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Mon Mai 68

Il n’y a pas de raison ! J’ai eu vingt ans la nuit des barricades. Alors j’ai le droit de raconter Mai 68 comme je l’ai vécu, et surtout comme je m’en souviens.

Dans ces cas-là , captatio benevolentiae oblige, il faut une bonne accroche. Alors je vais partir des trois pages consacrées par Paris Match (numéro du 13 mars) aux anciens de Mai 68.

Ces pages figurent sous la rubrique " culturematch " (sic). On y voit tout d’abord une photo d’anciens et récents combattants : Patrick Rotman et son fils, Goksin Sipahioglu, André Glucksmann et son fils, Jean-Luc Hees, Hervé Hamon, Cabu et Alain Geismar. A l’objectif, ils offrent un visage un peu niais ou perdu. Je n’ai qu’une seule chose à leur dire : fallait pas y aller. Que ces personnalités (à part les fils de) qui ont la soixantaine et qui ont fait leurs preuves, se soient fait piéger de la sorte par cette publication qui les hait, tout cela pour figurer sur une photo de la " foire aux vanités " , est bien la preuve que l’esprit de Mai 68 ne l’a pas totalement emporté, quoi que puisse en penser l’avocat d’affaires de Neuilly.

La photo est légendée ainsi : « Ils prétendaient mettre le feu à la société. Quarante ans après, ils en sont les mandarins. Les nantis conformistes. »

Ce qu’il y a de bien quand on veut étudier d’un peu près les textes de Match, c’est qu’il y a une erreur, doublée d’une petite saloperie, par mot. Non, ces hommes au sourire un peu niais ne sont pas les mandarins de la société. Avec talent, ils ont oeuvré dans l’édition, la photo, la radio, l’Éducation Nationale. Ils sont de beaux exemples de réussite professionnelle. Les mandarins, les nantis, sont l’hyper-bourgeoisie qui gouverne le monde, à commencer par le propriétaire de l’hebdomadaire qui se paye la tête de ceux qui, comme moi, ont eu vingt ans en 1968 et qui se sont retrouvés acteurs, ou simples observateurs, d’un mouvement d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de notre pays, d’un mouvement qui a propulsé la jeunesse et les classes laborieuses sur le devant de la scène, d’un mouvement qui a fait vaciller un De Gaulle qui ne s’en est jamais remis.

La deuxième page est consacrée à un article signé par Gilles-Martin Chauffier, un des responsables de la rédaction de l’hebdomadaire. On se baisse et on ramasse un florilège de la pensée d’extrême droite : « Ils traitaient les CRS de SS mais se transformaient en caniches face aux commandos de la mort de Che Guevara » (Guevara est mort huit mois avant les " événements " ), « Ils s’attribuent une libération des moeurs qu’on doit à Elvis, à BB ou à Johnny - alors qu’eux-mêmes ne rêvaient que d’un régime à la Pyon-gyang. Où ils auraient trôné à la tribune officielle », « Quand on voit les potentats gorgés de notes de frais que sont devenus les opposants à la guerre du Vietnam, nul ne songe plus à descendre protester contre la guerre en Irak - que quasiment tous les soixante-huitards historiques ont appelée de leurs voeux ! », « Sous les pavés, les gavés », « Ce sont nos patrons, ils occupent tous les bons postes ».

On s’arrête là . De toute façon, depuis les années cinquante et Raymond Cartier, les éditos de Paris Match, ça n’est que de la haine et du vomi enrobés d’atlantisme.

Je n’ai eu aucun mérite à " faire " Mai 68. Je viens d’une famille de gauche, laïque et républicaine, une famille d’enseignants où l’on n’appréciait pas vraiment l’agrégé Pompidou, fondé de pouvoir chez Rothschild. Ma première action militante date de 1962. Le Premier ministre, ancien employé du grand banquier, donc, avait mis sur le carreau des dizaines de milliers de mineurs de charbon. Leurs femmes et leurs enfants manifestaient en criant « Pompidou, des sous ». Ce n’était pas Germinal, mais tous ces gens étaient à bout, désespérés. Avec d’autres ados, je collectai de l’argent pour qu’ils puissent manger.

