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Combien de millions de personnes ont-elles été tuées dans les guerres menées par les États-Unis après le 11 septembre ? (Consortium News)


Première partie : L’Irak

 

Le nombre de victimes dues aux guerres menées par les États-Unis depuis le onze septembre 2001 est loin d’être établi alors que faire face à l’ampleur réelle des crimes commis reste un devoir pressant, d’un point de vue moral, politique et juridique.

Combien de personnes ont été tuées dans les guerres menées par les États-Unis après le onze septembre ? Je mène des recherches et j’écris à ce sujet depuis que les États-Unis ont déclenché ces guerres, qu’ils ont essayé de justifier en alléguant que c’était une réponse aux attentats terroristes qui ont fait 2996 victimes aux États-Unis, le 11 septembre 2011.


Samar Hassan, en train de crier après l’assassinat de ses parents par des soldats américains en Irak en 2005.

Pourtant aucun crime, aussi abominable soit-il, ne peut justifier qu’on fasse la guerre à des pays et à des gens qui ne sont pas responsables des crimes commis, comme le procureur du procès de Nuremberg Ben Ferencz l’avait infatigablement expliqué à l’époque.

The Iraq Death Toll 15 Years After the US Invasion [Le nombre de victimes irakiennes 15 ans après l’invasion par les États-Unis, NdT] , que j’ai écrit en collaboration avec Medea Benjamin, estime le nombre de victimes en Irak de la façon la plus précise et la plus honnête possible. Selon nous, environ 2 400 000 personnes ont été tuées en Irak suite à l’agression historique, en 2003, des États-Unis et du Royaume Uni. Dans cet article, je vais expliquer de manière plus détaillée comment nous en sommes arrivés à cette estimation et fournir le contexte historique. Dans la deuxième partie, je procéderai à une évaluation similaire du nombre de personnes tuées jusqu’à maintenant lors des autres guerres menées par les États-Unis après le onze septembre.

Les études du nombre de victimes par opposition aux compte rendus passifs.

J’ai étudié ces mêmes questions dans le chapitre 7 de mon ouvrage Blood On Our hands : the American Invasion and Destruction of Iraq [Du sang sur nos mains : l’invasion américaine en Irak et la destruction du pays, NdT] et dans des articles qui ont précédé, depuis Burying the Lancet Report… and the Children [L’enterrement du rapport du Lancet… et des enfants, NdT] en 2005 jusqu’à Playing Games With War Deaths [On sous-estime le nombre des victimes de guerre, NdT] en 2016.

Dans chacun de ces exposés, j’explique que les évaluations de victimes de guerre régulièrement publiées par les agences des Nations unies, par des groupes de contrôle et par les médias sont presque tous basés sur « un compte rendu passif » et fragmentaire, non sur des études exhaustives du nombre de victimes.

Des pays où les États-Unis et leurs alliés font la guerre depuis 2001, l’Irak est le seul où des épidémiologistes ont étudié le nombre de victimes en employant les meilleures méthodes, élaborées et expérimentées dans d’autres zones de guerre, comme l’Angola, la Bosnie, la République démocratique du Congo, le Guatemala, le Kosovo, le Ruanda, le Soudan et l’Ouganda. Dans tous ces pays, comme en Irak, les résultats de ces études épidémiologiques de grande ampleur ont révélé que le nombre de victimes était de 5 à 20 fois supérieur à celui qui avait été publié auparavant et qui était basé sur le compte rendu passif de faits.

Body Count : Casualty Figures After 10 Years of the “War on Terror” [Nombre de victimes après 10 ans de « guerre contre le terrorisme », NdT] , un rapport publié par Physicians for Social Responsability (PSR) ( les Médecins et la responsabilité sociale ) a conclu en 2015 que l’étude du Lancet était la plus complète et la plus fiable de toutes celles menées en Irak, ceci en se fondant sur le type de l’étude, l’expérience et l’indépendance de l’équipe de recherche, le peu de temps écoulé depuis les morts qu’elle recensait et sa cohérence avec d’autres chiffres sur les violences commises en Irak depuis l’occupation. Selon cette étude, environ 601 000 Irakiens ont été tués dans les 39 premiers mois de la guerre d’Irak et de l’occupation du pays, sans oublier que la guerre avait été aussi à l’origine de 54 000 morts non violentes.

