La « gauche » devenue libérale est particulièrement chargée de détourner les références révolutionnaires : on a vu le slogan « No pasarán » devenir la bannière des antifas de salon pour défendre l’organisation anti-russe Pussy riot ou pour stigmatiser Bachar el Assad dans sa lutte contre les djihadistes (quel paradoxe !).
On avait donc bien des raisons de se méfier du film d’animation Josep, d’Aurel, et on n’a plus guère de doutes devant sa sortie massive sur les écrans (46 cinémas à Paris et en Région parisienne), digne d’un blockbuster hollywoodien. Cerise sur le gâteau, cette sortie se produit en plein procès des complices des auteurs de l’attentat contre Charlie. Aurel avait-il donc quelque chose à dire sur la République espagnole ou la Révolution catalane (puisque le héros, Josep Bartolí, est un Républicain catalan), ou vient-il apporter sa pierre à la béatification des journalistes de Charlie ? (par les temps qui courent, il vaut mieux préciser que condamner les positions politiques de ce média ne veut pas dire faire l’apologie du terrorisme).
Qu’en est-il donc ? Selon le site lebleudumiroir, la forme est « magistrale » : il s’agit d’un dessin du type « ligne claire », lourd, peu animé (bien sûr, on dira que c’est voulu, on ne voulait pas faire du Disney, mais raconter la vie d’un dessinateur), entremêlé des vrais dessins (beaucoup moins « ligne claire ») de Josep Bartolí, dessinateur catalan qui a laissé son témoignage sur les camps de concentration français où ont été parqués les Républicains espagnols lors de la Retirada, en février 1939 ; bref, le film est un hommage qu’on peut qualifier de scolaire, voire parfois ennuyeux. Quant au fond, on aurait du mal à le cerner si on y cherchait les enjeux politiques de la Guerre Civile.
En fait, le film présente deux vices, le victimisme et la confusion idéologique.
Bien sûr, on ne pouvait pas ne pas parler des souffrances des prisonniers espagnols : pour neutraliser les « Rouges », le gouvernement français (Daladier) s’était contenté de fermer des espaces, de plage souvent (on est dans le Roussillon) par des barbelés, sans aucune infrastructure ; au début, les Républicains dormaient à même le sol, à l’air libre (et si l’hiver roussillonnais peut sembler doux, l’humidité y est presque aussi meurtrière qu’un froid sibérien). Les dessins de Bartolí témoignent ici du quotidien des prisonniers, et montrent comment ils ont eux-mêmes construit les infrastructures dont ils avaient besoin pour survivre. Mais le film se complaît dans les mauvais traitements, humiliations et exactions dont ils étaient victimes de la part des gendarmes français. Or, les Républicains n’ont jamais demandé la compassion (« les pauvres, comme ils ont souffert ! ») ; c’ était par définition des hommes engagés et ce qu’ils voulaient c’était la reconnaissance (et le triomphe) des valeurs pour lesquelles ils s’étaient battus.
Mais ces valeurs, et plus précisément les positions politiques, sont réduites à la bouillie habituelle du politiquement correct : Josep répète qu’il n’était ni communiste ni anarchiste – qu’était-il donc ? Mystère... On est amené à penser qu’il représente la mythique « troisième Espagne », celle qui voulait que tout le monde soit gentil, comme le personnage féminin (évidemment) qui morigène deux prisonniers, l’un communiste, l’autre anarchiste, comme s’il s’agissait d’une dispute entre gamins. C’est en consultant Wikipédia qu’on apprend que Bartolí militait au POUM, le parti trotskyste (il était donc bien communiste) où il a même été, pendant la guerre, commissaire politique.
Selon lebleudumiroir, « Josep brouille les pistes en démontrant que ses amis d’hier étaient plus fracturés dans leurs idées et dans leurs actes et que les lignes étaient désormais troubles », ce qui ne l’empêche pas de conclure que le film est « un véritable outil pédagogique » : quand un fait est complexe, la pédagogie consisterait donc à tout laisser dans le flou ! Il faut ici rappeler le film de Ken Loach, Land and Freedom, qui expose de façon lumineuse les points de conflit entre communistes et anarchistes (et leurs alliés, les trotskystes du POUM). De toute la richesse des discussions de l’époque, il ne reste que l’habituelle antienne des conservateurs et des fascistes sur les « crimes » des anarchistes (couvents et églises brûlées, curés et bonnes sœurs assassinés). Bon prince, Josep explique que c’était la faim qui les avaient rendus fous ! Les défenseurs de la République avaient surtout constaté que, lors du putsch manqué du 18 juillet 1939, des snipers leur tiraient dessus depuis les églises et couvents. Reste aussi une condamnation de l’assassinat de Trotsky par un communiste (un militant du PSUC, le Parti Communiste catalan, Ramón Mercader) – ça ne mange pas de pain : pour la « gauche », Trotsky versus Staline, c’est devenu, comme le Che versus Fidel Castro, une icône bobo sans danger.
