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Colombie : Le test Chomsky. Pourquoi la fin de la Guerre froide n’a aucune importance. La guerre terroriste des Etats-Unis, par D. Stokes.



Chomsky.info et Aqnt98, Octobre 2003.


Les analystes de la politique étrangère, aussi bien les libéraux que les conservateurs, ainsi que la majorité des universitaires spécialistes des relations internationales, considèrent que la politique étrangère des Etats-Unis est débonnaire et démocratique. La Guerre froide est généralement analysée en termes bipolaires avec un est fondamentalement hostile et expansionniste et un Occident sur la défensive - bien que réagissant parfois avec excès. Avec la fin de la Guerre froide, et bien que certains théoriciens critiques dans le domaine des relations internationales contestent l’image débonnaire de la politique étrangère des Etats-Unis, une interprétation très orthodoxe de la politique des Etats-Unis dans la période de l’après-Guerre froide a émergé qui signale des discontinuités par rapport au début de la Guerre froide. Dans les relations internationales, sur le thème de la politique étrangère des Etats-Unis dans l’après-Guerre froide, la thèse qui prévaut est celle de la discontinuité ; elle réunit la majorité des tenants de la pensée dominante ainsi que la majorité des universitaires critiques.

Le travail de Noam Chomsky rejette aussi bien l’image débonnaire et démocratique de la politique étrangère des Etats-Unis que la thèse dominante de la discontinuité dans l’après-Guerre froide. Pour Chomsky, la politique étrangère des Etats-Unis pendant l’après-Guerre froide est caractérisée par de fortes continuités qui remontent au début de la Guerre froide, et cette politique reste néfaste et anti-démocratique lorsqu’il y a opposition à la volonté des élites états-uniennes. L’historiographie révisionniste qu’il utilise lui donne les éléments signalant les continuités de l’après-Guerre froide, continuités quant aux institutions et quant aux objectifs inchangés visant à préserver un ordre mondial favorable au capital états-unien. Ces objectifs déterminent dans une grande mesure les orientations et les modalités de politique étrangère des Etats-Unis. Pour Chomsky l’interprétation orthodoxe de la politique étrangère des Etats-Unis peut soutenir la thèse de la discontinuité durant l’ère de l’après-Guerre froide en mettant l’accent sur la supposée centralité des tensions bipolaires de la Guerre froide dans les choix de la politique étrangère des Etats-Unis dans le monde en développement. L’école révisionniste rejette la subordination des relations nord-sud à une grille de lecture est-ouest et préconise une présentation de l’ordre mondial caractérisé par des inégalités structurelles de longue durée et par un déséquilibre de pouvoir entre le nord capitaliste développé et le sud sous-développé. Le travail de Chomsky va donc à l’encontre du consensus dans la discipline des Relations internationales et il propose une interprétation radicalement différente de la politique étrangère des Etats-Unis durant l’après-Guerre froide, différente à la fois de celle de la pensée dominante mais aussi de celle des théoriciens les plus critiques. La thèse chomskyenne de la continuité propose également une grille de lecture permettant de comprendre les relations internationales par l’analyse des questions liées à l’exploitation entre le nord industriel développé et le sud sous-développé. Son travail s’écarte de l’interprétation eurocentriste est-ouest de la Guerre froide et il observe comment la politique occidentale continue de se traduire en violations des droits humains dans les pays sous-développés durant la période l’après-Guerre froide. C’est ce qui fait que son travail est important, il remet en cause à la fois le consensus prévalant au sein de la discipline des Relations internationales, tout en offrant une lecture intéressante, rarement prise en compte, des grands objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis.

Dans cet article je teste à la fois la thèse prédominante des tenants de la discontinuité dans les Relations internationales et la thèse chomskyenne alternative de la continuité de la politique étrangère des Etats-Unis dans la période l’après-Guerre froide en Colombie. La Colombie est le troisième récipiendaire de l’aide militaire des Etats-Unis. Cette aide est présentée comme partie intégrante de la guerre contre la drogue et, depuis le 11 Septembre, comme partie de la guerre contre le terrorisme. Ces labellisations prétendent signaler une discontinuité majeure par rapport à la lutte anti-communiste et contre-insurrectionnelle en Colombie, priorités des Etats-Unis durant la Guerre froide. Les justifications et le niveau de l’aide militaire des Etats-Unis constituent de bons éléments permettant de tester les deux positions, continuité et discontinuité. De la même façon, la question de la violation des droits humains, et l’effet de la politique des Etats-Unis soit pour atténuer soit pour accentuer ces abus, permet d’effectuer un test sur les conséquences de la politique étrangère des Etats-Unis, -est-elle débonnaire ou bien néfaste ? -, point essentiel pour chacune des deux positions aux prises. Si la thèse de la discontinuité est correcte, nous pouvons nous attendre à voir la politique états-unienne centrée sur le combat contre les narcotrafiquants et les terroristes en Colombie. La politique états-unienne devrait aussi dans ce cas aider au renforcement de la démocratie et des droits humains. Par contre, si la thèse chomskyenne de la continuité est correcte nous pouvons nous attendre à observer le maintien de la guerre contre-insurrectionnelle contre les organisations et les secteurs de la société colombienne qui représentent une menace pour le capital états-unien.

Dans mon examen empirique de la politique états-unienne en Colombie, j’utilise des documents provenant d’agences états-uniennes et des informations déclassifiées. Je conclus que la politique états-unienne est bien caractérisée par des continuités qui trouvent leur origine au début de la Guerre froide. Pourquoi ces continuités ? Je les explique par la permanence des intérêts pétroliers états-uniens en Amérique du sud, ce à quoi s’ajoute la volonté de soutenir un gouvernement pro Etats-Unis. Par ailleurs, la politique états-unienne en Colombie continue de provoquer de grandes quantités de violations des droits humains. Les objectifs des Etats-Unis dans la Colombie contemporaine s’inscrivent ainsi dans une indéniable continuité - ce qui confirme la thèse chomskyenne.



