L’ULB court derrière la VUB
Le déclencheur de cette décision est à chercher sans doute du côté de la VUB (Vrije Universiteit Brussel), le pendant flamand de la francophone ULB. « Le 10 décembre dernier, le directeur de l’Institut Confucius de la VUB se voyait interdire de visa pour l’espace Schengen suite aux soupçons d’espionnage qui pesaient contre lui » (3). Même si « l’homme nie les faits qui lui sont reprochés » (4), l’occasion était belle pour la VUB − dans le contexte actuel schizophrénique de l’Europe partagée entre son intérêt vital de coopérer avec la vaste Chine et des sentiments antichinois mal déguisés en défense des « droits de l’homme » à la sauce atlantiste − de montrer qu’elle ne transigeait pas avec son idéal de libre examen, allergique à toute influence communiste.
À une question parlementaire sur la présence d’espions chinois à Bruxelles, Koen Geens, le ministre belge de la défense avait, dans sa réponse le 4 décembre dernier, affirmé que « la Chine dispose d’un nombre important de structures qui lui permettent de diffuser la politique du Parti communiste » (5). Voilà donc l’ennemi N° 1 tout désigné : le PCC ! Comme il existe un bon et un mauvais cholestérol, il y aurait donc lieu de se méfier du mauvais soft power chinois − avec des espions encrassant notre démocratie − et de laisser toute liberté au bon soft power, par exemple états-unien ou israélien, tellement pur qu’il n’aurait pas besoin pour se diffuser « d’un nombre important de structures »...
Qu’il faille se montrer prudent pour éviter la divulgation de données sensibles à la Chine ou à d’autres puissances, nul n’en doute. Mais puisque, de l’aveu même de Judith Lemaire, vice-rectrice aux relations internationales de l’ULB, « Dans l’Institut Confucius, il n’y avait pas de matières industrielles ou technologiques sur lesquelles il y aurait pu avoir ce genre de dérapages » (6), il faut bien en conclure que c’est pour d’autres raisons que l’ULB a couru derrière la VUB.
Le contexte géopolitique
Il faut dire que la VUB-ULB n’est pas la seule institution universitaire au monde à larguer ses amarres avec un Institut Confucius. Il y a eu les précédents de Stockholm, Chicago, Lyon et Toronto. Dans le reportage de leur confrère de Radio Canada Frank Desoer qui suit l’article de Tom Denis et Françoise Wallemacq, on apprend que certains citoyens chinois, téléguidés par leur gouvernement, se seraient livrés sur le sol canadien à des comportements pour le moins trop zélés. Encore faudrait-il ne pas mettre dans le même sac des intimidations évidemment condamnables (une enquête a d’ailleurs été ouverte) et des refus d’auditoire parfaitement justifiables. Dans leur article, Tom Denis et Françoise Wallemacq font mention du Canadien Michel Juneau-Katsuya, ex-directeur de la zone Asie-Pacifique au Service canadien du renseignement de sécurité ; il déplore que « des choses ne pouvaient pas être enseignées, les fameux cinq poisons : le Tibet, Taïwan, par exemple. » Mais trouverait-on anormal que le Gouvernement français dissuade le Lycée français (de Shanghai par exemple) d’offrir une tribune à des indépendantistes corses ou à des Gilets jaunes radicalisés ?
Y aurait-il une différence de nature entre le soft power chinois développé dans les Instituts Confucius et le soft power français développé dans les Lycées français ? La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il est intéressant de noter que ces deux espèces d’institution, la chinoise et la française, au nombre d’environ 500 chacune, sont réparties chacune dans plus ou moins 140 pays dans le monde. Là où les chiffres divergent, c’est dans leur financement, et ça se comprend si l’on compare le budget de la France et celui de la Chine : si les Lycées français doivent coûter à l’État français environ 200 000 euros (7), la Chine, elle, investirait 2 milliards de dollars dans les Instituts Confucius, ce dont semble s’offusquer Michel Juneau-Katsuya : « on peut parler de propagande », dit-il. Tout dépend de ce que l’on met sous ce terme : cela peut tout aussi bien évoquer la Propaganda Abteilung que le simple rayonnement culturel. À laquelle de ces deux catégories servent les centaines de milliards de dollars que Hollywood et les multinationales investissent dans la promotion de l’American way of life ?