Il y aura ensuite les manifs contre la guerre au Vietnam. Ce sont les défoliants qui m’ont vraiment motivé. Les industriels qui les fabriquaient produisent maintenant des OGM.
Sûrement à cause de mon amour indéfectible pour le vénéré Kim Il Sung (Mao devait être trop à droite pour moi), je me retrouvai par un bel après-midi d’avril, rue des Trois Cailloux à Amiens, dans la première manifestation organisée par les étudiants picards. Nous n’étions pas bien nombreux, mais nous comptions parmi nous une célébrité locale (il vivait à Amiens à l’époque), un héros de mon enfance, Alain Bombard. En 1952, il avait traversé l’Atlantique à bord d’un canot pneumatique de quatre mètres de long, se nourrissant uniquement de plancton. Après deux mois de traversée et vingt-cinq kilos perdus, il avait atteint les Antilles en relativement bon état. J’avais, par la suite, dévoré son livre Naufragé volontaire. Il était de gauche, de fibre très écologique. Il serait un très éphémère ministre de l’Environnement sous François Mitterrand, le temps d’être démissionné après s’être prononcé contre la chasse. En 1968, il avait quarante-quatre ans, l’âge de mes parents. Ce petit homme rond et vigoureux manifestait pour l’instant tranquillement à nos côtés, nous encourageant avec le sourire. Ce fut ma première impression, forte et bizarre, de Mai 68 : une légende au ras des pâquerettes, défendant une cause encore un peu floue.

Arrivés près de la Maison de la Culture (inaugurée par Malraux quelques années auparavant), nous nous assîmes par terre, en plein milieu du carrefour passant au bout de la rue des Trois Cailloux. Je n’avais jamais bloqué la circulation, il n’y avait pas le moindre " CRS-SS " à l’horizon, juste quelques agents en pèlerine. Pour la première fois de ma vie, je transgressai l’ordre dans le cadre d’une action collective.

Puis tout alla très vite. En deux ou trois semaines, la quasi-totalité de la fonction publique débraya, les trains se firent rares, l’essence et les cigarettes devinrent des produits confidentiels, des entreprises chaque jour plus nombreuses furent occupées. Heureusement, je ne sais plus pour quelles raisons et selon quelles modalités, des activités essentielles ne s’interrompirent pas. Les banques restèrent ouvertes, les salariés purent toucher leur paye, les éboueurs (grévistes ou non, je ne m’en souviens plus) ramassèrent les poubelles.

Je l’ai suggéré plus haut, ce grand mouvement n’eut aucune conséquence néfaste sur ma famille nucléaire, bien au contraire. Nous étions tous d’accord ; et comme il est bien connu que l’on ne peut discuter valablement qu’avec les gens dont on partage en gros les opinions, la dialectique cassa des briques dans nos murs. Mes parents étaient des fonctionnaires en vue à Amiens : mon père était inspecteur primaire et ma mère sous-directrice de collège. Ils n’hésitèrent pas une seconde à assumer publiquement leur adhésion au mouvement, malgré, pour mon père, la menace du préfet de le sanctionner. Mais le nombre des grévistes était tel, y compris chez les fonctionnaires d’autorité, que le préfet n’aurait pas su où donner de la tête s’il lui avait fallu mettre à pied tous ces serviteurs de l’État. Il est des moments dans l’histoire où le rapport de force fait que les pouvoirs constitués deviennent un théâtre d’ombres sans prise sur le réel.