1. La vision dominante de la politique étrangère des Etats-Unis durant la Guerre froide : est contre ouest.

Le point de vue des libéraux et celui des conservateurs sur la politique étrangère des Etats-Unis pendant et après la Guerre froide ont énormément de points en commun. Les uns et les autres voient la Guerre froide en termes bipolaires et ils utilisent une interprétation historique orthodoxe sur ses origines et ses modalités. Ils mettent de la même façon l’accent sur la discontinuité de la politique étrangère des Etats-Unis durant la période de l’après-Guerre froide. L’historiographie orthodoxe considère que l’Union soviétique avait des tendances expansionnistes pendant toute la Guerre froide et qu’elle était fondamentalement hostile à la sécurité de l’Occident. Par contre, la politique étrangère des Etats-Unis est jugée comme défensive face à l’expansionnisme soviétique. La politique étrangère des Etats-Unis serait donc le résultat de l’hostilité qui caractérisait la compétition bipolaire.

Pour faire face à l’expansionnisme soviétique, les Etats-Unis avaient proclamé la doctrine de l’endiguement [containment]. George Kennan, l’architecte de l’endiguement, dit que la tâche immédiate de l’endiguement après la Deuxième guerre mondiale était d’utiliser l’aide économique pour protéger de la menace soviétique les économies détruites de l’Europe occidentale. Quand l’Europe occidentale fut reconstruite et incorporée à l’ordre international conduit par les Etats-Unis, la stratégie d’endiguement s’est davantage orienté vers le tiers monde - très souvent sous la forme d’interventions militaires. On justifiait les campagnes militaires avec le discours anticommuniste de Guerre froide, soi-disant pour contrecarrer l’expansionnisme soviétique dans la périphérie et pour soutenir les gouvernements pro états-uniens dans leurs guerres contre-insurrectionnelles. Le tiers monde était considéré par les stratèges états-uniens comme particulièrement sensible à la subversion soviétique en raison de son instabilité socio-économique, de ses inégalités chroniques, et du fait de la fragilité intrinsèque de beaucoup d’Etats dans le monde en développement. La théorie des dominos fournissait une métaphore efficace pour dépeindre la potentielle expansion de la subversion régionale prosoviétique. On soutenait que ce qui était en jeu c’était la crédibilité des Etats-Unis aux yeux de leurs alliés qui ne devaient pas douter de leur détermination à combattre l’agression soviétique.

Pour faire face à l’agression soviétique dans le tiers monde, les Etats-Unis ont parfois réalisé des guerres secrètes et ont parfois déstabilisé des gouvernements. Les Etats-Unis ont également installé et soutenu maintes dictatures pro états-uniennes, dans toute la périphérie, conçues comme des remparts face aux insurrections soi-disant soutenues par les soviétiques. Bien que les pratiques de ces régimes fussent souvent anti-démocratiques, et bien qu’ils violassent très souvent les droits humains, ces politiques états-uniennes étaient jugées nécessaires pour faire face aux conséquences négatives pour les Etats-Unis et pour la sécurité globale qu’aurait signifié la prise du pouvoir par un régime prosoviétique. Les universitaires conservateurs disent que c’était une conséquence politique malheureuse mais nécessaire dans le cadre de la résistance à l’expansion du communisme soviétique. Les universitaires libéraux eux considèrent que la crainte des Etats-Unis était parfois surestimée ; et ils se sont livré à l’analyse du rôle du système de croyance de la Guerre froide -comme facteur dans l’exagération de l’expansion soviétique dans la périphérie-, de l’influence que les groupes de pouvoir internes ont joué sur la politique étrangère des Etats-Unis et des effets que les rivalités bureaucratiques ont pu avoir sur l’élaboration de la politique extérieure des Etats-Unis. Cependant la divergence entre le point de vue libéral et le point de vue conservateur sur la question des modalités politiques durant la Guerre froide ne signifie pas divergence quant à la question des finalités - c’est-à -dire sur le caractère essentiellement débonnaire de la politique étrangère des Etats-Unis.


2. Discontinuité dans l’ordre du monde de l’après-Guerre froide.

La thèse de la discontinuité dans l’analyse de la politique étrangère des Etats-Unis a émergé dès la fin de la Guerre froide. Elle dépeint un monde très altéré et les commentateurs les plus pessimistes estiment que le monde de l’après-Guerre froide est potentiellement plus dangereux pour les Etats-Unis. Divers thèmes ont surgi, les nouvelles menaces, l’accroissement de la compétition intercapitaliste, l’émergence de nationalismes ethniques expansionnistes et belliqueux, la dangereuse absence d’une grande stratégie globale des Etats-Unis dans le monde de l’après-Guerre froide, et de nouvelles formes de guerres identitaires « post-modernes » beaucoup plus violentes. Les analystes ont opposé le rôle régulateur de la bipolarité sur les relations internationales et le risque de multiplication des nouvelles tensions politiques surgissant dans le monde multipolaire. Les interprétations plus optimistes de l’ère de l’après-Guerre froide ont mis l’accent sur la fin de la lutte idéologique avec la chute de l’Union soviétique et le triomphe global du capitalisme libéral. Dépassée la bipolarité et réduite la tension globale, certains commentateurs ont souligné que la promotion de la démocratie libérale peut dès lors être la pierre de touche de la politique étrangère des Etats-Unis dans la période de l’après-Guerre froide. Ikenberry, par exemple, explique que la politique étrangère des Etats-Unis a toujours été portée par des considérations wilsonienne comme les droits humains, la démocratie et le libre-échange, et a toujours préconisé le développement des institutions internationales pour limiter les conflits entre Etats. Avec la fin de la Guerre froide, Ikenberry s’oppose aux pessimistes et affirme que « malgré tous le discours sur le reflux et la désorganisation de leur politique étrangère, les Etats-Unis sont portés par une grande stratégie, claire et puissante », correspondant au libéralisme de l’après-Guerre froide. Dans le même ordre d’idées, Tony Smith juge le « libéralisme de sécurité nationale » favorable aux intérêts nationaux des Etats-Unis parce qu’un monde démocratique et stable est sur le long terme favorable aux intérêts des Etats-Unis.

