Il est d’ailleurs difficile de minimiser l’intensité du krach de mars 2020, puisque la crise de préconfinement a aussi été accompagnée d’un conflit entre pays de l’OPEP, ce qui fit chuter les bourses de manière spectaculaire. Peu importe votre opinion politique et votre avis sur la gestion de la crise sanitaire, les faits sont bien là et le monde est tombé dans une période particulièrement trouble. Une période qui impose donc un minimum de perspective et remise en question pour être correctement appréhendée.
Bien sûr, tous les dirigeants du monde (ou presque) ont fait l’exercice du mea culpa et du « monde d’après », avec plus ou moins de sincérité. C’était un passage obligé envers des électeurs qui ont souffert de la crise et qui se devaient d’être rassurés, mais il est clair qu’il n’y aura pas de véritable changement de paradigme tant que le personnel politique traditionnel restera en place. Puisque le monde d’après ne peut qu’être un monde post-capitaliste ... ou post-apocalyptique !
Des changements devront donc obligatoirement arriver dans le système d’échange mondial, si nous ne voulons pas revivre de nouvelles catastrophes du genre de celle-ci, car les épidémies virales incontrôlées ne sont qu’une des nombreuses conséquences de notre système économique, sur les écosystèmes, le climat et le vivant. Et ne parlons même pas de la gestion marchande des services publics (tel que la santé), introduits par le management néolibéral et la concurrence à tout prix, qui a détruit les principales armes pour combattre les crises et qui affecte les populations les plus pauvres.
Pour toutes ces raisons, il est désormais possible d’affirmer que les bien-fondés idéologiques de la mondialisation néolibérale ont été définitivement discrédités par les faits, puisqu’ils sont directement responsables de la mauvaise gestion de la pandémie. En somme, leur théorie a échoué à l’épreuve de vérité et n’a même pas été capable de servir l’intérêt des riches sur le long terme, puisque la mauvaise santé et le manque de résilience de l’économie mondiale résultent de l’application de ces mêmes pratiques. Quand on voit que c’est désormais les millionnaires eux-mêmes qui réclament d’être plus taxés, c’est que les choses sont allées trop loin et qu’ils doivent commencer à réellement craindre (pour eux) l’évolution des choses.
Comme je le mentionnais dans mon article de mars dernier, le monde est présentement en train de changer, mais pas nécessairement pour le mieux. Si la planification semble incontournable, la socialisation de l’économie mondiale est, quant à elle, loin d’être acquise, même si elle donne dans les faits un véritable pouvoir de planification. Cependant, les vieilles habitudes idéologiques font que les solutions qui favorisent le plus grand nombre et qui demandent un peu trop de contribution aux riches seront évidemment écartées par des dirigeants obnubilés par l’intérêt des entreprises et combattront ces changements vers la gauche, même s’ils doivent nuire à une vraie relance saine de l’économie.
C’est que si ces changements arrivent bel et bien, ceux-ci ne sont pas encore pleinement visibles et sont encore loin d’être théorisés par les idéologues du capitalisme et leurs pratiques risquent d’être confuses encore quelque temps. Tous ces gens sont encore tétanisés par la gestion de la crise. À un point tel que même Warren Buffett, l’homme dont la maxime est « avoir peur quand d’autres sont cupides et être cupide quand d’autres ont peur », en est au point de ne plus savoir où placer ses milliards !
Le « monde d’avant »
Depuis plus de 30 ans, tous les secteurs de nos sociétés sont touchés par la libéralisation à outrance. La théorie néolibérale prétend que la recherche du profit doit servir de base à la gestion de tous les secteurs de l’activité humaine, via l’action de la « main invisible ». Alors, que ce soit le domaine de l’alimentation, de la santé ou de l’éducation, ces savantes personnes ont réussi à faire croire au bon peuple que rien ne doit rester hors de portée des marchés, puisque c’est la seule façon de les réguler pour le bien de tous ! Comme vous le savez désormais, cette vision a été pulvérisée par les faits, même si elle relevait de la pensée magique la plus grotesque dès le départ.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le modèle économique dominant des 30 dernières années (celui issu de l’École de Chicago, aussi appelé « néolibéralisme ») est encore plus instable que le vieux capitalisme de papa, car il court-circuite tous les processus de redistribution, justifie l’absence de toute réglementation et ne tient plus compte des besoins humains. Ce système semble peut-être fort pratique pour satisfaire les appétits toujours plus grands des capitalistes, mais il implique aussi une croissance exponentielle continue pour se maintenir, puisque la richesse n’est pratiquement plus redistribuée.