La décision de l’ULB s’inscrit parfaitement dans le cadre des mesures antichinoises prises par Washington et servilement avalisées par une Europe sans boussole. L’OTAN, bras armé des États-Unis, n’a-t-elle pas défini récemment la Chine comme le nouvel adversaire stratégique (et idéologique) à combattre ? Donald Trump n’a-t-il pas, malgré son « amitié » avec Xi Jinping, signé la loi adoptée par le Congrès en soutien aux manifestants de Hong Kong (8) ? N’assiste-t-on pas, à propos du Xinjiang, parallèlement aux reproches sans doute fondés adressés à Pékin, à une vaste campagne médiatique occidentale aboutissant à nier purement et simplement la dimension islamiste, parfois terroriste, de certaines factions ouïghoures ?
Le divorce de l’ULB avec l’Institut Confucius s’explique sans doute par l’espèce d’hystérie antichinoise qui s’est emparée d’une bonne partie de l’opinion occidentale.
Université vs obscurantisme
Même s’il n’y avait pas ce contexte géopolitique exacerbé, je dois dire que la décision de l’ULB ne m’étonne pas trop, étant donné les sentiments antichinois que j’ai déjà pu expérimenter depuis plusieurs années – c’était à propos de la problématique tibétaine − dans le chef de trois professeurs de l’ULB, titulaires de chaires traitant de la Chine. Comme mes analyses, fondées sur mon expérience personnelle et l’étude des plus grands tibétologues (essentiellement anglo-saxons), ne cadraient pas avec leur vision « Free Tibet », il et elles m’ont prié de cesser tout contact : étrange attitude de la part de représentants d’une institution qui a pour devise : scientia vincere tenebras...
Je n’avais pas encore, à l’époque, pris connaissance des recherches critiques d’Élisabeth Martens : http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/429-la-pleine-conscience-une-vitrine-du-bouddhisme-une-percee-du-bouddhisme-tibetain ; elle y met le doigt sur les liens incontestables entre deux courants à la mode : la « pleine conscience – mindfulness » et le bouddhisme tibétain. Avant de continuer à me lire, j’invite le lecteur à se reporter à cet article bien documenté et très clair. Ce qu’Élisabeth Martens critique, ce n’est évidemment pas la valeur de la méditation. Elle-même, enseignant la médecine chinoise depuis 25 ans et le qigong et le taijiquan depuis 20 ans, est bien informée des avantages que peuvent procurer les méthodes méditatives, surtout dans nos vies agitées. En tant que scientifique ayant une formation en biologie, elle ne met pas non plus en cause la confirmation par les neurosciences des bienfaits de la méditation.
Ce qu’elle dénonce, c’est l’assimilation qui s’est faite entre « pleine conscience » et bouddhisme tibétain. Je cite ici ces quelques lignes de conclusion : « Alors quand on m’avance que la ‘Mindfulness’ est une méthode laïque destinée à aider les dépressifs, à soigner les burn-out ou à remplacer la rilatine chez les enfants hyperkinétiques, permettez-moi de rire jaune. Car ce que la ‘Mindfulness’ implante dans notre inconscient au jour le jour, c’est une chaîne de cause à effet simplissime (pour ne pas dire simpliste) : pleine conscience = bien-être = méditation = bouddhisme = pacifisme = dalaï-lama = cause tibétaine. »
Il est pour le moins paradoxal que l’ULB, qui se présente comme le fer de lance de la laïcité, ouvre un boulevard aux missionnaires de la « pleine conscience » et s’inscrive ainsi dans une mouvance flirtant avec la théocratie...