Ces argumentaires ont tous une série de présupposés en commun. D’abord, ils donnent une image essentiellement débonnaire de la politique étrangère des Etats-Unis. Deuxièmement, ils partagent une interprétation orthodoxe de la Guerre froide en la présentant, en termes bipolaires, comme une grande compétition globale entre l’Occident capitaliste et l’est communiste. Troisièmement, la politique des Etats-Unis est présentée comme défensive face à l’expansionnisme soviétique dans les pays du tiers monde durant la Guerre froide. Et finalement, ils considèrent que la politique étrangère des Etats-Unis est caractérisée par des discontinuités (certes interprétées différemment) et des changements survenant dans la période de l’après-Guerre froide. Noam Chomsky a remis en cause tous ces présupposés par trop conventionnels en utilisant une historiographie de la période de la Guerre froide révisionniste et alternative. Sa façon novatrice de présenter les choses permet de réinterpréter la période de l’après-Guerre froide : cette période est caractérisée par des continuités qui remontent à la Guerre froide et, en fait, à l’avant-Guerre froide.


3. La présentation de Chomsky de la politique étrangère des Etats-Unis durant la Guerre froide : nord contre sud.

Pour la Guerre froide Chomsky utilise une interprétation historique révisionniste. Un des présupposés remis en cause est le suivant : l’URSS était intrinsèquement agressive et représentait une menace pour la sécurité de l’Occident et la politique étrangère des Etats-Unis était essentiellement le résultat de ces menaces. Les historiens révisionnistes soutiennent au contraire que ce sont principalement les intérêts géoéconomiques du capital états-unien -et la construction d’un ordre mondial avantageux pour ces intérêts- qui déterminent la politique étrangère des Etats-Unis. Les révisionnistes disent que dans la période de l’immédiat après-Guerre mondiale la principale inquiétude des Etats-Unis « n’était pas l’endiguement du communisme, mais plus concrètement l’expansion et l’extension du capitalisme états-unien, en correspondance à sa nouvelle puissance économique et à ses besoins ». Le capitalisme états-unien requerrait une domination structurelle du sud en développement par le nord développé. Chomsky soutient que la Guerre froide, certes bien unique dans son intensité, n’était qu’un épisode d’une période d’exploitation beaucoup plus longue - les relations nord-sud depuis environ 500 ans. Chomsky inclut en effet la Guerre froide dans le schéma structurel d’une longue période de relations d’exploitation entre les économies capitalistes développées et les pays pauvres et sous-développés.

Pour Chomsky, la présentation de la Guerre froide élaborée par le consensus universitaire n’est pas sans conséquences. Aussi bien la menace soviétique que la nécessité pour les Etats-Unis de l’endiguer ont été surestimées durant la Guerre froide. Cela servait deux objectifs principaux : premièrement, la création du complexe militaro-industriel de la Guerre froide a offert un prétexte à l’interventionnisme de l’Etat dans l’économie des Etats-Unis. Sur ce point Chomsky cite John Lewis Gaddis, lequel soulignait que l’endiguement « a été le produit, non pas tant de ce qui a été fait par les Russes, ou de ce qui s’est passé dans le monde, mais de forces mises en action à l’intérieur des Etats-Unis... Ce qui est surprenant c’est la primauté donnée aux considérations économiques dans l’élaboration des stratégies de l’endiguement, à l’exclusion de toute autre considération ». L’interventionnisme économique a posé les bases de la croissance économique états-unienne dans la période de l’après-Guerre mondiale et il a servi le capital états-unien dans la mesure où il garantissait un haut niveau de protectionnisme pour les principales industries high-tech (par exemple dans les secteurs clés de la robotique et de l’informatique). Cela a permis de socialiser les risques de l’investissement privé et cela a garanti d’amples profits subventionnés par l’Etat. L’ex-sous-secrétaire à la défense Charles Duncan Jr. l’a bien résumé : « Pourquoi, demanderez-vous, certains considèrent-ils que l’Union soviétique est devenue la première puissance militaire du monde ? La réponse c’est que, dans une large mesure, nous avons nous-mêmes créé cette image... dans l’objectif bien compréhensible de contrecarrer le sentiment anti-défense et la propension à vouloir baisser les budgets de la défense... » Les dépenses militaires états-uniennes ont également stimulé les économies d’importants pays alliés des Etats-Unis, jugés essentiels dans l’économie de l’après-Guerre mondiale. Ces alliés étaient l’Europe occidentale -l’objectif pour les Etats-Unis étant les matières premières stratégiques des colonies européennes-, le Japon -durant la Guerre de Corée- et la Corée du sud -durant la Guerre du Vietnam.

Deuxièmement, et plus important pour cet article, la menace soviétique servait de parfait prétexte pour justifier l’interventionnisme militaire des Etats-Unis dans le tiers monde. Les interventions militaires des Etats-Unis, dans la logique des relations nord-sud, étaient nécessaires pour conserver l’accès aux matières premières et aux marchés qui garantissaient une main d’oeuvre à bas prix, pour maintenir des régimes favorables aux intérêts états-uniens et pour contenir ou renverser les mouvements considérés inamicaux vis-à -vis des intérêts états-uniens. Kennan a bien résumé les objectifs de la politique états-unienne en 1948 : « Nous avons environ 50% de la richesse du monde, mais seulement 6,3% de sa population... Notre véritable tâche dans la période qui vient est d’élaborer une structure de relations qui nous permette de conserver cette situation déséquilibrée... A cette fin, nous devons nous débarrasser de tout sentimentalisme et de toute rêverie, et nous devons nous concentrer sur la défense de nos objectifs nationaux immédiats... Nous devons cesser de parler d’objectifs vagues et... irréalistes, comme les droits humains, l’accroissement du niveau de vie et la démocratisation. Le jour n’est pas loin où nous devrons nous en tenir à de stricts concepts de puissance, et moins nous serons prisonniers de slogans idéalistes mieux ce sera. »