L’impact de ce parasitisme et de l’inégalitarisme doctrinal du système apporte cependant son lot de soucis sur l’activité productive. Notamment par la concentration massive de capitaux hors du circuit des échanges pour flotter dans les limbes de la spéculation, puisque s’accumulant dans la poche des super-riches. Comme cet argent ne peut être dépensé (il y en a bien trop), celui-ci sera placé, mais pas dans les petites entreprises, puisque trop risqué et peu rentable. Il finira donc dans les produits jugés sûrs, comme les dettes d’États riches, les actions de multinationales et autres produits dérivés. Mais si les investisseurs n’investissent pas directement dans les PME et les « starts up », l’État lui doit le fait à sa place, puisque c’est là que se trouvent les principales sources d’emplois. Cependant, celui-ci le fait généralement à crédit, via les investisseurs, ce qui fait que le gros de l’investissement est basé sur la dette d’État et non sur la finance, à qui incombe pourtant ce rôle.
Au fait, on croit souvent que la dette est un problème et que l’économie se porterait mieux sans, mais en réalité elle est nécessaire à la croissance dans le système, puisque celle-ci engendre la création de nouvelles monnaies qui sert à remplacer celle qui est aspirée par la finance et l’épargne et irrigue les circuits de la consommation ordinaire via leurs dépenses. Mais un jour ou l’autre, le niveau de dette général doit forcément dépasser la croissance économique possible à son remboursement. C’est alors que les marchés financiers perdent confiance, les crédits se raréfient et le cycle économique s’arrête.
Le « monde d’aujourd’hui »
La crise du Covid-19 a eu pour particularité de bloquer l’économie réelle, avec la période de confinement et les mesures sanitaires, dans une période qui prédisposait déjà une nouvelle crise cyclique. Cependant, la nature structurelle de la crise est encore généralement ignorée et les autorités économiques sont persuadées (ou se persuadent) que la crise n’est que conjoncturelle. Un accident de parcours quoi ! Ce qui fait que les États sont autorisés à s’endetter comme jamais, mais en contrepartie de pratiques bien peu « orthodoxes », comme les assouplissements quantitatifs (ou quantitative easings, QE) et l’action directrice des banques centrales dans les marchés. Néanmoins, même si les méthodes sortent du dogme néolibéral, l’ordre économique n’a pas encore changé d’orientation (l’intérêt des riches) et c’est encore les financiers qui contrôlent le crédit, alors le paradoxe de la mondialisation néolibérale reste entier.
Ce paradoxe est que lorsque l’activité productive est à bout de souffle, la croissance ne peut plus répondre aux appétits du capital tout en laissant suffisamment de marge à l’économie réelle. S’il n’y a plus de croissance potentielle, c’est la dette qui gonfle pour combler le manque. C’est pour cette raison que les banques centrales font ce que l’on appelle les « quantitative easings ». C’est-à-dire que celles-ci achètent les titres de dette afin d’éviter qu’elles ne perdent pas de valeur, ce qui implique aussi d’assurer le financement des États à taux bas, malgré le fait que ces dettes ne risquent pas d’être payées de sitôt !
Mais, entre l’achat automatique des dettes d’États, obtenus sur le marché privé, via les banques centrales (à des taux quasi nuls, voire négatifs) et le financement direct et sans intérêts des États par les banques centrales, quelle est la différence ? La différence se trouve dans une simple question de principe. Et justement, ce principe est primordial, car c’est ce raisonnement idéologique qui justifie que nous devions accepter de nous appauvrir dans un monde où les richesses explosent, au nom de dettes qui résultent d’un modèle économique défaillant.