Pour les autres pays touchés par les guerres menées par les États-Unis depuis le 11 septembre, les seuls rapports au sujet du nombre de victimes sont ou bien compilés par les Nations unies et basés sur les enquêtes à propos de drames rapportés aux missions d’assistance des Nations unies, comme en Irak et en Afghanistan ou bien encore par des groupes de contrôle comme l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme, l’Irak Body Count (IBC) et Airwars qui se fondent sur des compte- rendus passifs émanant des organisations gouvernementales, des antennes médicales ou des médias locaux ou étrangers.

Ces rapports passifs sont régulièrement présentés par les organes des Nations Unies, les agences gouvernementales, les médias et même par des militants comme des « estimations » du nombre de morts, mais ce ne sont pas des estimations. Par définition, aucune compilation de rapports fragmentaires ne peut réussir à se transformer en estimation réaliste de toutes les personnes tuées dans un pays ravagé par la guerre.

Au mieux, il est possible que les comptes rendus passifs de faits révèlent le nombre minimum de victimes de guerre. Cependant comme on ne trouve souvent dans ces rapports qu’une petite fraction du nombre effectif de victimes, il est on ne peut plus trompeur de présenter ce chiffre comme « une estimation » du nombre total des victimes. C’est la raison pour laquelle des épidémiologistes ont élaboré des méthodes d’échantillonnage scientifique qu’ils savent utiliser pour proposer des estimations exactes du nombre des victimes de guerre grâce à des études statistiquement fiables.

Les épidémiologistes ont retrouvé dans de nombreuses zones de guerre, au niveau mondial, des disparités énormes – de 5 à 1 et de 20 à 1 – entre les résultats des études du nombre de morts et les rapports passifs. Dans des pays où les gouvernements occidentaux ne sont pas responsables de la guerre en cours, il n’y a pas eu de controverse à propos de ce type de résultats qui sont cités régulièrement par les responsables occidentaux et les médias.

Cependant les hommes politiques et les médias occidentaux rejettent et marginalisent les résultats des études à propos du nombre de morts en Irak, et ce, pour des raisons politiques. Les États-Unis et le Royaume-Uni sont, en effet, responsables de la guerre d’Irak, par conséquent l’ampleur du massacre est une question très sérieuse de responsabilité politique et juridique pour les hauts responsables qui ont choisi de ne pas écouter les mises en garde juridiques, cette invasion de l’Irak étant légalement une « agression criminelle ».

En 2006, des responsables britanniques ont demandé l’avis de Sir Roy Anderson, le conseiller scientifique en chef du ministère de la Défense du Royaume Uni et ce dernier leur a déclaré que « l’étude du Lancet était solide et employait des méthodes considérées comme quasiment “les meilleures” dans ce domaine ».


Le président George W. Bush sur une affiche de Robbie Conal (robbieconal.com)

La BBC a obtenu des copies des mails dans lesquels des responsables britanniques avouaient que l’étude était « probablement juste » et que « sa méthodologie ne pouvait pas être contestée, que c’était une façon éprouvée d’évaluer le nombre de morts dans des zones de conflit ». Cependant les mêmes responsables ont aussitôt lancé une campagne pour discréditer cette même étude. Le président George W Bush a déclaré publiquement : « Je ne considère pas ce rapport comme crédible » et les médias dominants états-uniens, dans leur servilité, ont vite dénié à cette étude toute importance.

Dans mon article Playing Games With War Deaths en 2016, je conclus : « Comme avec le changement climatique et d’autres problèmes, les responsables des Nations unies doivent s’affranchir des pressions politiques, se familiariser avec les bases scientifiques nécessaires et cesser de reléguer la grande majorité des victimes de nos guerres dans ce “trou de la mémoire” orwellien. »

Selon certains, il n’est pas important de savoir si nos guerres ont tué des dizaines de milliers de personnes ou des millions puisque toutes les victimes de guerre constituent des pertes tragiques et que nous devrions nous contenter de les pleurer au lieu de pinailler à propos de chiffres. Cependant, comme les auteurs de Body Count l’ont remarqué :

« Les seuls chiffres relayés par les médias devraient pourtant être déjà suffisamment terrifiants… Cependant on semble toujours les considérer comme tolérables et, en outre, faciles à expliquer, grâce à l’image de l’extrême violence d’origine religieuse qui règne dans la région. Le nombre de 655 000 morts dans les trois premières années de la guerre seulement, cependant, indique clairement que nous avons affaire à un crime contre l’humanité proche du génocide. »

Je suis d’accord avec les auteurs de Body Count, il est important de savoir si nos guerres tuent des millions de personnes ou seulement 10 000 comme, semble-t-il, d’après les sondages, la plupart des gens au Royaume-Uni et aux États-Unis le croient.