Aurel n’a donc pas grand chose à dire sur les Républicains espagnols. Ce qui l’intéressait chez Bartolí, ce qu’il voulait magnifier, c’est son statut de dessinateur, parfois illustré de façon grotesque (on entend les cris d’une femme violée par les gendarmes, Josep se précipite sur son crayon et fait à son ennemi personnel, le mauvais gendarme, une tête de cochon). On va donc abandonner les Républicains à leur sort, et retrouver Josep, quelques années plus tard, au Mexique, où il devient l’amant de cette autre icône bobo, et féministe, Frida Kahlo (on pourrait croire à une fiction romanesque, mais non, c’est bien dans la biographie de Bartolí). Cela permet de dénigrer Diego Rivera, un extraordinaire muraliste, et un peintre engagé, sous prétexte qu’il s’occupe trop de ses fresques (où il représente l’histoire et les luttes du peuple mexicain) et pas assez de Frida, sa femme. Et c’est elle, forte de son œuvre narcissique, qui va formuler la morale de l’histoire, appuyée sur Freud (contre Marx) : les dessins de Bartolí, avec leurs contours nets, sont une erreur, qui témoigne de sa peur (de mâle patriarcal et blanc sans doute) ; pour se libérer, il doit se laisser emporter par les flots de la couleur (qui, elle, est féminine, pour ne pas dire matriarcale). Mais il y aura une deuxième morale, plus précisément politique : nous sommes à New York (ville-phare de la démocratie), de nos jours, où Valentin, le petit-fils du bon gendarme qui a aidé Josep à s’enfuir (sur ce point, le film tombait en pleine invraisemblance), vient voir une exposition consacrée à Bartolí ; en sortant, il se retourne vers la commissaire de l’exposition, arborant d’un air vengeur un crayon entre les dents !
Femmes puissantes et sexuellement libres (une séquence qui laisse perplexe montre des prisonnières organisant au camp un bordel de campagne – la prostitution étant un signe d ’émancipation) et dessinateurs héroïques, voilà à quoi se réduit l’engagement du film. C’est l’occasion de faire remarquer que caricatures et films d’animation (ceux-ci étant très à la mode pour traiter de sujets sérieux, voire tragiques) ne sont pas gage d’une pensée subversive : au contraire, leur caractéristique essentielle est de reposer sur la simplification, c’est-à-dire sur une base de clichés inlassablement martelés par les médias. C’est ainsi que Charlie Hebdo représente Bachar el Assad par deux attributs, la flaque de sang, et les mouches (celles-ci du reste omniprésentes chez Charlie avec les étrons) : le lecteur reconnaît immédiatement, de façon pavlovienne, le « boucher de son peuple » construit par les médias, et s’identifie aux positions du magazine, sans que celui-ci ait à présenter de faits ni d’idées (les idées, c’est dangereux, ça se discute). Mais Charlie n’attaque pas seulement Bachar el Assad, il est le masque politiquement correct du préjugé raciste anti-arabe et anti-musulman (il faut encore citer l’analyse d’Emmanuel Todd dans Qui est Charlie ?). Il faut noter que parmi les dédicataires du film figure un des dessinateurs de Charlie Hebdo,Tignous, le spécialiste de la figure du beauf, autrement dit l’homme du peuple (la tête du mauvais gendarme semble être une référence à cette figure).
Le politiquement correct trouve son apothéose dans le thème de la transmission, qui donne sa forme au film (le bon gendarme, mourant, raconte l’histoire de Josep, et la sienne, à son petit-fils – c’était aussi la forme de Land and Freedom, mais elle était bien différemment exploitée) et la forme fait ainsi oublier le fond : transmettre, c’est merveilleux, inutile de préciser ce qui est à transmettre, et si on transmet par le dessin, c’est-à-dire sans énoncer d’idées (sinon des généralités « généreuses »), c’est encore mieux. On peut ici revenir au bleudumiroir : Josep, « un véritable outil pédagogique et didactique sur histoire et mémoire, mais également une sublime mise en abîme sur le métier d’illustrateur et son rôle ». La Guerre d’Espagne apparaît ainsi pour ce qu’elle est ici, un simple prétexte, mais un prétexte appréciable, qui permet de désamorcer (d’une pierre deux coups) un des plus hauts jalons du XXe siècle révolutionnaire.