C’est sur cette base-là que Chomsky soutient que la principale menace contre les intérêts états-uniens dans le tiers monde c’était tout mouvement ou parti politique qui souhaitât corriger la position déséquilibrée de son pays et utiliser ses richesses nationales dans l’intérêt de la majorité de son peuple. Etant donné que la dépendance des Etats-Unis vis-à -vis des ressources du tiers monde avait augmenté, les Etats-Unis s’affrontaient aux forces qui proposaient des politiques socio-économiques plus égalitaristes et donc menaçaient les intérêts états-uniens. Les forces de changement prenaient des formes très variables, mais partout dans le tiers monde elles étaient globalement d’orientation nationaliste.

C’était donc une rationalité géoéconomique qui guidait la politique étrangère des Etats-Unis durant la Guerre froide - le but étant de construire un ordre mondial capitaliste favorable à leurs intérêts. Ces intérêts étaient avant tout économiques et ils correspondaient concomitamment à des réalités et à des options stratégiques qui décidaient de ces orientations. Toute tentative d’échapper au contrôle des Etats-Unis était immanquablement présentée comme une manifestation de communisme afin de maintenir le consensus pour la politique étrangère des Etats-Unis, sans la moindre considération quant aux orientations réelles des forces qui proposaient des changements. Chomsky soutient que la domination structurelle du sud en voie de développement de la part du nord développé dans la période de l’après-Guerre froide est marquée par une solide continuité.


4. Chomsky et la période de l’après-Guerre froide : continuités dans l’ordre mondial.

Comme signalé plus haut, les analystes appartenant au consensus considèrent que la période de l’après-Guerre froide est d’une toute nouvelle nature. C’est logique, dans la mesure où la Guerre froide est comprise comme un affrontement est-ouest et dans la mesure où la politique étrangère des Etats-Unis est comprise comme une réaction à une situation qui a changé avec la fin de la Guerre froide. Chomsky, utilisant une perspective révisionniste, signale lui les continuités de l’ordre mondial de l’après-Guerre froide. C’est, également, tout à fait logique dans la mesure où il considère que les décisions en matière de politique étrangère dépendent des nécessités stratégiques et géoéconomiques du capital états-unien et des choix des institutions qui ont pour rôle de le défendre - et tout cela est largement inchangé dans la période de l’après-Guerre froide. Pour Chomsky les seules discontinuités ce sont les raisons données pour les interventions états-uniennes. Le discours de l’anti-communisme n’offre plus de justification aux yeux du public pour les interventions, donc de nouvelles raisons doivent être trouvées. Je vais tester la position des analystes appartenant au consensus et la position de Chomsky, sur les continuités et les discontinuités dans la période de l’après-Guerre froide, en les appliquant au cas de l’intervention états-unienne en Colombie.

Pendant toute la Guerre froide la principale justification pour le financement et l’entraînement militaires donnés par les Etats-Unis aux armées du monde en développement c’était la supposée nécessité d’endiguer l’expansionnisme soviétique. A l’ère de l’après-Guerre froide, les Etats-Unis ont continué de financer et d’entraîner les militaires du monde en développement, mais la raison centrale maintenant avancée a changé - on est passé du discours de l’endiguement de la Guerre froide à d’autres justifications. La raison centrale maintenant ce sont les menaces contre la sécurité des Etats-Unis, et la subséquente réorientation des militaires pro-Etats-Unis contre ces menaces - ce qui signale une discontinuité majeure dans la politique étrangère de sécurité des Etats-Unis.

Durant la Guerre froide la Colombie était l’un des plus importants récipiendaires de l’aide militaire états-unienne en Amérique latine. Par exemple, le Plan LASO a été la première phase de la réorganisation de l’armée colombienne pour la transformer en armée contre-insurrectionnelle et anti-communiste durant les années 1960, et ce plan était resté le plus gros apport militaire états-unien en Amérique latine jusqu’à ce que le gouvernement Reagan n’apporte une aide contre-insurrectionnelle au gouvernement salvadorien durant les années 1980. L’aide militaire états-unienne à la Colombie durant toute la Guerre froide était principalement destinée à la politique contre-insurrectionnelle et anti-communiste. Durant la période de l’après-Guerre froide le financement états-unien de l’armée colombienne a été maintenu et la Colombie est aujourd’hui le troisième récipiendaire de l’aide militaire états-unienne au monde, avec plus de deux milliards de dollars envoyés entre 2000 et 2002. Les Etats-Unis prétendent que cet argent sera maintenant utilisé pour la lutte contre les narcotrafiquants et les terroristes internationaux. La quantité d’argent donné par les Etats-Unis et les raisons avancées pour ces versements font de la Colombie un bon cas pour vérifier si la politique étrangère des Etats-Unis à l’époque de l’après-Guerre froide a changé ou non. Je m’en tiens aux justifications avancées pour la politique états-unienne à l’ère de l’après-Guerre froide -une guerre contre la drogue et une guerre contre le terrorisme- et, ensuite, j’examine des documents tels que les rapports des agences officielles états-uniennes et les rapports concernant les droits humains, afin de voir si ces justifications résistent à l’investigation.


5. La thèse de la discontinuité états-unienne : la guerre contre la drogue.

Entre 2000 et 2001, le gouvernement Clinton a lancé le Plan Colombie, un plan d’aide militaire de 1300 millions de dollars versés par les Etats-Unis à l’armée colombienne. L’objectif officiel de cette aide militaire c’était l’éradication des plantations de coca et de ce que les Etats-Unis appellent les « narco-guérillas » de gauche, dont on disait en effet qu’elles étaient impliquées dans le commerce de la drogue. Le sénateur démocrate Joseph Biden a déclaré en 2000 que jamais « auparavant, dans l’histoire récente il n’y a eu une telle occasion de frapper le commerce de la drogue à sa source... Aider la Colombie relève de l’intérêt national des Etats-Unis. C’est la source de beaucoup de la drogue qui empoisonne notre peuple. » L’ex-président Bill Clinton déclarait que le Plan Colombie allait « donner davantage de force pour résoudre la guerre civile, tout en aidant le gouvernement à faire cesser l’arrivée de la drogue jusqu’à nos ports ».

