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Frédéric Rousseau. L’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie.

Paris, Le Seuil, 2009

Nous connaissons tous la photo de ce jeune garçon juif, les mains en l’air, terrorisé parce qu’un soldat allemand pointe sur lui un fusil-mitrailleur. En compagnie de sa mère, qui se retourne par crainte de recevoir une salve de balles dans le dos, et d’un groupe d’enfants et d’adultes, il sort d’un immeuble du ghetto de Varsovie. A noter que ce que l’enfant voit devant lui est peut-être plus terrorisant que ce qui le menace derrière lui.

Au fil d’un travail très rigoureux, Frédéric Rousseau explique quand, comment et pourquoi cette photo s’est imposée comme une icône, peut-être même L’icône de l’extermination du peuple juif pendant la Deuxième Guerre mondiale. La leçon principale de ce travail de recherche étant qu’une photo n’existe pas en soi : elle est construite par l’histoire, par tous ceux qui la regardent, et elle ne peut être lue que selon cette construction culturelle.

La photo appartient à un album attaché au rapport du général Stroop intitulé Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie (Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr), rapport destiné à la haute hiérarchie de la SS et devant attester la « liquidation définitive » du ghetto.

L’identité de cet enfant est connue depuis 1978 : il s’agit d’Arthur Shimyontek Domb, âgé de huit ans en 1943. On ne s’en étonnera pas, les négationnistes vont s’emparer de cette information pour " révéler " que l’enfant n’avait pas été assassiné dans un prétendu camp d’extermination, et qu’il vivait, richissime, avec son père et sa mère à Londres. Robert Faurisson ne sera pas le dernier à gloser sur le « ghetto-boy ».

Rousseau observe que, bien qu’ayant été sollicitée lors du procès de Nuremberg, la photo sombra dans l’oubli pendant près d’une décennie. Elle apparaît quelques secondes pendant le film Nuit et brouillard d’Alain Resnais en 1956, extraite de son contexte (elle accompagne les mots « raflés de Varsovie »), sans que le mot " ghetto " soit prononcé, et sans que le film « renvoie au sort spécifique infligé aux Juifs d’Europe, alors que, parmi toutes les victimes du système concentrationnaire, seuls les enfants juifs et tziganes ont été systématiquement déportés pour être exterminés. »

En 1961, avec Le Temps du ghetto, Frédéric Rossif signe un film peu rigoureux, bourré d’erreurs. La photo de l’enfant apparaît en toute fin pour illustrer une opposition artificielle entre le « troupeau des esclaves » et les « combattants insurgés ». Pendant vingt ans, d’autres photos seront préférées à celle d’Arthur Domb pour illustrer la révolte du ghetto. En 1993, pour le 50e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, le CDJC publie un numéro spécial du Monde juif, illustré de nombreuses photos de l’album Stroop, mais sans celle d’Arthur Domb et les siens. On note que la première occurrence de la photo dans un manuel d’histoire pour classes terminales en France date de 1962, deux ans après la première occurrence en Allemagne.
Pendant des années, Anne Frank aura été une victime beaucoup plus consensuelle : d’origine allemande vivant en Hollande, parfaitement assimilée, elle raconte une histoire dénuée de valeurs juives spécifiques. Son Journal respire l’espoir en la vie. Son témoignage est celui d’une enfant qui souffre, pas d’une petite Juive en particulier. Sur la couverture de l’édition française pour le Livre de Poche de 1950, Anne sourit, les bras croisés sur un cahier d’écriture. Aux antipodes des bras levés d’Arthur, figure christique superbement reprise en 2007 par Samuel Bak dans son tableau Crossed Out.

A partir des années soixante, la photo sera utilisée comme icône laïque dans divers ouvrages de divers pays, recadrée, retravaillée, parfois même colorisée. L’enfant symbolisera alors l’extermination de tous les Juifs. Dans les années quatre-vingt, les manuels français iconiseront définitivement l’enfant, visant à une identification des écoliers à la victime. Arthur Domb étant souvent zoomé, son histoire est singularisée par rapport à celle de sa famille, et aussi à celle de ses assassins.

En 1996, la photo est utilisée par un groupe de rock pour renvoyer à d’autres victimes. Sur la couverture du CD Europe et haines, on voit l’enfant en buste sur un fond bleu parsemé des étoiles du drapeau de la Communauté européenne. Au lendemain de l’horreur de Srebrenica, des chanteurs français crient que l’Europe n’a pas pu empêcher des massacres génocidaires dignes de ceux du ghetto de Varsovie.

En 2002, la revue L’Histoire publie un numéro spécial : " L’antisémitisme : du judaïsme antique au conflit israélo-arabe " . En couverture, plein cadre, Arthur Domb est, écrit Rousseau, « happé par l’histoire collective des Juifs ». L’extermination de l’enfant et des siens est convoquée pour décrypter le présent d’Israël.

La conclusion de l’historien est sévère : « En définitive, la photographie de l’enfant de Varsovie est victime de sa redoutable efficacité. A l’ère du multimédia planétaire, un petit clic nous fait zapper d’une victime à une autre : clic ! Mohammed Al-Dourah [tué dans les bras de son père, en direct à la télévision, par des balles israéliennes] efface le petit garçon de Varsovie. […] L’image du ghetto de Varsovie n’est plus un document ; elle a cessé d’être un outil pédagogique : brouillée, travestie, abusée, retournée, détournée, elle a perdu sa capacité d’alerte : elle n’informe plus ; elle s’est usée de ses mésusages. […] En somme, dans une certaine mesure, ce sont des histoires sans histoire - ni celle des individus, ni celle des peuples - que donnent aujourd’hui à lire et à comprendre ces images. »

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