La croissance économique implique naturellement de la création monétaire, mais la création monétaire engendre mécaniquement de la dette puisque l’essentiel de l’argent est tout simplement des crédits, donc de la dette. Mais, ironiquement, l’excès de dette justifie la baisse de l’investissement, les mises à pied et l’austérité des entreprises comme des États. L’austérité et le chômage impliquent ensuite une baisse de la consommation, qui fait baisser, par effet de rebond, les revenus des États et celui des entreprises. Malheureusement, la schizophrénie des dirigeants est telle que personne ne semble réaliser que si tous les pays pratiquent l’austérité dans un cadre de libre-échange, c’est tout simplement la consommation mondiale qui tend vers le bas.
Comme nous le constatons, derrière la théorie néolibérale, se cache tous simplement les intérêts primaires des riches, mais intellectualisés en théorie pseudo-scientifique. Mais le drame de notre monde est que les dirigeants ont fini par croire en leur propre propagande et en deviennent carrément incapables d’être simplement pragmatiques. Cela n’est cependant pas le fruit du hasard, car l’idéologie des riches est le reflet de leurs intérêts matériels et économiques. Ce qui influence leur vision éthique de la société, mais aussi la manière dont ils analysent le réel. C’est pourquoi ces si savantes personnes persistent à recommander des politiques économiques mortifères, qui détruisent à la fois l’environnement et la stabilité économique. En définitive, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis et celle-ci est visiblement en train de craquer !
Nos dirigeants espèrent encore un retour à la normale, à plus ou moins court terme et c’est pour cette raison qu’ils y mettent le paquet, mais avec le virus qui traîne encore et la crise environnementale qui s’amplifie (celle-là même qui engendre les épidémies), il est impossible que la machine reparte comme avant. Il n’est donc pas étonnant que le masque, qui « n’était pas nécessaire contre le virus » en mars, soit devenu obligatoire en juillet. Les contraintes sanitaires individuelles, comme le masque, sont devenues des symboles d’espoirs pour les gouvernements. Des symboles d’espoir de préserver le statu quo autant que possible ! Mais le monde a déjà débuté son mouvement et il n’est désormais plus possible de l’ignorer.
Le « monde d’après »
C’est donc dans un état particulièrement nécrosé du capitalisme qu’il nous faudra faire les bons choix et ceux-ci devront être radicaux, puisque la société industrielle, elle-même n’y survivra pas. La première évolution, et aussi la plus évidente, est la planification économique et le retour d’une bonne dose de relocalisation. Le monde du futur sera un monde où la rareté et les crises iront en augmentant, alors on ne pourra pas se priver d’une certaine forme d’autosuffisance à l’intérieur des États et du commerce de proximité. C’est pourquoi les secteurs clés (agriculture, santé, énergie, etc.) devront impérativement rester localisés, sous peine d’être dépendant des autres. Sans compter que la spécialisation excessive des États engendre une consommation inutile d’énergie et fragilise le circuit des échanges.
En exagérant la spécialisation, le moindre bris sur l’un de ces maillons peut créer des blocages de production et (dans le cas de l’agriculture) des famines. Le rêve du grand village global est une illusion dangereuse, qui est basée sur un monde parfaitement coordonné et sans tension. Les États et leurs populations n’en tirent que peu d’avantages, mais en assument pourtant tous les risques. Seuls les intérêts de la grande production en tirent profit, en étant en mesure d’imposer leurs standards sur la terre entière, par le nivellement par le bas des salaires qu’impose la concurrence mondiale. Cette situation n’est plus tenable aujourd’hui.
Le second est cet inégalitarisme doctrinal complètement absurde qui essaie de convaincre le chaland que l’enrichissement des ultrariches est bénéfique à la majorité, alors qu’une meilleure répartition des richesses rimerait avec leur appauvrissement. En d’autres termes le « ruissellement des richesses » fonctionnerait avec les gens déjà riches, mais pas pour la population entière ! C’est d’autant plus infondé que les riches consomment déjà à leur maximum et que ce sont les plus pauvres qui ont des besoins à satisfaire. La pratique démontre pourtant que le ruissellement des richesses fonctionne, mais seulement par la consommation des plus pauvres. Qui, elle, retourne directement dans l’économie et impact le carnet de commandes des entreprises. A contrario, l’accumulation de capital par les riches ne fait qu’accroître les bulles spéculatives et l’offre de crédit. Ce qui se traduit invariablement en dette d’État et en austérité. Le monde de demain ne peut tout simplement pas se relever sans processus minimaux de redistribution, comme le revenu minimum garanti, puisque l’endettement n’est plus tenable et que les entreprises ne peuvent tout simplement pas se passer de la consommation des masses pour fonctionner.