Des initiatives conjointes colombo-états-uniennes ont été lancées, soi-disant pour éliminer le narcotrafic à sa source, dont notamment l’organisation de deux divisions anti-narcotiques de 950 membres chacune ainsi que le déblocage de fonds supplémentaires pour une autre division. Les unités anti-narcotiques équipées par les Etats-Unis ont été préparées pour une Offensive vers le sud, dans le département du Putumayo, région de la Colombie où est concentrée la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie -forte de 20 000 membres. Les Etats-Unis affirment que ce sont des narco-guérillas criminelles qui participent au trafic de cocaïne pour financer leur guerre contre l’Etat colombien. Partie de l’enveloppe de 1300 millions de dollars, les Etats-Unis ont réalisé une modernisation -pour un montant de 341 millions de dollars- des installations radars en Colombie et ils communiquent les informations concernant l’activité de la guérilla dans les régions du sud. Un plan a été organisé sur les rivières de la frontière équatorienne. Le Département de la Défense des Etats-Unis dit qu’il y a approximativement 250 ou 300 militaires états-uniens et entre 400 et 500 mercenaires sous contrat pour travailler en Colombie.


6. La thèse chomskyenne de la continuité : politique contre-insurrectionnelle contre les rebelles de gauche.

Il existe en Colombie les fameuses organisations paramilitaires d’extrême droite, partout dans le pays mais particulièrement présentes dans le nord. La plus importante est l’organisation des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) comptant approximativement 10 000 combattants et dirigée par Carlos Castaño. James Milford, ex-responsable de la principale organisation de lutte contre la drogue aux Etats-Unis, la Drug Enforcement Agency (DEA), a déclaré que Carlos Castaño est « un narcotrafiquant majeur à titre personnel » et il est très lié à la maffia du nord du département Valle del Cauca, « l’une des plus puissantes organisations de narcotrafic de Colombie ». Donnie Marshall, l’actuel administrateur de la DEA, a affirmé que les organisations paramilitaires d’extrême droite « recueillent des fonds grâce à l’extorsion, ou en protégeant les laboratoires dans le nord et dans le centre de la Colombie. L’organisation de Carlos Castaño et probablement d’autres organisations paramilitaires se trouvent être directement impliquées dans l’élaboration de la cocaïne. Au moins l’un de ces groupes paramilitaires a exporté de la cocaïne de Colombie. » A la différence des AUC, cependant, les FARC « taxent » les cultures de cocamaisnesontpasimpliquéesdans le trafic de drogue vers le marché états-unien.Milfordindiquequ’ « il y a peu d’éléments qui puissent indiquer que les groupes insurgés sont eux-mêmes des narcotrafiquants, soit produisant et vendant la cocaïne aux maffias mexicaines, soit disposant de leur propre réseaux de distribution aux Etats-Unis. » Marshall précise que « les FARC contrôlent certaines régions de la Colombie et dans ces régions elles se procurent des revenus en ""taxant’’ les activités liées à la drogue ». Il signale de plus qu’ « actuellement, il n’y a aucune information vérifiée qui indique que les FARC soient impliquées directement dans le transport de la drogue de la Colombie vers le marché international » ou qu’elles aient « établi un réseau international de transport et de distribution en gros, ou des réseaux de blanchiment de l’argent aux Etats-Unis ou en Europe ».

Klaus Nyholm, le directeur de l’Agence des Nations Unies pour le contrôle de la drogue (UNDCP), signale que « les guérillas c’est quelque chose de différent des trafiquants. Les fronts locaux sont plutôt autonomes. Dans certaines régions, ils ne sont pas impliqués du tout. Et dans certaines autres, ils insistent auprès des cultivateurs pour qu’ils ne plantent pas de coca ». Dans l’ex-zone rebelle démilitarisée, signale Nyholm, « la culture de la drogue n’a pas baissé ou diminué » une fois que « les FARC ont assuré le contrôle ». De fait, Nyholm souligne qu’en 1999 les FARC coopéraient à un projet de 6 millions de l’ONU pour remplacer les cultures de la coca par de nouvelles cultures alternatives et légales.

Bref, si bien dans certaines zones certains Fronts des FARC « taxent » la coca, l’agence des Etats-Unis elle-même a continûment rapporté depuis des années que les paramilitaires sont beaucoup plus impliqués que la FARC dans la culture de la drogue, dans le raffinement et dans le transport vers les Etats-Unis. Castaño l’a reconnu lorsqu’il a déclaré que le narcotrafic et les narcotrafiquants financent 70% des opérations de son organisation. Au lieu du terme de « narco-guérilla » le terme de « narco-paramilitaires » serait beaucoup plus approprié adapté. Cependant c’est là un terme qui n’est jamais prononcé ; et les Etats-Unis ont conçu la stratégie militaire en Colombie -et ils n’ont fourni des armes- que pour l’Offensive vers le sud, pour la guerre contre-insurrectionnelle contre les FARC. En résumé, la « guerre contre la drogue » est en fait une « guerre contre la drogue que certains Fronts des FARC taxent » et qui ignore totalement l’énorme implication des paramilitaires dans le narcotrafic vers le marché états-unien. Il semble donc logique de conclure que l’aide militaire états-unienne n’est pas réellement destinée à la guerre contre la drogue, puisque les plus grands narcotrafiquants sont ignorés.


