Les premières images rapportées par les associations (2015) sont dures. On y voit des animaux apeurés, frappés à coup de bâtons ou de barre de fer, conduits de force dans des box de contention où ils se débattent et se blessent. Là, une canule est insérée dans leur veine jugulaire pour y retirer plusieurs litres de sang. Après la prise de sang, les animaux affaiblis peinent à se tenir debout, certains s’écroulent même d’épuisement. Les animaux observés dans les pâtures sont maigres, malades ou blessés. Certains souffrent de plaies ouvertes et infectées, d’autres de fractures. Des cadavres gisent sur le sol.
Tout ça pour quoi ? Une hormone. Explication : durant les 120 premiers jours de gestation, les juments sécrètent la gonadotrophine chorionique équine (eCG), une hormone entrant dans la composition d’un "médicament" vétérinaire qui est utilisé pour déclencher et/ou synchroniser les chaleurs des femelles en élevage (filières ovine, caprine, porcine, bovine et lapine). Une "hormone de fertilité" en quelque sorte. Celle-ci permet de faciliter le travail des éleveurs, en regroupant/synchronisant les inséminations et les naissances, mais aussi d’augmenter leur capacité de production, en obtenant des naissances tout au long de l’année.
Le traitement appliqué aux juments est des plus sordides. Pendant près de 2 mois (entre le 40ème et le 120ème jour), les juments se voient prélever 5 litres de sang par séance (soit environ 15 % de leur volume de sang total), à raison d’une à deux séances par semaine. A la fin des deux mois, les juments sont avortées, parfois de façon médicamenteuse (comme en Argentine), parfois directement "à la main" et sans anesthésie (comme en Uruguay), puis de nouveau fécondées. Après 3 à 7 ans d’un tel traitement, les juments encore en vie partent à l’abattoir, alimentant alors le commerce de la viande chevaline (exportée notamment vers la France). Environ 10 000 juments sont ainsi exploitées en Argentine et Uruguay.
L’eCG se vend plus d’un million de dollars les 100 grammes. En Argentine, une société, nommée Syntex, s’est spécialisée dans ce juteux commerce. Avec comme clients des laboratoires pharmaceutiques européens et nord-américains : l’étasunien Zoetis, l’allemand IDT Biologika, le français CEVA, l’étasunien MSD et l’espagnol Hipra (les 3 derniers commercialisant sur le sol français). Suite aux enquêtes de TSB et AWF (une première publiée en 2015, puis d’autres en 2017, 2018) et à la forte mobilisation des associations, les différents laboratoires ont progressivement cessé de se fournir auprès de Syntex : MSD en 2015, CEVA en 2018. Seul Hipra est resté sourd aux sollicitations.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En 2019, Syntex s’implante en Irlande, via la création d’une société nommée Syn Vet-Pharma, et modifie le nom de son produit à base d’eCG, Novormon devenant Fixplan. Ce dernier est approuvé dans plusieurs pays européens : France, Allemagne, Espagne. En France, il est commercialisé par la société Biové (appartenant au groupe Belge Inovet). Mais en 2022, suite à une nouvelle enquête de TSB et AWF (montrant que rien n’a changé depuis 2015) et sous pression des associations (Welfarm notamment), Biové annonce à son tour sa décision d’arrêter la commercialisation du produit.
Parallèlement à l’importation du Fixplan (depuis l’Irlande), il apparait que la France n’a jamais cessé ses importations en provenance d’Amérique du sud ; et sous forme de poudre pure, directement. Ainsi, Welfarm révèle qu’en 2021, la France a importé 770 grammes de poudre d’eCG pure en provenance de Syntex-Uruguay pour un montant de 8,8 millions de dollars ; et, en 2022, 300 grammes pour un montant de 3,99 millions de dollars. Pour quels destinataire(s) précisément ? L’enquête ne le précise pas. Il apparaît en tout cas que La France est le seul pays importateur au sein de l’Union européenne en 2021 et le seul importateur au monde en 2022.
La contestation gagne petit à petit le terrain institutionnel. En 2016, le parlement européen publie un amendement déclarant que la production d’ecG dans les pays tiers n’est pas conforme aux standards de l’UE en matière de protection animale. Et en 2017, suite à une pétition signée par plus de 1,9 million de personnes, le même parlement exhorte la direction des "Audits et analyse dans les domaines de la santé et de l’alimentation" de la Commission européenne à contrôler que les fournisseurs d’eCG respectent bien les standards de l’UE en matière de bien-être animal.
Nouvelle enquête en 2021, cette fois-ci dans un pays européen (hors UE) : l’Islande. Les "fermes à sang" existent dans ce pays depuis plus de 40 ans, mais une majorité du public les découvre à ce moment là. Les images tournées par AWF révèlent à peu près les mêmes horreurs qu’en Amérique du sud : à savoir des animaux battus, conduits de force dans des boxes pour y être saignés, épuisés et peinant à tenir debout après chaque saignée. Selon Isteka, une société qui possède des fermes de ce type, 5 litres de sang sont prélevés chaque semaine, et ce, 8 semaines d’affilé. Au bout de 3 à 7 ans, les juments encore en vie partent à l’abattoir. Environ 5 000 juments sont ainsi exploitées en Islande.