Ensuite, le monde de demain devra investir massivement dans les domaines qui sont encore peu rentables (transition énergétique, recherche fondamentale, développement durable, transport collectif, etc.), mais indispensables à l’équilibre des écosystèmes. Les taux d’intérêt sont au plus bas (parfois même négatif) et il n’est plus possible de les remonter pour un bon moment, alors la relance devra aussi passer par nos besoins les plus pressants en termes d’environnement. Et ces investissements doivent être faits par l’État, mais également imposés au privé. De toute façon c’est son rôle de le faire et l’expérience des dernières décennies prouve bien l’incapacité des fonds de pension à investir dans ce qui n’est pas immédiatement rentable. Seuls l’État et des caisses d’épargne socialement administrées peuvent le faire.
Le quatrième changement de paradigme est bien sûr le dogme de la dette. Non, les dettes d’États n’ont pas à être payées ! Et il ne faut plus être dupe du chantage sur les petits retraités qui en serait les victimes. La dette d’État et celle des grandes entreprises sont déjà massivement achetées par les banques centrales (les QE). Alors, ces dettes illégitimes, mises dans la bonne disposition des banques centrales et avec un taux d’intérêt nul, seront payées par la « magie » du temps et de l’inflation. De toute façon, les crédits n’ont de valeur que sur la base de la richesse qu’ils créent, alors se priver de créer les richesses nécessaires à la société pour une question de dette revient à prendre le mode de financement néolibéral pour plus important que les besoins de la société elle-même !
Bien sûr, il faudrait également renverser le pouvoir de la finance, fermer les bourses du monde et refonder une économie axée sur les besoins des populations, etc. En somme, instaurer le socialisme ! Mais là, je sais que je m’emporte et je sais bien que cela ne sera pas suivi des faits et il est même à douter que nos dirigeants aient l’audace d’envisager de simples réformes keynésiennes...
Et c’est bien ça le problème ! Les changements de paradigme que j’ai évoqué plus haut ne sont pas que de simples vœux pieux de ma part, mais des nécessités pour maintenir la société dans un état minimalement semblable à ce que nous connaissons. Néanmoins, l’avènement du populisme de droite et la montée du conspirationniste qui le soutien, ne laisse rien présager de bon, car les faits peuvent bien sûr encore être niés par des croyances irrationnelles. Il est encore tout à fait possible de se faire accroire que la crise est fomentée par je ne sais quelle organisation occulte et que les mesures prises pour y répondre ne sont qu’une manigance « pédosatanique ». Après tout, certains perçoivent bien le réchauffement climatique comme un « complot » qui cherche à faire émerger un fantasmagorique gouvernement mondial !
Depuis quelque temps, je ne tiens plus pour acquis le bon sens de la population. Il y a certainement encore une part de décence commune dans les peuples les plus déshérités, mais les populations occidentales sont visiblement devenues trop cyniques et vieillissantes et préfèrent manifestement fantasmer le passé que de construire le futur.
Pourtant l’heure est grave et la lucidité est de rigueur si nous voulons espérer un futur pas trop dystopique. Il nous faut donc écouter les peurs du peuple (même les plus folles) et ne pas le mépriser afin de pouvoir le ramener aux bases de la lutte des classes et ainsi changer la direction du monde. Car ce n’est pas l’élite actuelle qui sera en mesure de la faire et encore moins les populistes du genre de Trump, Bolsonaro, Lepen, etc. Sans oublier notre piètre Maxime Bernier !
Comme le disait Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ». Nous vivons présentement ce clair-obscur, alors préparons-nous à combattre des monstres !
Benedikt ARDEN
septembre 2020