7. La thèse de la discontinuité des Etats-Unis : la guerre contre la terreur.

Avec l’élection du président George W. Bush et dans l’après 11 Septembre les Etats-Unis ont développé une stratégie anti-terroriste. Cela a donné une sorte d’amalgame de la guerre contre la drogue et de la supposée guerre « contre le terrorisme ». Concernant la Colombie, John Ashcroft a déclaré que « le Département d’Etat tient les FARC pour le groupe terroriste international le plus dangereux des Amériques » lequel a « lancé une campagne de terreur contre les Colombiens et contre les citoyens états-uniens ». Le secrétaire d’Etat assistant Otto Reich a pour sa part souligné que « les 40 millions d’habitants de la Colombie méritent d’être libérés de la terreur et de pouvoir intégrer pleinement la nouvelle communauté des Etats démocratiques d’Amérique. Il est de notre intérêt de veiller à ce qu’ils y parviennent. » L’enveloppe d’aide du gouvernement Bush pour les militaires colombiens est appelée Initiative Régionale Andine (IRA). Ce sont des fonds qui iront également vers plusieurs pays voisins de la Colombie, bien que la Colombie en reçoive la plus grande part. Le gouvernement Bush a attribué 514 millions de dollars à la Colombie pour l’année 2002, dont 71% destinés à l’aide militaire, et il prévoit d’octroyer environ 700 millions de dollars pour l’année 2003, le tout présenté comme partie intégrante de la « guerre contre le terrorisme ».


8. La thèse chomskyenne de la continuité : une guerre de terreur.

Si bien tous les acteurs armés en Colombie commettent des violations des droits humains, pour la majeure partie ce sont les paramilitaires qui en sont responsables : les principales organisations de défense des droits humains leur attribuent plus de 80% de toutes les violations des droits humains commises. On sait aussi que les paramilitaires ont des liens significatifs et continus avec l’armée colombienne, premier récipiendaire de l’aide états-unienne. Human Rights Watch (URW) a mené, avec des enquêteurs colombiens spécialistes de la question des droits humains, une investigation qui a conclu que la moitié des dix-huit unités de l’armée ont des liens avec les narco-paramilitaires. Cette collusion est de dimension nationale et ces unités sont celles qui reçoivent, ou recevront, l’aide militaire états-unienne. Le rapport du Département d’Etat des Etats-Unis, pour l’année 1999, lui-même concluait que « les forces paramilitaires trouvent une solide base de soutien dans l’armée et dans la police, ainsi que parmi les élites civiles dans de nombreuses régions. » Le dernier rapport de HRW indique qu’il y a eu un échec presque total de la part du gouvernement colombien pour faire face au « problème de la collaboration ininterrompue entre ses propres forces et les paramilitaires qui violent les droits humains ; et l’impunité pour les militaires a contribué à ce que la situation des droits humains continue de se détériorer gravement ». HRW ajoute que « les Etats-Unis ont violé l’esprit de leur propre loi et, dans certains cas, ils ont escamoté ou ignoré des preuves des liens continus entre l’armée colombienne et les organisations paramilitaires de façon à financer les militaires colombiens et de façon à pouvoir faire pression pour davantage d’aide ».

On saisit mieux le rôle des Etats-Unis dans la terreur paramilitaire contre la population civile colombienne si on prend en compte le fait que des conseillers militaires états-uniens sont allés en Colombie en 1991 pour réorganiser les réseaux d’intelligence de l’armée colombienne. Cette restructuration secrète était censée aider les militaires colombiens dans leur combat contre le narcotrafic. Cependant, Humain Rights Watch a obtenu un exemplaire de la directive produite à cette occasion. A aucun moment dans cette directive il n’est fait allusion à la drogue. Par contre, la restructuration secrète insiste sur le combat contre ce qui est appelé « l’escalade terroriste de la subversion armée ». Cette réorganisation a solidifié les liens entre les militaires colombiens et les réseaux narco-paramilitaires, consolidant par la suite « un réseau secret qui s’appuyait sur les paramilitaires non seulement pour l’intelligence, mais pour commettre des assassinats ». Une fois la réorganisation achevée « tout document écrit devait être détruit » ; « les contacts publics et l’interaction dans les installations militaires » devaient être évités par les paramilitaires. Cela permet au gouvernement colombien de démentir de façon plausible les liens et de nier toute responsabilité dans les violations des droits humains commises par les paramilitaires, lesquelles « ont augmenté de façon dramatique » à la suite de la restructuration organisée par les Etats-Unis.

Ainsi donc, l’aide militaire états-unienne va directement aux plus grands réseaux terroristes de la Colombie, lesquels réalisent le trafic de cocaïne vers le marché états-unien pour financer leurs activités. De plus, les Etats-Unis ont joué un rôle important pour rendre plus efficace ce que Human Rights Watch appelle un « mécanisme sophistiqué... qui permet aux militaires colombiens de mener une guerre sale tout en permettant aux officiels de nier son existence ». La soi-disant « guerre contre la drogue », maintenant « guerre contre le terrorisme », se poursuit en Colombie - mais il s’agit d’un élément d’une guerre beaucoup plus importante menée contre les FARC, la plus grande organisation insurgée d’Amérique latine, et contre la société civile colombienne. Ce sont les plantations de coca qui se trouvent dans les territoires contrôlés par les FARC qui sont ciblées. Les deux objectifs poursuivis : Permettre à Washington de continuer d’affirmer que le Plan Colombie était un plan anti-drogue tout en poursuivant des objectifs contre-insurrectionnels. Mais, plus important, concentrer tous les efforts contre les plantations de coca se trouvant dans les territoires contrôlés par les FARC permet de priver les Insurgés des revenus significatifs générés par les taxes, et par voie de conséquence de compliquer leur financement et donc leur existence. Bref, Washington a choisi de s’allier avec les terroristes narco-paramilitaires parce qu’ils ont des objectifs communs. La « guerre contre le terrorisme » est en fait « une guerre terroriste » qui s’appuie sur les militaires colombiens et les réseaux paramilitaires qui sont responsables de l’immense majorité des violations des droits humains commises contre la population civile colombienne.


