours été peu consistante et je n’ai jamais compris quel était son propos en dehors de lui même.
Il ne manquera pas.

06/07/2023 06:35 par Xiao Pignouf

Salut Robess,

Immense, immense... je ne mesure qu’un mètre quatre-vingt-dix.

Llorens essaie de comprendre le film, moi, j’essaie de la comprendre, elle. J’essaie de comprendre et d’analyser sa croisade anti-féministe, sous-jacente à chaque fois qu’elle écrit sur n’importe quel film voire n’importe quel sujet.

Je ne dis pas que rien n’est critiquable dans le féminisme actuel mais c’est comme si elle rejetait les fruits du féminisme de la vieille école qui a fait des femmes, globalement, des personnes moins soumises aux hommes et à leurs désirs, comme si elle voulait, sans l’assumer, renvoyer les femmes à la « kouizine », ce qui est une métaphore pour tout état de soumission, d’assujettissement, de docilité, d’obéissance silencieuse des femmes. C’est, si je ne m’abuse, un discours réactionnaire. Je ne dis pas qu’elle est réactionnaire, mais je sens poindre chez elle, comme chez beaucoup d’auteur(e)s à gauche, ce désir réactionnaire. C’est d’autant plus étonnant que Rosa Llorens... est une femme.

Bien sûr que le « wokisme » a envahi les productions, mais il se cantonne très largement à des prods amerloques que l’auteure ne regarde peut-être même pas. En chercher la plus petite trace dans les prods européennes, au moindre comportement un peu trop en confiance d’un personnage féminin ou à la présence d’un personnage homosexuel (et oui, dans la vraie vie, ces personnes existent), ça peut vite tourner à l’obsession. Et la seule analyse raisonnable du wokisme dans les films et séries US est une analyse anti-capitaliste : il n’y a pas d’agenda wokiste et l’industrie cinématographique américaine n’en a rien à secouer des femmes et des gays, elle cherche juste à faire davantage de profits. Il convient donc de s’attaquer au capitalisme plutôt qu’à celles et ceux qu’il utilise pour son compte.

Si tu aimes les chroniques ciné, je te conseille ce blog tenu à 50% par un vieil ami, un des plus vieux et des plus fourni sur le sujet en France : http://shangols.canalblog.com/

07/07/2023 11:59 par Rosa Llorens

Xiao Pignouf voit le monde avec des oeillères : il s’imagine apparemment que l’Europe est une oasis tranquille, un "jardin" ; a-t-il entendu parler de la mondialisation ? Les tendances des cinémas européens sont les mêmes que celles du cinéma US, elles en sont le reflet, cela fait partie du soft power US (faut-il vraiment rappeler ces évidences ?). Si je parle de l’image néo-féministe des femmes dans les films, c’est qu’elle est partout ou presque (pas dans le film Alcarràs, ni dans About Kim Sohee, 2 films du reste non français). Et si le néo-féminisme m’est particulièrement antipathique, c’est que c’est un lobby, qui ne représente qu’une infime partie des femmes : en général, les femmes sont des êtres humains, comme les hommes, et qui vivent avec eux, les femmes riches avec des hommes riches, les femmes ouvrières ou employées avec des hommes ouvriers ou employés. Je trouve en outre assez déplaisant qu’un homme décide comment doivent penser les femmes, ce qui convient ou non à une femme, et vos attaques ad hominem, ou plutôt ad mulierem.

07/07/2023 19:19 par Ida

Depuis que je connais LGS je lis et respecte les opinions du grand Xiao, 1m90 oui c’est grand. Mais tout de même où y -t-il une critique du féminisme dans cet article sur le film de Moretti par Mme Llorens ?
Je n’ai pas vu le film mais l’analyse de Rosa Llorens sur le comparatif de la Hongrie de 1956 vs la situation actuelle ukrainienne me semble une bien grosse ficelle que Moretti exploite. Et suis d’accord avec les autres commentaires, en voulant se faire passer pour drôle et atypique, on dirait plutôt qu’il se fond dans le moule de la pensée dominante.
Je ne veux pas créer de débat sans débat et surtout je respecte les opinions de Xiao sur bien d’autres sujets bien plus importants que le cinéma. Et merci à Mme Llorens pour son analyse.

10/07/2023 12:25 par robess73

Salut XIAO .
La tu me réponds facon "homme politique" ..c est a dire a coté de la plaque ! La critique de ROSA du film de Moretti pointe essentiellement son anti communisme primaire (dans l air du temps)b ainsi que son engagement atlantiste (dans l air du temps)..et tu me réponds sur le "wokisme" dont il n est pas question dans sa critique !Sur tes conseils j ai été lire la critique du film écrite par ton vieil ami qui contrairement a rosa ,le trouve SUBLIME ! le mieux serait de le voir pour en débattre mais j avoue que son avant dernier m avait particulièrement ennuyé ...ce réalisateur n a plus grand chose a dire ...ni a montrer .

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