La plupart des Américains diraient qu’il importe de savoir si le rôle de l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale a été à l’origine de millions de morts violentes ou de seulement dix mille. Suggérer le second terme de l’alternative est, en fait, un délit en Allemagne et dans plusieurs autres pays.

Ainsi les hommes politiques, les journalistes et les citoyens américains qui affirment ne pas se soucier de savoir combien d’Irakiens ont été tués ont-ils, consciemment ou non, ce qui est moralement insoutenable, deux poids, deux mesures au sujet des conséquences des guerres menées par notre pays ; précisément parce que c’est notre pays qui les mène.

Une guerre qui continue à tuer.

Des experts indépendants comme les auteurs du rapport du Body Count considèrent certes l’étude du Lancet de 2006 sur le nombre de morts dus à l’invasion de l’Irak comme l’estimation la plus précise et la plus fiable des victimes de guerre dans tous les conflits que nous avons déclenchés après le onze septembre, mais elle a été menée il y a presque 12 ans, après seulement 39 mois de guerre et d’occupation de l’Irak. Malheureusement on était encore bien loin des chiffres catastrophiques de victimes dues à l’agression historique par les États-Unis et le Royaume Uni.

L’étude du Lancet de 2006 met en évidence la flambée de violence qui n’a cessé de croître dans l’Irak occupé entre 2003 et 2006 et beaucoup d’autres paramètres indiquent que l’escalade de la violence a continué dans le pays au moins jusqu’à la fin de « l’augmentation des troupes » en 2007. Le déferlement de corps mutilés, victimes des escadrons de la mort, qui envahissaient les morgues de Bagdad n’a pas atteint son maximum avant la fin de 2006 avec 1 800 cadavres en juillet et 1 600 en octobre. Puis les bombardements aériens de l’Irak ont été multipliés par cinq en 2007 et janvier 2008 a été le mois où le bombardement de l’armée américaine a été le plus intense depuis l’invasion de 2003.

Ces éléments rendent crédibles le rapport, en juin 2007, un an après l’étude du Lancet, d’une société de sondages respectée, Opinion Research Business (ORB), rapport selon lequel 1 033 000 Irakiens avaient déjà été tués.

L’étude du Lancet estime que 328 000 ou plus des morts violentes avaient eu lieu entre mai 2005 et mai- juin 2006. Alors si l’estimation de l’ORB est exacte, cela signifierait qu’environ 430 000 Irakiens ont été tués l’année qui a suivi l’étude du Lancet.

Le chiffre d’un million de morts est certes choquant, mais l’augmentation constante du nombre des victimes révélée par le rapport de l’ORB cadre bien avec d’autres indicateurs de la violence de l’occupation, qui a continué à augmenter à la fin de 2006 et en 2007.

La violence en Irak a décru en 2008 et pendant les quelques années qui ont suivi. Cependant ont continué à faire régner la terreur parmi les Arabes sunnites du nord et de l’ouest du pays les escadrons de la mort de la police spéciale, qui ont été recrutés, entraînés et lâchés en Irak par le ministre irakien de l’Intérieur, les forces d’occupation des États-Unis et la CIA entre 2004 et 2006 (ces escadrons seront d’ailleurs rebaptisés police nationale après la révélation au monde de leur centre de torture Al-Jadinyah, avant de devenir police fédérale en 2009). Leurs exactions ont provoqué une reprise de la résistance armée et elles ont amené, en 2014, de grands pans du pays à se soumettre à l’autorité de l’EI, vu comme une alternative aux abus continuels du gouvernement irakien, corrompu et sectaire, et de ses escadrons de la mort.

