« On voit la difficulté de construire une révolution socialiste sans démocratiser la propriété des médias, sans s’émanciper de cette prison culturelle de consommation massive, d’invisibilisation du travail, de fragmentation du monde, de passivité du spectateur. »
Thierry
Quelques idées en vrac et à la va-vite (parce qu’ici, cette défaite a fait mal et que Cuba en paiera les lourdes conséquences, ainsi que le reste de l’Amérique latine, parce que, dans sa soif de vengeance et de revanche, cette droite va s’efforcer de tout liquider du « chavisme » et que le « peuple » lui en a donné, hélas, les moyens ) :
Je crois qu’il faut aller plus loin : comment faire une révolution socialiste sans, pour en revenir à des fondamentaux du marxisme-léninisme, briser l’échine de la classe dominante et sans lui enlever son pouvoir économique, d’abord, politique ensuite (ou vice-versa) ? À plus forte raison dans un monde globalisé, en pleine étape du capitalisme néolibéral, où ce pouvoir économique s’est si dilué, est devenu si invisible, qu’il en reste presque insaisissable et qu’on ne sait trop où le frapper pour lui faire rendre gorge et éliminer sa mainmise, d’autant que les transnationales qui gèrent (voire gouvernent) le monde possèdent des moyens d’une efficacité redoutable compte tenu de leur énorme puissance économique. Comment faire une révolution socialiste et surtout la perpétuer sans se procurer les moyens de contrer ce qui est devenu une donnée nouvelle et absolument incontournable du monde contemporain, la guerre médiatique, qui se déclenche aussitôt qu’un peuple ou un gouvernement tente un tant soit peu de changer quelque chose à des règles du jeu séculaires, et qui recourt sans le moindre scrupule aux manigances les plus sordides et aux mensonges les plus éhontés pour discréditer toute tentative de changement ? Comment faire une révolution socialiste sans doter la population d’instruments idéologiques qui lui permettent de discerner le vrai du faux, de ne pas se tromper de cible, de savoir où frapper l’ennemi, de savoir où sont ses vrais intérêts ? Comment faire une révolution socialiste en respectant des règles du jeu instaurées depuis des siècles par la bourgeoisie, l’oligarchie, la classe dominante pour se maintenir au pouvoir et qu’elles sont prêtes à bafouer sans scrupules le cas échéant pour le récupérer au cas où une partie de ce pouvoir lui aurait échappé ? Comment faire une révolution socialiste en respectant scrupuleusement une « démocratie » dont tous les faits prouvent qu’elle ne sert à la longue que la classe dominante ? Comment faire une révolution socialiste dans un monde où il n’existe plus, depuis l’effondrement du camp socialiste en Europe, de contrepartie, de contrepoids à un capitalisme triomphant qui n’a plus rien à redouter d’un adversaire qui lui faisait peur ? Bref, comment faire une révolution socialiste et surtout la perpétuer sans établir le pouvoir du peuple, autrement dit ce que Marx appelait la « dictature du prolétariat », une expression vouée aujourd’hui aux gémonies, mais qui dit bien ce qu’elle veut dire ?
Sans elle, sans se donner tous les moyens de vaincre dans la lutte de classes qui se déclenche aussitôt, avec l’appui de ce qu’on appelait autrefois l’impérialisme, la révolution socialiste ne sera guère qu’un moyen de distribution de la richesse, jamais un moyen d’appropriation de celle-ci au bénéfice des classes populaires. Tant que vous ne touchez pas à ce qui fait l’essence même du pouvoir des classes dominantes, celles-ci auront toujours les moyens de le reprendre un jour ou l’autre.
