Il y a trente ou quarante ans, il se publiait un livre par semaine comme celui des époux Pinçon-Charlot. En France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie etc. C’est-à -dire un ouvrage rigoureux, une analyse radicale, dans une perspective matérialiste, des mécanismes politiques et sociaux de la société capitaliste. La rareté d’un tel travail témoigne du recul très alarmant d’une réflexion réellement de gauche dans le monde d’aujourd’hui, dominé, écrasé par l’oligarchie financière.
Pour les auteurs, la notion de classes a disparu du langage politiquement correct. Les mouvements sociaux sont dénoncés comme archaïques. Les droits "arrachés de haute lutte par les travailleurs deviennent des privilèges inadmissibles" pour les financiers et leurs relais politiques. La suprématie de la haute finance, bien au-dessus de l’économie réelle, de la production, empêche d’identifier l’adversaire de classe, "puissant mais insaisissable". Où est le champ de bataille, demandent les Pinçon-Charlot ?
Lors de la folle nuit du Fouquet’s, le champagne a coulé en l’honneur du renforcement du bouclier fiscal. S’il n’y eut que 2722 foyers fiscaux remboursés en 2007 (19000 en 2010), c’est que nombre de riches, étant des fraudeurs grossiers, craignaient de se voir épingler par les vilains agents du fisc. Mais la contribution importante des Pinçon-Charlot est d’expliquer dans les détails en quoi ce bouclier injuste se double d’une arnaque : « il a pour effet d’exempter les plus riches de toute nouvelle forme d’imposition : étant déjà au-dessus du plafond, les nouvelles taxes ne feront qu’accroître le dépassement du seuil, et leur montant sera restitué. Pendant ce temps, les indemnités versées aux victimes d’un accident du travail sont désormais considérées comme un revenu et sont donc imposables. » En d’autres termes, non à l’insécurité fiscale, oui à l’insécurité pour les travailleurs ! Le bouclier fiscal ne serait pas grand-chose sans l’acceptation des paradis fiscaux. Contrairement à ce qu’a pu prétendre Sarkozy, la France tolère et accueille ces douceurs sur le sol métropolitain. Ainsi, l’État du Delaware possède, dans le XVIe arrondissement, une représentation française, France Offshore, conseil en délocalisation offshore et nationale, qui garantit « 0% d’impôts, aucune comptabilité obligatoire » et l’anonymat. On considère que les actifs français gérés par des banques françaises dans des paradis fiscaux atteignaient près de 500 milliards d’euros en 2008. Ce qui implique un manque à gagner pour l’État de 20 milliards d’euros (et pendant ce temps-là , certains se demandent comment payer les retraites). LVMH a 140 filiales dans les paradis fiscaux (l’administratrice Bernadette Chodron de Courcel et son mari Jacques Chirac sont-ils au courant ?).
Pas de protection des riches sans niches. Pas de niche sans un chien qui mord. En 2003, le nombre des niches était estimé à 418. Elles étaient 486 en 2008. Leur coût est passé de 50 à 73 milliards d’euros. Elles représentaient en 2008 27% des recettes nettes de l’État.
Face à la consanguinité des administrateurs du CAC 40, Marx boirait du petit lait : 98 administrateurs sur 445, soit 22%, détiennent 43% des droits de vote. On peut aller de toutes les sociétés à toutes les autres, expliquent les auteurs, « comme s’il n’y avait qu’un seul fil les reliant , comme s’il n’existait qu’une seule entité ». Chez les administrateurs, les hommes de « gauche » ne manquent pas, comme Hubert Védrine (ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand) chez LVMH. Parfois, nous sommes en plein brouillard idéologique. Proche du PS, Matthieu Pigasse, est un banquier d’affaires à la tête de Lazard France et Europe. Il a travaillé au cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, puis chez Laurent Fabius où il a contribué à quelques nouvelles privatisations. Il doit son entrée chez Lazard à Alain Minc. C’est par goût personnel qu’en 2009 il a acheté les Inrockuptibles. Son fort penchant pour la culture ne saurait être mis en cause : Bertrand Delanoë l’a nommé administrateur du théâtre du Châtelet. Pigasse est également proche du multi-milliardaire d’extrême droite Rupert Murdoch, mais il soutient Rue 89. Pour couronner le tout, il est membre de la Fondation Jean Jaurès, qui doit beaucoup à Pierre Mauroy.
Quand un milliardaire rencontre un autre milliardaire, ils se racontent des histoires de milliardaires. Raison pour laquelle la bourgeoisie se sent autorisée - alors que, s’il y a toujours des ouvriers, il y a de moins en moins de classes ouvrière - à s’affirmer plus cyniquement comme classe consciente d’elle-même, au nom de ses intérêts, au-delà des clivages politiques. Les élites administratives se sont massivement converties dans le privé et ont aidé à l’affaiblissement de l’État-nation. Parmi d’autres proches de Sarkozy, on retiendra les exemples de François Pérol, qui fait l’objet d’une information judiciaire pour prise illégale d’intérêt, mais qui a été élevé au rang de chevalier de la Légion d’honneur, ou encore de Stéphane Richard, dont la superbe maison fait baver d’admiration notre kleiner Mann, et qui a dû faire face à un redressement fiscal portant sur 660000 euros. L’important est que les lois du Marché dérégulé ont pénétré au coeur des entreprises d’État.