Puis survint, entre deux manifestations (elles étaient incessantes), le moment de ce qui constitua le gros de notre activité d’universitaires. Nous avions parfaitement conscience que nous pouvions et devions construire quelque chose d’autre. On ne répétera jamais assez que sous De Gaulle et son banquier de Premier ministre (oui, je sais, fin esthète, spécialiste authentique de poésie, ami de Françoise Sagan et du couple Buffet, mais, en fait, dirigeant brutal avec son ministre de l’Intérieur Marcellin), le pays légal était en complet décalage avec le pays réel. Cent cinquante mille Françaises avortaient clandestinement, le rédacteur en chef du journal télévisé était le ministre de l’Intérieur, les femmes salariées ne pouvaient ouvrir un compte sans l’accord de leur mari. On a souvent dit, pour simplifier, que le mouvement était parti de l’Université de Nanterre (cet établissement d’enseignement supérieur jouxtant le plus grand bidonville d’Europe) parce que des étudiants voulaient pouvoir rendre visite à leur copine quand ils le souhaitaient. C’est parfaitement exact : cette exigence fut le catalyseur sociétal d’un puissant mouvement social protéiforme.

Comment fonctionnait l’Université avant Mai 68 ? De manière encore moins démocratique que l’Université après la Loi Pécresse. Les responsables n’étaient pas élus mais nommés dans le plus grand secret par d’autres responsables dont on ne connaissait pas l’identité. Les enseignements étaient globalement bons, mais ils reproduisaient d’autres enseignements dispensés par la Sorbonne de l’après-guerre. Ainsi, dans ma branche, il fallait être un hardi pionnier pour enseigner ou étudier la linguistique tandis que la connaissance de la société anglaise se résumait principalement à une acquisition bâclée de l’histoire du pays. Barthes, Greimas, Genette n’étaient pour nous que des noms.
Nous nous retrouvâmes presque quotidiennement au sein de diverses commissions de travail pour décider des contours et des structures d’une université davantage ouverte sur le monde et plus démocratique. Nous fumions. Au sens propre du terme. On ne peut imaginer aujourd’hui, alors qu’il est interdit de fumer dans les espaces publics, ce que furent ces interminables assemblées générales enfumées, le martyre enduré par nos camarades non-fumeurs, nos vêtements qui sentirent le tabac froid pendant deux mois.
Mais ces AG furent surtout, pour mes condisciples et moi-même, l’occasion de mieux connaître nos profs, et de nous rapprocher de certains d’entre eux.

Le responsable du département d’anglais était André Crépin. A priori, tout nous opposait, lui et moi. Il était Ulmien et catholique (un ancien " Tala " , pour les connaisseurs), spécialiste de linguistique et de vieil anglais, deux disciplines qui me barbaient. Politiquement, il était, à ce moment-là , modérément de gauche. Pendant ces événements, et bien qu’il passât son temps à tenter de nous freiner des quatre fers, il continua à me fasciner par son immense culture, sa liberté d’esprit, son humour, sa disponibilité, sa gentillesse. Un de ses anciens professeurs de lycée, directeur du Courrier Picard, que je connaissais un peu, me dira par la suite qu’André était devenu angliciste par défi car l’anglais était sa matière la plus faible. Il est vrai que son oral était franchement moyen (l’anglais de la Sorbonne d’après-guerre). De fait, c’est en latin et en grec qu’il était le plus brillant. Comme il s’intéressait à tout, je lui fis découvrir les Beatles en 1969. Jamais nous ne nous sommes perdus de vue. André fut présent lors de l’enterrement de ma soeur en 1980, puis de celui de mon père en 1992. En 1990, il me fit le grand bonheur de présider à Poitiers mon jury d’Habilitation à Diriger les Recherches. A cette occasion, et ce pour bien souligner qu’il ne s’en laissait pas conter, il dit à mon fils, au cours du vin d’honneur consécutif à la soutenance : « Orwell écrivait comme un pied ». Pendant vingt ans, j’avais écrit deux mille pages sur cet auteur, et André le faisait tomber, à tort évidemment selon moi, d’un piédestal où je ne l’avais d’ailleurs jamais installé. Je répondis simplement à cette pointe : « tu écris 1984, et après on en rediscute calmement. » André Crépin fit l’une des plus belles carrières de l’Université française. Pour services rendus à la couronne britannique (il est l’auteur d’ouvrages de référence sur l’histoire de la langue anglaise), la Reine d’Angleterre lui conféra l’Order of the British Empire. J’assistai à la remise de la médaille à l’ambassade du Royaume-Uni à Paris. André fut honoré juste après le PDG français de la filiale française de la compagnie Shell (ou BP, je ne me souviens plus). La reine remerciait donc en cette circonstance, et dans un même mouvement, le serviteur de Beowulf, du vieil anglais, et celui des intérêts pétrolifères britanniques, ce qui laissa André très songeur. En 1993, la communauté des anglicistes honora André Crépin en lui offrant un volumineux Hommage. Je contribuai à ce fort volume par un article sur " Orwell linguiste " , ce romancier qui écrivait comme un pied... En 2002, André fut élu académicien, membre de l’Institut au titre des Belles Lettres. En cette année 2008, ses amis universitaires l’honorent de nouveau pour ses quatre-vingts ans. J’apporte ma contribution à ces nouveaux Mélanges par un article sur deux chansons des Beatles. La boucle est (provisoirement, dans l’attente de ses quatre-vingt-dix ans) bouclée.