9. La continuité.

Dans le cas de la Colombie, la thèse chomskyenne de la continuité est correcte ; il y a clairement continuité entre la politique étrangère des Etats-Unis durant la Guerre froide et la politique étrangère des Etats-Unis durant l’après-Guerre froide. J’ai soutenu que la supposée discontinuité sert de prétexte pour l’intervention états-unienne. Bien qu’il y ait toujours eu plusieurs facteurs à l’oeuvre pour les choix de la politique étrangère des Etats-Unis, il est possible de détecter les facteurs primordiaux en s’en remettant aux déclarations officielles et aux documents déclassifiés. Comment pouvons-nous donc montrer la continuité politique durant l’après-Guerre froide ?

Les Etats-Unis ont de substantiels intérêts économiques en Amérique latine en général et en Colombie tout particulièrement. La Colombie est le septième fournisseur de pétrole des Etats-Unis et de grandes réserves de pétrole ont été détectées dans son sous-sol. Les Etats-Unis ont cherché à diminuer leur dépendance par rapport au pétrole du Moyen-Orient et à diversifier leurs fournisseurs de pétrole en se tournant vers l’Amérique latine. Anne Paterson, l’ambassadrice états-unienne en Colombie, a expliqué que les attaques du 11 Septembre ont rendu « moins sûrs les fournisseurs moyen-orientaux traditionnels des Etats-Unis ». Pouvoir compter sur le pétrole colombien, qui « après le Mexique et le Venezuela » est « le plus grand pays pétrolier de la région », nous donnerait une « petite marge de manoeuvre » et cela permettrait aux Etats-Unis « d’éviter la spéculation sur les prix ». Paul D. Coverdell, sénateur républicain, a exposé l’approche régionale des Etats-Unis en termes plus globaux en signalant que la « déstabilisation de la Colombie affecte directement le Venezuela, aujourd’hui considéré comme notre premier fournisseur. En fait la situation régionale sur le plan de la question pétrolière est très semblable à celle du Moyen Orient, excepté le fait que la Colombie nous fournit plus de pétrole aujourd’hui que ne nous en fournissait le Koweït autrefois. Cette crise, comme celle du Koweït, risque de se généraliser vers beaucoup de pays, lesquels sont tous des alliés. » La situation requiert donc l’élimination de toute menace contre nos intérêts pétroliers. Bush l’a clairement fait savoir lorsque son gouvernement à demandé un budget de 98 millions de dollars pour former une brigade militaire contre-insurrectionnelle spécialement entraînée pour protéger le pipeline de Caño Limón en Colombie, long de 850 km et appartenant à l’entreprise états-unienne Occidental Petroleum. Le secrétaire d’Etat Colin Powell a expliqué que cette aide, si elle est approuvée par le Congrès, serait utilisée pour « entraîner et équiper deux brigades des forces armées colombiennes afin de protéger le pipeline » contre les attaques des rebelles, lesquelles nous « retirent une source de pétrole ». L’ambassadrice Patterson a ajouté que, bien que l’argent ne soit pas donné sous le prétexte de la guerre contre la drogue, « c’est quelque chose que nous devons faire », parce que c’est « important pour le futur du pays, pour nos sources de pétrole et pour la confiance des investisseurs ».

La Colombie est également incluse dans le cadre du dispositif contre-insurrectionnel élaboré lorsque le président Kennedy a réorganisé les armées latino-américaines. La politique contre-insurrectionnelle signifiait orienter l’effort militaire vers l’ennemi interne qui, durant la Guerre froide, était soi-disant un subversif communiste. Pour les experts états-uniens de la contre-insurrection, le communisme se manifestait par des demandes de réformes ou bien il était représenté par des organisations populaires qui combattaient pour une redistribution plus équitable des richesses nationales. La société civile est alors devenue le premier baromètre du niveau et de la potentialité de la « subversion », le paramilitarisme intégral servant alors à couper toute pousse aussi tôt que possible. Un des premiers manuels pratiques contre-insurrectionnels expliquait ainsi que « les unités paramilitaires peuvent soutenir l’armée nationale dans la conduite des opérations contre-insurrectionnelles si celles-ci se déroulent dans leurs propres régions et dans les territoires qui leur sont attribués. » Le terrorisme contre la société civile était considéré acceptable dans le cadre de la stratégie contre-insurrectionnelle : « Les civils dans les zones d’opération pourraient soutenir leur propre gouvernement ou collaborer avec une force ennemie. Un programme d’isolement visant à semer le doute et la crainte pourrait être réalisé, et un plan d’action politique positif pourrait être conçu pour éviter le soutien actif envers la guérilla. Si ces programmes échouent, il pourrait devenir nécessaire de réaliser des actions plus agressives, comme l’utilisation de la force, voire même des enlèvements. Les enlèvements et traitements de force vis-à -vis des civils ennemis peuvent affaiblir la foi des collaborateurs en la puissance militaire [de l’ennemi].  »

Le général William Yarborough avait conduit la première Force spéciale états-unienne en Colombie en 1962 pour réorienter l’armée colombienne vers une stratégie contre-insurrectionnelle. Il signalait alors : « un effort doit être fait pour construire des groupes de personnes, civils et militaires, pour leur donner un entraînement clandestin pour les opérations de résistance clandestine au cas où cela serait nécessaire ». Ces équipes seraient utilisées pour réaliser des « fonctions de contre-intelligence et de contre-propagande et si nécessaire pour effectuer des activités de type paramilitaire et des sabotages ainsi que des opérations terroristes contre des tenants identifiés du communisme » et « toutes ces opérations devraient bénéficier du soutien des Etats-Unis. »