Autre ami bichonné : Tapie. L’idée de court-circuiter la vraie justice pour le rembourser très grassement datait d’avant la présidentielle. En février 2007, Pascal Clément, Garde des sceaux de Dominique de Villepin, proche de Jean-Marie Messier, marié à une de Choiseul Praslin, fait voter un amendement au Sénat qui autorise le gouvernement à prendre pour ordonnance des mesures permettant à des personnes de droit public de recourir à l’arbitrage. L’amendement est aussitôt cassé par le Conseil constitutionnel, ce qui n’empêche pas Sarkozy, une fois élu, d’imposer le tribunal arbitral. Composé de trois experts dont Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel qui avait cassé l’amendement, et Jean-Denis Bredin, ancien président des Radicaux de gauche et père de Frédérique Bredin, énarque, ancienne ministre socialiste, mais surtout importante dirigeante du groupe Lagardère. Tant qu’à écrabouiller les fondements de la justice républicaine, Sarkozy fera également dépénaliser le droit des affaires pendant que les pôles financiers des tribunaux disparaîtront peu à peu.
Le livre comporte un très long développement sur l’implantation de Sarkozy dans les Hauts-de-Seine. Les auteurs rappellent comment ce rejeton d’immigré a donné à ses fils les noms Jean et Pierre, c’est-à -dire ceux des apôtres des deux églises de Neuilly. La mainmise du kleiner Mann sur ces lieux d’affaires, de richesses, d’entregent et de tradition oligarchique est totale. Mais comme le président est toujours dans l’excès (ce qui ne lui fait pas gagner un seul centimètre), il a subi quelques revers car la bourgeoisie a son quant-à -soi : son candidat à la mairie de Neuilly fut battu par un autre représentant des classes supérieures, et puis il dut remballer les ambitions manifestées en faveur de son fils, étudiant moyen de deuxième année, à qui il avait réservé l’EPAD, qu’il avait lui-même présidé.
Lorsque Sarkozy se pique de philosophie, ce n’est pas triste. C’est le Café du commerce qui se moque de la pizzeria. Écoutons-le opérer ce raccourcissement extraordinaire sur les conséquences néfastes de Mai 68 sur la vie du capitalisme d’aujourd’hui : « Voyez comme la contestation de tous les repères éthiques a contribué à affaiblir la morale du capitalisme, comment elle a préparé le terrain au capitalisme sans scrupule des parachutes en or, des retraites chapeau, des patrons voyous. » Dire cela (comme un Cohn-Bendit sur cette même longueur d’ondes), tout en étant le défenseur acharné des très riches après avoir flatté dans le sens du poil la France qui se lève tôt, fut un brillant exercice de communication qui trompa son monde quelque temps. Il abusa également de nombreux citoyens grâce à un discours oxymorique, usant de termes et d’expressions du style " flexisécurité " , " développement durable " . Lagarde inventa même le concept risible de " rilance " , avant de se faire taper sur les doigts par son maître. L’intitulé du parti de Sarkozy est également oxymorique : une Union du mouvement populaire qui draine 80% des voies à Neuilly (où les logements sociaux sont attribués à des médecins, des avocats ou des experts comptables), un parti où des jeunes militants font les gamins derrière le masque de " Jeunes pop " , ne doit pas s’étonner de perdre régulièrement toutes les élections importantes qui le concernent (voir Bertrand Méheust, La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde).
Lors de la crise financière de 2008, il n’est pas exagéré de dire que Sarkozy a ruiné le pays. Son plan de soutien aux banques a représenté 120 milliards d’euros, six fois le " trou " de la Sécu. Pour prêter, il fallut emprunter sur les marchés financiers ces sommes faramineuses, dont les intérêts annuels représentent 9,5 milliards d’euros. Conséquence : alors qu’en 2001 (sous Jospin, gestionnaire père de famille du système capitaliste), les déficits annuels représentaient 57% du PIB, dans le respect des normes de Maastricht, nous en étions à 64% en 2007 et nous avons grimpé à 84% en 2010. Nos enfants payeront. Comme ils payeront le cadeau fait à Daguin (5,5% de TVA dans la restauration) qui grève le budget de la France de 2,35 milliards d’euros par an.
Que faire ? Les Pinçon-Charlot apportent quelques bonnes réponses à cette question historique :
– « Restituer l’intelligibilité des rapports de classe » en refusant l’approche individuelle des problèmes collectifs.
– Redonner des repères à la classe ouvrière « en dénonçant le mensonge selon lequel il existerait un continuum social où il suffirait de prendre l’ascenseur pour atteindre les paliers supérieurs ».
– Se souvenir que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » et que, d’après la Constitution de 1958, « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »
– Abolir le cumul des mandats qui professionnalise la vie politique et permet la pénétration du champ politique par le monde des affaires et par l’idéologie de Marché.
– Se scandaliser du fait qu’un seul député français soit, à l’origine, un employé, et que l’Assemblée nationale ne compte pas un seul ouvrier. Les 80% d’abstentionnistes de Clichy-sous-Bois lors des élections régionales de 2010 reprendront peut-être le chemin des urnes lorsque la représentation nationale, comme on dit abusivement, sera davantage en harmonie avec le pays réel.
– Respecter les résultats électoraux, ce que n’ont fait ni Sarkozy ni les socialistes lorsqu’ils ont appelé à ratifier le Traité de Lisbonne.
– Nationaliser les banques, ce qui permettra de reconstruire « un système de crédit public redonnant la priorité aux financements des besoins de la population ».
– Nationaliser les agences de notation et supprimer la Bourse, puisque ce n’est plus la Bourse qui finance les entreprises mais le contraire.
– Instaurer un impôt progressif prélevé à la source sur tous les revenus, activité et capital.
– Faire des riches un bon exemple, de sorte que les pauvres s’inspirent de leur solidarité.
Ces mesures ne déboucheraient pas sur le socialisme ; elles contribueraient à mettre un terme à la toute puissance de l’oligarchie qui a trouvé en Sarkozy, pour le moment, son meilleur serviteur.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy. Paris, La Découverte, 2010