Le Body Count d’Irak basé au Royaume Uni a compilé des compte rendus passifs à propos des morts de civils en Irak depuis l’invasion, mais il n’avait enregistré que 43 394 morts en juin 2006 alors que l’étude du Lancet avait estimé le nombre de morts violentes à 601 000, ce qui nous donne un ratio de 14 à 1. Just Foreign Police (JFP) aux États-Unis a créé le « Iraqi Death Estimator », un outil d’estimation des victimes irakiennes qui a mis à jour l’estimation de l’étude du Lancet en allant chercher les victimes rapportées par l’Iraq Body Count et a multiplié leur nombre par le ratio entre l’étude sur les victimes de guerre et le compte rendu passif de l’IBC de 2006.

Puisque l’IBC se base principalement sur des articles de médias anglophones, il a peut-être sous-dénombré les victimes, et ce, encore plus après 2007, puisque les médias occidentaux se désintéressent peu à peu de l’Irak. D’autre part, comme les responsables gouvernementaux et les journalistes courent beaucoup moins de risques à se déplacer en Irak, il est possible que ces rapports soient devenus plus précis. Ou peut-être ces facteurs se sont-ils combinés à d’autres pour donner plus de précision à l’Iraqi Death Estimator du JFP. Il est probable cependant qu’au fil du temps, il ait perdu de sa précision et on l’a arrêté en septembre 2011. À ce moment, les victimes de la guerre d’Irak se chiffraient à 1 460 000.

En 2013, la revue médicale PLOS a publié une autre étude du nombre de victimes, qui allait jusqu’en 2011. L’auteur de l’éditorial a déclaré au National Geographic que son estimation de 500 000 morts en Irak était « probablement basse ». L’étude avait une marge d’erreur plus importante que celle du Lancet et les équipes d’enquêteurs ont décidé qu’il était trop dangereux de travailler dans deux des grappes qui avaient été choisies de façon aléatoire.

Le problème le plus sérieux avec l’étude PLOS est, semble-t-il, que tellement de maisons ont été détruites ou abandonnées et tellement de familles ont été exterminées ou sont simplement disparues qu’il ne restait personne pour rapporter le nombre de victimes de ces familles aux enquêteurs. Il est même arrivé qu’on considère qu’il n’y avait eu aucune victime dans des maisons ou des immeubles entiers où tout le monde avait été tué ou s’était enfui.

Après l’extrême violence qui a sévi en 2006 et 2007 et quelques années de plus de conflit moins brutal, l’effet de la destruction et du déplacement des populations sur l’étude de PLOS doit avoir été plus marqué qu’en 2006. Un famille sur six en Irak a été obligée de déménager au moins une fois entre 2005 et 2010. La UNHCR [l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, NdT] a enregistré 3 millions de réfugiés à l’intérieur ou hors du pays, mais elle a concédé qu’un bien plus grand nombre n’était pas enregistré. Les auteurs ont ajouté 55 000 morts à leur total pour tenir compte des 15% des 2 millions de réfugiés qui ont perdu, chacun, un membre de leur famille, mais ils ont reconnu que c’était là une estimation très prudente.

Les auteurs du Body Count ont calculé que, si seulement 1% des maisons prises en compte par les enquêteurs étaient vides ou détruites et que dans chacune de ces familles, il y avait une ou deux victimes, l’évaluation globale de l’étude de PLOS aurait augmenté de 50%. Que les deux grappes qui représentaient les parties les plus dévastées de l’Irak n’aient pas été prises en compte doit avoir eu un effet similaire. La méthode de l’enquête par échantillonnage repose sur l’étude d’un échantillon représentatif de différentes zones, aussi bien les plus touchées que celles qui ont été relativement épargnées et où il y peu ou pas de victimes. Les victimes qui sont mortes le plus violemment sont souvent concentrées dans un petit nombre de grappes, ce qui donne, pour l’exactitude de l’évaluation finale, une importance énorme à des grappes comme les deux qu’ont évitées les enquêteurs de PLOS.


Carte d’Irak. Le territoire kurde se trouve dans le nord-est.

Depuis 2011, le guerre est entrée dans une nouvelle phase. Il y a eu un printemps arabe en Irak en 2011, mais il a été réprimé brutalement, poussant Fallujah et d’autres villes à entrer en rébellion ouverte une fois de plus. Plusieurs villes importantes ont succombé à l’EI en 2014, elles ont été assiégées par les forces gouvernementales irakiennes avant d’être détruites par le bombardement aérien des États-Unis, l’artillerie et les roquettes des Irakiens et de leurs alliés. Le Iraqi Body Count et la mission d’assistance des Nations Unies à l’Irak ont collecté des rapports passifs sur des dizaines de milliers de civils tués lors de cette phase de la guerre.