Et puis il y eut Bernard Cassen. Il s’agit certainement de l’homme qui a exercé la plus forte et durable influence sur moi. Lorsqu’il débarqua en 1967 à la Faculté des Lettres d’Amiens, je vis tout de suite qu’il était doué d’une personnalité hors du commun. Il avait trente ans, avait été reçu premier à l’agrégation d’anglais en se permettant de faire une dissertation de quatre pages, tant son esprit de synthèse était exceptionnel, et il venait d’être nommé maître-assistant à Amiens après avoir enseigné au lycée Henri IV et à la Sorbonne. Il nous donnait des cours de civilisation britannique, et c’était passionnant. Il venait d’un milieu modeste des Landes. Ses parents, employés, s’étaient établis à Argenteuil, en banlieue parisienne. Tous deux étaient militants communistes (c’est dire si, avec le père de Cassen, j’eus des échanges assez vifs). Nous devînmes complices et amis à l’occasion de cette page d’histoire. Pendant ces deux mois de lutte, je compris rapidement à quel point Cassen avait un sens politique rare, sachant devancer l’événement car il comprenait parfaitement ce qui se passait, et faisant preuve d’un jugement très lucide sur les hommes et les femmes. L’année suivante, je passai ma licence d’anglais et je m’apprêtai à partir pour un an en Grande-Bretagne, enseigner le français à la Tadcaster Grammar School où j’avais été brièvement lycéen. Mes valises étaient quasiment bouclées lorsque je reçus un coup de téléphone de Cassen qui me dit : « Viens me rejoindre à Vincennes où, avec quelques autres, nous avons fondé une université et où l’on a besoin de gens comme toi ». Il me donna une heure pour réfléchir, me forçant, il faut bien le dire, légèrement la main. Bernard Cassen inventa et fonda ATTAC ; il en fit, avec quelques autres, un des mouvements politiques les plus originaux et les plus influents d’après-guerre. Le NON au référendum sur l’Europe lui doit beaucoup.

Parmi les autres enseignants qui jouèrent un vrai rôle durant ces deux mois, je citerai, au premier chef, le doyen Jean-Paul Moreau. C’est peu dire qu’il était hostile au mouvement, mais le sens de l’Histoire de ce grand géographe, son respect de la démocratie lui permirent de comprendre et d’admettre qu’une page se tournait. Moreau est mort en 2000. Je me souviens également de Jacqueline Levi-Valensi, déjà brillante spécialiste d’Albert Camus. Par oecuménisme, elle était dans le mouvement, mais avec des réserves. Je lis dans Wikipédia qu’elle est décédée en 2004. Elle aura eu le temps de terminer l’édition pour la Pléiade de deux tomes des oeuvres de l’auteur de L’étranger.