Dans un manuel élaboré par l’académie états-unienne de formation pour l’Amérique latine, maintenant connue comme Ecole des Amériques, les tâches d’intelligence comprenaient l’identification « de la nature des organisations syndicales », l’existence éventuelle d’ « organisations politiques légales qui servent de façades » aux Insurgés. Les combattants contre-insurrectionnels doivent réaliser un suivi du « système d’éducation publique » et de la présence de la « politique chez les enseignants et chez les étudiants ainsi que dans les livres ». ; la même chose doit être faite en ce qui concerne « les relations entre les dirigeants religieux (locaux ou missionnaires), le gouvernement et les insurgés ». Le manuel expliquait plus loin que les combattants anti-insurrectionnels doivent observer soigneusement « tout refus de la part des paysans de payer leur loyer, leurs impôts, leurs crédits, ou simplement si se produisent des difficultés inhabituelles pour la perception de ces paiements », une augmentation « du nombre des artistes qui ont un message politique », ou une intensification de la « contestation religieuse ». Les grèves, les manifestations ou « les campagnes de recrutement des organisations syndicales » étaient également considérées subversives. Après un examen détaillé des programmes de formation de l’Ecole des Amériques, l’Intelligence Oversight Board [Bureau de supervision de l’Intelligence] des Etats-Unis a déclaré, en 1996, que « l’Ecole des Amériques et le Commandement Sud ont utilisé des matériels inappropriés pour la formation des officiers latino-américains » de « 1982 à 1991 ». En certains passages de ce matériel de formation, « des pratiques telles que l’exécution de guérilleros, l’extorsion, les abus physiques, l’utilisation de la force, et les emprisonnements injustifiés » étaient considérées acceptables.


Conclusion

Dans le cas de la Colombie, les organisations de la société civile, particulièrement celles qui remettent en cause l’ordre socio-économique, sont perçues par le gouvernement états-unien comme potentiellement subversives pour l’ordre social et politique, et dans le cadre du combat contre-insurrectionnel ce sont donc des cibles légitimes et elles peuvent être victimes d’ « attaques terroristes, paramilitaires et de sabotages ». Comme souligné plus haut, la restructuration des réseaux militaires et paramilitaires en Colombie, survenue en 1991, et la grande quantité de financements de l’armée colombienne dans l’après-Guerre froide montrent la continuité de la stratégie contre-insurrectionnelle pour détruire les mouvements qui pourraient entamer une stabilité favorable aux intérêts états-uniens. Dans la stratégie contre-insurrectionnelle sponsorisée par les Etats-Unis, les premières mesures prises dans le combat dit « anti-terroriste » -mais qui pourrait plus justement être appelé « terroriste »- étaient toutes liées au recours au paramilitarisme. Comme je l’ai montré, la relation entre les paramilitaires colombiens, l’armée colombienne et les Etats-Unis est tout à fait claire. Ces quinze dernières années, une organisation démocratique de gauche a été éliminée par les paramilitaires, 4000 militants ont été assassinés dans les années 1980, 151 journalistes ont été tués ; en 2002 plus de 8000 assassinats politiques ont été commis en Colombie dont 80% commis par les organisations paramilitaires. 75% des syndicalistes tués dans le monde sont tués par les paramilitaires colombiens tandis que 2,7 millions de personnes ont été déplacées de force de leur lieu de résidence. Selon les Nations Unies, les enseignants sont « parmi les travailleurs le plus souvent victimes d’assassinats, de menaces et de la violence liée aux déplacements ». Les organisations paramilitaires ciblent aussi régulièrement les défenseurs des droits humains, les dirigeants indigènes, les militants communautaires. Cette répression criminalise toute forme de résistance civile à la restructuration néo-libérale conduite par les Etats-Unis et cela permet de contenir la remise en cause politique du statu quo colombien ; Castaño indiquait d’ailleurs que ses paramilitaires « ont toujours proclamé qu’ils sont les défenseurs de la liberté d’entreprise et du secteur industriel national et international ». En plus de toute cette répression, plus de la moitié de la population colombienne vit dans la pauvreté et, selon la Banque mondiale, « les plus vulnérables ce sont les enfants ».

Durant la Guerre froide, l’anti-communisme servait de pilier idéologique pour justifier la répression de toute tentative de modification des structures socio-économiques en Colombie. Dans l’ère de l’après-Guerre froide, la guerre anti-drogue et la « guerre contre le terrorisme » servent de nouvelles justifications à la poursuite du soutien états-unien à la guerre de terreur en Colombie. Il y a donc eu une continuité majeure dans la politique états-unienne vis-à -vis de la Colombie, continuité entre la période de la Guerre froide et la période de l’après-Guerre froide. De plus cette politique continue de produire de terribles effets quant à la situation des droits humains et elle provoque la mort d’une grande quantité de personnes tout en maintenant l’iniquité structurelle et tout en détruisant toute alternative démocratique. Dans le cas de la Colombie, les faits soutiennent largement la thèse chomskyenne de la continuité.

Doug Stokes


- Le texte original en anglais est accompagné de 73 notes et références.

- Titre original :
« Testing Chomsky ’Why the End of the Cold War Doesn’t Matter : the US War of Terror in Colombia’ »

- Source :
- Chomsky.info www.chomsky.info/onchomsky/200310--02.pdf

- Agnt98 www.aqnt98.dsl

- Traduction : Numancia Martà­nez Poggi (mars 2007)

- Livre de Doug Stokes :
« America’s Other War : Terrorizing Colombia »




Les véritables raisons de l’intervention nord-américaine en Colombie, par Doug Stokes.

A propos de la Colombie par Noam Chomsky.


Il n’y a pas de guerre contre le terrorisme, interview de Noam Chomsky, par Geov Parrish + quinze articles de Noam Chomsky.



Prisonniers politiques en Colombie.


En Colombie, près de 70.000 personnes sont emprisonnées dans les divers établissements pénitentiaires du pays.

Le gouvernement colombien ne leur accorde pas le statut de prisonniers politiques parce qu’il nie de manière déterminée l’existence du conflit armé qui se déroule en Colombie depuis plus de 4 décennies ; en revanche, il les qualifie de TERRORISTES.
www.arlac.be




















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