L’ancien ministre des Affaires étrangères Hoshyar Zebari a déclaré à Patrick Cockburn du quotidien britannique The Independent que les rapports des services secrets kurdes irakiens avaient estimé qu’au moins 40 000 civils avaient été tués dans le seul bombardement de Mossoul. Selon Zebari, il y avait probablement beaucoup plus de victimes dans les décombres, ce qui implique que les rapports dont il a pris connaissance faisaient jusque là référence à des victimes dont on avait retrouvé le corps et qui avaient été enterrées.

Une opération récente qui a consisté à débarrasser les décombres et à chercher les corps dans un seul quartier de Mossoul a donné 3 353 victimes, 20 % étaient apparemment des combattants de l’EI et 80 % étaient des civils. En outre, dans cette même ville, 11 000 personnes sont toujours considérées comme disparues par leur famille.

IBC a maintenant mis à jour le nombre de victimes pour la période qui va jusqu’en juin 2006, réduisant ainsi le ratio vis-à-vis de l’étude du Lancet de 11,5 à 1. Si nous appliquons la méthode du Iraqi Death Estimator du JFP depuis 2007 jusqu’à maintenant en employant ce ratio mis à jour et l’ajoutons à l’estimation de l’ORB de 1 030 000 morts jusqu’en juillet 2007, nous pouvons arriver à une estimation actuelle du nombre total des victimes irakiennes depuis 2003. Cette opération ne peut bien sûr, pas être aussi précise qu’une nouvelle étude complète sur le nombre de victimes. Cependant, à mon avis, c’est l’estimation la plus précise que nous puissions faire en nous basant sur ce que nous savons vraiment.

Et ceci nous donne une estimation de 2 380 000 victimes irakiennes depuis 2003 par suite de l’invasion criminelle de l’Irak par les États-Unis et les Britanniques.

Fourchette haute et fourchette basse.

Nous sommes loin d’être certains que cette estimation soit tout à fait exacte et il est donc important de calculer un nombre minimum et un nombre maximum basés sur les variations possibles des chiffres impliqués.

Pour arriver au nombre maximum et au nombre minimum des victimes probables de la guerre d’Irak, nous pouvons commencer avec les nombres minimum et maximum des personnes mortes de mort violente qui ont été établis avec une probabilité de 97,5 % par l’étude du Lancet, soit respectivement 426 000 et 794 000. L’ORB, en 2007, a donné, avec un échantillon plus important, un écart plus étroit entre les deux chiffres, mais cette enquête n’a pas été considérée comme aussi rigoureuse que celle du Lancet, sur d’autres aspects. Si nous appliquons les mêmes marges que dans l’étude du Lancet à l’estimation principale de l’enquête de l’ORB, cela nous donne un minimum de 730 000 et un maximum de 1 360 000 victimes de 2003 à juillet 2007.

Pour mettre à jour ces chiffres de nombres maximum et minimum en utilisant une variation de la méthode du JFP, nous devons aussi tenir compte des changements de ratio entre le décompte des victimes par IBC et le nombre réel de victimes. Les ratios des nombres minimum et maximum de l’étude du Lancet avec le compte revu à la hausse d’IBC pour juin 2006 sont d’environ 8 à 1 et 15 à 1.

Ces ratios sont caractéristiques des ratios entre les études complètes du nombre de victimes et les rapports passifs qu’on trouve dans d’autres zones de guerre au niveau mondial et qui varient de 5 à 1 à 20 à 1, comme je l’ai déjà fait remarquer. Cependant peut-être que l’IBC compte plus ou moins des victimes effectives depuis 2006 qu’il ne l’a fait auparavant. Il doit, en effet, sûrement essayer constamment d’améliorer la portée de sa collecte de données. D’ autre part, dans la phase la plus récente de la guerre, il y a eu beaucoup de victimes tuées par les bombes et les obus dans des zones gouvernées par l’EI, où des gens étaient punis ou même exécutés pour avoir essayé de communiquer avec le monde extérieur. Ainsi les données de l’IBC pour cette période pourraient-elles être plus fragmentaires que jamais.