En octobre 2021, dans sa résolution dite "De la ferme à la table", le parlement européen énonce que les "expérimentations animales non indispensables n’ont pas leur place dans la chaîne alimentaire. Rappelant les prescriptions de la directive 2010/63/CE (remplacer et réduire le recours aux animaux dans les procédures scientifiques), il demande à la Commission et aux États membres d’interdire l’utilisation d’eCG. Une résolution une nouvelle fois soutenue par les associations (Eurogroup for animals, TSB, AWF), exhortant elles aussi la commission à prendre position.
En mars 2022, dix-sept ONG déposent une plainte contre l’Islande auprès de European Free Trade Association Surveillance Authority -EFTA/ESA- (instance qui veille à la conformité des échanges entre l’UE et quelques pays tiers - dont l’Islande), l’accusant de violer la directive 2010/63/CE. En retour, la commission réagit enfin, si l’on peut dire. Se déclarant "gravement préoccupée" par le traitement des chevaux élevés pour leur sang, elle indique qu"elle ne peut pas imposer ses normes de bien-être animal à d’autres pays", mais "croit au dialogue pour faire évoluer les choses". Bref...
Encore plus consternante est la position de certains organismes vétérinaires qui vont jusqu’à jusqu’à présenter l’utilisation d’eCG comme une mesure de bien-être animal. Ainsi l’Ordre National des Vétérinaires (français) qui explique que l’hormone est "utilisée à des fins thérapeutiques pour traiter des troubles de la reproduction et à des fins de bientraitance animale pour organiser les élevages en bandes homogènes" ; quant aux "conditions de vie des juments", elles sont rapportées par des "vidéos militantes" lesquelles "ne permettent pas de se forger une opinion." (communiqué d’octobre 2017)
Également sollicités (par Welfarm, Libération), les syndicats de la viande (Interbev) et des filières porcine (Inaporc) et caprine (Anicap) n’ont quant à eux pas répondu. Il serait également intéressant d’avoir l’avis des syndicats agricoles (FNSEA, Coordination Rurale), des "intellectuels de la viande" (Paul Ariès, Jocelyne Porcher, Frédéric Denhez) et de tous les adeptes de "la viande c’est naturel" sur le sujet. Notons que l’eCG (comme tout autre produit de ce type) est interdit en élevage bio, mais ce dernier représente moins de 5 % des parts de marché (entre 0,5 et 5 % selon le type de viande).
Suite au scandale des "fermes à sang" (et peut-être aussi en prévision des évolutions réglementaires à venir), quelques timides avancées ont vu le jour. En Suisse, l’utilisation d’eCG dans les élevages porcins a diminué de 80%. Les éleveurs l’ont remplacé par une combinaison de deux molécules synthétiques, toutes deux disponibles en France. De leur côté, les chercheurs de l’INRA ont breveté une molécule dont les effets, proches de ceux de l’eCG, s’avèrent prometteurs chez la chèvre et la brebis. Sa mise sur le marché exigerait un investissement financier de la part des laboratoires.
Mais se pose là encore, la question éthique de ces produits. En sommes-nous arrivés au point ou l’on trouve normal de fabriquer des médicaments pour les animaux d’élevage, juste pour améliorer leur fertilité (au delà de leur capacité naturelle) ? Juste pour augmenter les capacités de production et avoir des flux stables de viande bon marché à disposition ? Les traitements hormonaux (ou leurs substituts), s’inscrivent dans une longue liste de procédés (manipulations scientifiques, claustration, engraissement, mutilations, inséminations, gavage, broyage) rabaissant l’animal au rang de machine.
Elle est loin la viande de nos ancêtres. L’élevage moderne pousserait presque à devenir végan.
Quelques références
AWF/TSB : enquête sur les "fermes à sang" en Argentine et Uruguay (2015)
AWF/TSB : enquête en Argentine et Uruguay (2015-2017)
AWF/TSB : enquête en Argentine et Uruguay (2018)
Welfarm : les "fermes à sang" en Argentine et Uruguay (2018)
Welfarm : les "fermes à sang" en Argentine et Uruguay (2021-2022)
AWF/TSB : enquête en Islande (2021-2022)
Welfarm : les "fermes à sang" en Islande (2021)
Eurogroup for Animals : les "fermes à sang" en Islande (2021)
Arte : Reportage sur les "fermes à sang" en Islande
Welfarm : les juments exploitées dans les fermes à sang (Argentine, Uruguay et Islande)
Gonadotrophine chorionique équine (eCG)
Utilisation de l’eCG en élevage
Pétition lancée en 2017 demandant l’interdiction d’importer de l’eCG depuis l’Argentine et l’Uruguay
Résolution du Parlement européen de mars 2017 (cf paragraphes 43 et 44)
Résolution du Parlement européen d’octobre 2021 (cf paragraphe 130)
Plainte de 17 ONG auprès de l’EFTA Surveillance Authority en mars 2022
Ordre national des vétérinaires : les conditions de production de l’eCG
Une pétition à signer ici