Laïcisme, bouddhisme et néolibéralisme
Étrangement, ce n’est pas la première fois que des militants de la laïcité pure et dure, dans leur entreprise salutaire de soustraire la gestion de l’État au cléricalisme catholique, en viennent à se ranger derrière la bannière de ... Bouddha. Dans son « analyse sans concession du bouddhisme à l’occidentale » : Qu’ont-ils fait du bouddhisme (Bayard, 2018), Marion Dapsance fait remarquer que la figure de Bouddha comme repoussoir de Jésus a bien servi en France la cause anticléricale, au point d’inspirer les manuels d’instruction morale destinés, selon la volonté de Jules Ferry, à remplacer le catéchisme catholique. Un autre farouche anticlérical notoire, Georges Clemenceau a même participé à des rituels bouddhiques organisés au Musée Guimet (9).
L’argument ultime des laïques, adeptes du bouddhisme, consiste à affirmer que le bouddhisme ne serait pas une religion, mais une sagesse dont chaque croyant ou chaque athée pourrait faire son miel. C’est la thèse de l’UBB (Union bouddhique belge) qui essaie depuis des années de se faire reconnaître officiellement comme « philosophie non confessionnelle ». Si cette reconnaissance tarde tant, c’est sans doute parce que les autorités politiques belges se sont peu à peu rendu compte qu’il s’agissait là d’une mystification, car le bouddhisme ─ notamment le bouddhisme tibétain ─ partage avec toutes les autres religions, les mêmes caractéristiques et les mêmes tares (10). ULB, UBB : même combat ?
Comme celles du Seigneur, les voies de l’ULB apparaissent bien impénétrables, sauf, et ça nous ramène au point de départ, à les resituer dans le contexte géopolitique de montée en puissance du géant chinois qui crée la panique dans les cercles néolibéraux. La « pleine conscience » à la sauce bouddhique, tellement compatible avec le néolibéralisme, ne constitue-t-elle pas un puissant rempart idéologique contre le soft power chinois ? Ce n’est sans doute pas pour rien que le moine bouddhiste Matthieu Ricard, porte-parole attitré du dalaï-lama, est régulièrement invité au forum économique mondial de Davos et que les décideurs du monde occidental y boivent ses paroles, censées améliorer le fonctionnement de nos entreprises et de la société tout entière.
Dommage que, pour prendre sa décision de rompre avec l’Institut Confucius, l’ULB se soit laissé guider par sa frange la moins progressiste ! Avec toutes les promesses d’échanges culturels avec la Chine, que devraient encore faciliter les nouvelles routes de la soie, l’Alma mater bruxelloise risque bien de s’en mordre les doigts.
(1) Cité par Sabine Verhest dans son article L’ULB ne collaborera plus avec les Chinois de l’Institut Confucius (« La Libre Belgique », 17/12/2019).
(2) En titre de l’article cité de Tom Denis et Françoise Wallemacq, L’ULB cessa sa collaboration avec l’Institut Confucius (site de la RTBF, 17/12/2019).
(3) Voir Bruxelles, cible des espions chinois par Thomas Mangin dans « La Libre Belgique » du 18/12/2019. D’après l’article cité à la note 2, il s’agit d’un certain « Xinning Song (...) banni de la zone Schengen par la Sûreté de l’État pour une durée de huit ans. »
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Cité par Tom Denis et Françoise Wallemacq.
(7) D’après Marion Joseph, Le coût de la scolarité des enfants français à l’étranger dans Le Figaro, 01/08/2011.
(8) Lire, sous la plume de Lionel Vairon, ancien diplomate et sinologue, Hong Kong, protectorat américain, site « Chine-info.com », 25/11/2019.
Notons que la répression chinoise des « démocrates » hongkongais a été nettement moins dure que la répression des Gilets jaunes en France.
(9) Ma recension de ce livre de Marion Dapsance est à trouver dans http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/449-qu-ont-ils-fait-du-bouddhisme-bonne-question).
(10) Voir notamment : http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme/178-le-bouddhisme-sujet-aux-derives-comme-tout-autre-religion ; il s’agit d’une lettre ouverte restée sans réponse, adressée à Marine Manouvrier de ... l’ULB !