Pour arriver à des nombres minimum et maximum réalistes, nous devons tenir compte de ces deux possibilités. Le ratio de 8 à 1 du nombre minimum de victimes tuées jusqu’en 2006 se rapproche peut-être du ratio minimum historique de 5 à 1 ou son ratio de 15 à 1 par rapport au nombre de l’étude du Lancet en 2006 peut avoir augmenté et atteindre le maximum historique de 20 à 1. En employant un ratio de 6,5 à 1 pour arriver au nombre minimum de victimes et celui de 17,5 à 1 pour le nombre maximum, on tient compte d’un minimum plus bas et d’un maximum plus élevé qu’en 2006, sans égaler les ratios les plus extrêmes jamais rencontrés dans d’autres conflits. Tout cela nous donne donc un minimum de 760 000 victimes irakiennes depuis juillet 2007 et un maximum de 2 040 000.

Nous avons ajouté ces chiffres au minimum et au maximum que nous avions calculés pour la période qui se terminait en juin 2007, ce qui nous donne des chiffres complets minimum et maximum depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume Uni. Nous pouvons estimer que le nombre d’Irakiens tués par suite de cette invasion illégale de leur pays doit se situer quelque part entre 1 500 000 et 3 400 000. Comme c’est généralement le cas avec ce genre d’amplitude statistique, le nombre réel de victimes se rapproche probablement davantage de notre estimation principale de 2 360 000 que des nombres minimum et maximum.

Appel en faveur d’une nouvelle enquête sur les victimes de guerre en Irak.

Il est très important que le secteur de la santé publique fournisse à la communauté mondiale des études actualisées sur le nombre de victimes en Irak et dans les autres pays où les États-unis ont mené des guerres après le onze septembre.

Une nouvelle enquête sur les victimes irakiennes doit trouver un moyen d’étudier même les zones les plus dangereuses et elle doit finir par trouver des procédures réalistes pour estimer le nombre de victimes quand des familles entières ont été tuées ou quand des maisons ou des appartements ont été détruits ou abandonnés. On considère que ce problème peut mener à des résultats erronés dans toutes les études au sujet des victimes irakiennes depuis 2004 et son importance ne cesse de croître à mesure que le temps passe. C’est là quelque chose qu’on ne peut pas ignorer et on ne doit pas non plus compenser ce manque d’informations par des conjectures.

Les équipes d’enquêteurs compilent des dossiers à propos de maisons vides et détruites dans les grappes qu’ils étudient et ils pourraient poser des questions aux voisins sur ces maisons où un grand nombre d’habitants ou des familles entières ont peut-être été tués. Ils doivent aussi enquêter sur les réfugiés et les personnes déplacées à l’intérieur du pays pour estimer le nombre de victimes dans ces populations.

Les épidémiologistes ont affronté des dangers très graves et de très sérieuses difficultés pour trouver des techniques qui mesurent avec exactitude le coût humain des guerres. Ils doivent continuer à travailler dans ce sens et à perfectionner leurs méthodes. Ils doivent s’affranchir des puissantes pressions politiques, y compris de la part de ceux qui sont coupables du carnage et les empêcher de politiser et discréditer leur travail incroyablement difficile mais d’une grande noblesse et d’une importance cruciale.

Lors du 15ème anniversaire de l’invasion illégale de l’Irak, le Center for Constitutional Rights [le Centre pour le respect des droits constitutionnels, NdT] des États-Unis a demandé de nouveau aux États-Unis de payer des dommages de guerre au peuple irakien. C’est une façon dont les pays qui sont coupables d’agression et d’autres crimes de guerre s’acquittent traditionnellement de leur responsabilité collective pour les morts qu’ils ont provoquées et les destructions qu’ils ont causées.

Dans Blood on Our Hands, je conclus mon exposé sur la guerre des États-Unis en Irak en lançant, de la même manière, un appel en faveur de l’allocation de dommages de guerre et pour des poursuites pénales contre les hauts responsables états-uniens et britanniques tant civils que militaires pour le « crime international suprême » d’agression et d’autres crimes de guerre systémiques en Irak.

Faire face à l’ampleur réelle des crimes commis demeure un devoir pressant, du point de vue moral, politique et juridique pour le peuple d’Irak, les États-Unis, le Royaume Uni et pour le monde entier. L’opinion mondiale ne demandera jamais aux plus haut placés des criminels de guerre de répondre de leurs crimes tant que les citoyens ne comprendront pas la réelle ampleur de l’horreur de ce que ces gens ont fait. Et le monde ne connaîtra pas la paix tant que les agresseurs les plus puissants pourront compter sur l’impunité dont ils jouissent pour « ce crime international suprême ».