Alors, je veux bien croire au « socialisme du XXIe siècle », mais il faudra alors me prouver qu’il se donne les moyens de « faire la révolution », autrement dit de changer la société au profit de ceux qui ont toujours été les couillonnés de l’Histoire. Je suis de près depuis le début, bien entendu, l’évolution de la révolution bolivarienne, puisqu’ici, à Cuba, nous sommes en quelque sorte aux premières loges pour la comprendre, étant donné les liens indissolubles qui se sont tissés entre le Venezuela et Cuba, j’ai admiré les qualités de leader de Chávez, j’ai lu ses discours de Chávez, j’ai même traduit son fameux Programme de la patrie, puisqu’il faisait traduire les choses essentielles de son gouvernement à Cuba, mais je n’y ai jamais découvert autre chose qu’un programme pour mieux distribuer la richesse, non pour se l’approprier au profit du peuple, pour sortir le peuple de la misère, non pour lui donner le pouvoir face aux classes dominantes.
Mais comment se l’approprier si l’on ne se dote pas des moyens de le faire ? Si l’on n’enlève pas aux classes dominantes, je le répète, leur pouvoir économique, qu’elles finiront par récupérer tôt ou tard ?
D’autant que si vous ne dotez pas le peuple d’une idéologie solide, qui lui permet de prendre conscience de ses intérêts primordiaux et de les défendre, la guerre médiatique tous azimuts finira par vaincre. Comment expliquer, par exemple, que le peuple argentin ait voté à plus de cinquante pour cent contre un gouvernement péroniste qui a pourtant réussi, en douze ans de présidence de Nestor et Cristina Kirchner, à sortir le pays du chaos et de la situation économique absolument catastrophique héritée des tenants du néolibéralisme, style Menen, et qu’il vienne de réinstaller au pouvoir cette même droite néolibérale coupable de tous ses malheurs, et qu’une partie de l’électorat péroniste ait préféré voter Macri plutôt que Scioli ? Manque de conscience idéologique des masses, incapables de saisir où sont leurs vrais intérêts. Comment expliquer que le peuple vénézuélien ait envoyé à l’Assemblée nationale une majorité absolue de députés de l’opposition, après dix-sept ans d’un « chavisme » qui a tout fait pour lui ? Comment les masses sont-elles ainsi capables de se tromper du tout au tout en donnant un tel pouvoir à ceux qui sont ses pires ennemis ? Manque de conscience idéologique, incapacité à saisir où sont leurs vrais intérêts.
Et qu’on ne me dise pas que la faute en incombe à la guerre économique impitoyable que la droite et ses alliés étrangers ont menée depuis deux ans. Car, de mon balcon cubain, je ne peux m’empêcher de faire des comparaisons. Le peuple vénézuélien aurait-il subi par hasard ce que le peuple cubain a supporté pendant des décennies en matière de guerre tous azimuts, et pas seulement économique : invasion, menace d’invasion directe des États-Unis, guerre psychologique, guerre bactériologique, mesures concrètes prises par l’impérialisme, etc. Que sont ces deux années de guerre économique comparées aux presque vingt ans de Période spéciale, quand l’île a touché le fond après l’effondrement du camp socialiste et la disparition de l’URSS, que le peuple cubain a eu faim, qu’il a été frappé de maladies causées par l’avitaminose et la malnutrition, qu’aucune lumière d’espoir ne venait éclairer la vie quotidienne ? Le peuple cubain aurait eu des dizaines de fois plus de raisons que le peuple vénézuélien de s’en prendre à son gouvernement et de se lancer dans la contre-révolution, mais s’il y a quelque chose qu’il sait et qu’il appris, c’est à ne pas se tromper de cible et à comprendre les raisons des événements. Aussi parce que la Révolution est sa révolution et le gouvernement révolutionnaire son gouvernement. Et aussi encore, il faut le dire, parce qu’il y avait un certain Fidel Castro…
Alors, oui, la question reste toujours la même, qu’on parle de « socialisme réel » ou de « socialisme du XXIe siècle » : comment faire la révolution et la perpétuer en laissant intact le pouvoir économique (aujourd’hui globalisé) de la classe dominante, et sans créer dans le peuple la conscience qu’en révolution, le gouvernement est son propre gouvernement et qu’en l’attaquant il se tire une balle dans le pied ?