Parmi les étudiants qui m’accompagnèrent pleinement dans le mouvement, je citerai mes deux copines Françoise Petithomme et Michèle Possien. Toutes deux viscéralement de gauche, douées d’une vraie conscience politique. Vers l’âge de quarante ans, Françoise fut victime d’un virus qui lui dévora inexorablement le coeur. Une transplantation fut nécessaire. Elle partit se faire opérer, telle qu’en elle-même, volontaire et la fleur au fusil, mais mourut sur la table d’opération. Elle laissa deux orphelins. Son décès me causa un profond chagrin. Je suppose que Michèle Possien est devenue professeur d’anglais. Je ne l’ai jamais revue. Michèle, si tu me lis…

J’ai vécu une soirée et une nuit que je qualifierai de chaudes. Avec deux ou trois condisciples, nous étions descendus à Paris. Nous voulions respirer l’ambiance du théâtre de l’Odéon. A quelques centaines de mètres de ce lieu déjà mythique où Sartre s’était fait apostropher sans ménagement et où Jean-Louis Barrault, le directeur, lui aussi très contesté, avait déclamé cette phrase impérissable : « D’accord, Barrault est mort, mais il reste Jean-Louis », nous fûmes attaqués par des CRS qui avaient reçu l’ordre de disperser une manifestation qui n’existait pas, ou, en tout cas, pas encore. Pour la première et dernière fois de ma vie, je fus enveloppé par un nuage de gaz lacrymogènes. Je peux dire que c’est extrêmement désagréable, même lorsque les grenades tombent loin de vous. On pleure comme des madeleines pendant des instants interminables. Dans l’Odéon, où nous passâmes la nuit allongés sur la scène, j’eus la prémonition d’un article que Bertrand Girod de l’Ain, responsable du service " Éducation " au Monde, écrirait quelques jours plus tard en volant son titre à Rimbaud : "Le bateau ivre" . Le théâtre était tenu par des " Katangais " , un mélange de futurs maoïstes et de zonards déjantés. Comme avait dit Churchill en une circonstance plus glorieuse, c’était le commencement de la fin.

Les immenses manifestations anti-gaullistes (nous fûmes bien quarante mille à Amiens, une ville de cent vingt mille habitants) n’y feraient rien. Mai 68 allait mourir de sa plus belle vie : c’est en effet parce que le mouvement avait été puissant, mais foisonnant, désordonné, inventif, qu’il s’éteignit sans amertume. Il renaîtrait dans la foulée, irriguant tous les secteurs de la société. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, au moins, la classe ouvrière - souvenons-nous de Lip, impensable aujourd’hui - relèverait la tête (les possédants avaient eu vraiment peur), les médias nationaux commenceraient à s’émanciper, un vrai vent de liberté soufflerait dans les lycées et dans les facs, la condition féminine connaîtrait de nouveaux progrès.

Quarante ans après, j’avoue que je ne sais pas avec précision ce que "Mai 68" a changé en moi. Je crois qu’à vingt ans tout est joué et qu’on peut, à la rigueur, persévérer dans son être ou se repenser à la marge. J’appartiens à une génération qui n’a pas connu la guerre mais qui a été marquée par des récits de guerre. Lorsque j’étais gosse, à Hénin-Liétard, je croisais quotidiennement des veuves de guerre habillées de noir, quand je ne rencontrais pas une ou deux " gueules cassées " qui habitaient dans mon quartier. Je ne parlerai pas des récits de Douaumont ou de la bataille de la Somme relatés par des membres de ma famille qui avaient eu la chance de survivre à ces horreurs. Les années quarante-cinq à soixante-cinq avaient été - forcément - marquées, plombées aussi, d’une certaine manière, par la stature exceptionnelle de De Gaulle. Mai 68 permit à ma classe d’âge de tourner une page. Je dirai que ces deux mois m’ont, à jamais, projeté vers l’avant. Une telle aventure collective m’a aidé à penser que rien n’est écrit, que si tout n’est peut-être pas possible, tout peut être tenté, que le progrès comme la réaction - la "réforme", comme dit la droite - est d’abord dans nos têtes, qu’il ne faut pas se contenter du fait accompli, qu’il faut détester le principe de réalité, la réalité étant assez contraignante par elle-même.

Je souhaite à mes plus jeunes enfants de connaître un jour une griserie collective aussi forte.

Bernard Gensane

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Bernard GENSANE
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