Source : Nicolas J.S. Davies, Consortium News, 22-03-2018

Traduction Les Crises https://www.les-crises.fr/combien-de-millions-de-personnes-ont-elles-e...

 

 


Partie 2 : Afghanistan et Pakistan

 

Dans la première partie de cette publication, j’ai estimé qu’environ 2,4 millions d’Irakiens ont été tués à la suite de l’invasion illégale de leur pays par les États-Unis et le Royaume-Uni en 2003. J’en viens maintenant aux morts afghanes et pakistanaises dans le cadre de l’intervention américaine en Afghanistan en 2001. Dans la troisième partie, j’examinerai les morts causées par la guerre en Libye, en Somalie, en Syrie et au Yémen. Selon Le général américain à la retraite Tommy Franks, qui a mené la guerre contre les talibans en Afghanistan en réaction aux attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement américain ne tient pas les comptes des pertes civiles qu’il cause. « Vous savez, on ne compte pas les cadavres », a dit Franks un jour. Il est difficile de savoir si c’est vrai ou si un décompte est caché.

Comme je l’ai expliqué dans la première partie, les États-Unis ont tenté de justifier leurs invasions en Afghanistan et dans plusieurs autres pays comme une réponse légitime aux crimes terroristes du 11 septembre. Mais les États-Unis n’ont pas été attaqués par un autre pays ce jour-là, et aucun crime, aussi horrible soit-il, ne peut justifier 16 années de guerre – et ce n’est pas fini – contre une succession de pays qui n’ont pas attaqué les États-Unis.

Comme l’ancien procureur de Nuremberg Benjamin Ferencz l’a dit à la NPR [National Public Radio], une semaine après les attentats terroristes, il s’agissait de crimes contre l’humanité, mais pas de « crimes de guerre », car les États-Unis n’étaient pas en guerre. « Ce n’est jamais une réponse légitime de punir les gens qui ne sont pas responsables du mal fait », a expliqué Ferencz. « Nous devons faire une distinction entre punir les coupables et punir les autres. Si vous vous contentez de riposter massivement en bombardant l’Afghanistan, disons, ou les talibans, vous tuerez beaucoup de gens qui ne croient pas en ce qui s’est passé, qui n’approuvent pas ce qui s’est passé ».

Comme Ferencz l’avait prédit, nous avons tué « beaucoup de gens » qui n’avaient rien à voir avec les crimes du 11 septembre. Combien de personnes ? C’est l’objet de cet article.

Afghanistan

En 2011, le journaliste d’investigation primé Gareth Porter faisait des recherches sur les raids nocturnes des forces d’opérations spéciales américaines en Afghanistan pour son article intitulé How McChrystal and Petraeus Built an Indiscriminate Killing Machine. La multiplication des raids nocturnes de 2009 à 2011 a été un élément central de l’escalade de Barack Obama dans la guerre des États-Unis en Afghanistan. Porter a documenté une augmentation graduelle de 50 fois le nombre de raids par mois, passant de 20 raids par mois en mai 2009 à plus de 1 000 raids par mois en avril 2011.

Mais curieusement, la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) a fait état d’une diminution du nombre de civils tués par les forces américaines.


Des marines américains patrouillent dans la rue Shah Karez, dans la province de Helmand, en Afghanistan, le 10 février. (photo du Corps des Marines des États-Unis prise par le sergent d’état-major Robert Storm)

Les rapports de la MANUA sur les décès de civils sont basés sur des enquêtes menées par la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan (AIHRC). Noori Shah Noori Noori, journaliste afghan travaillant avec Porter sur l’article, a interviewé Nader Nadery, un commissaire de l’AIHRC, pour savoir ce qui se passait.

Nadery a expliqué à Noori, « …que ce chiffre ne représentait que le nombre de morts civiles dans 13 incidents ayant fait l’objet d’une enquête approfondie. Il excluait les décès dans 60 autres incidents pour lesquels des plaintes avaient été reçues, mais qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une enquête approfondie ».

« Nadery a depuis estimé que le nombre total de civils tués lors des 73 raids nocturnes qui ont fait l’objet de plaintes était de 420 », a poursuivi M. Porter. « Mais la Commission admet qu’elle n’a pas accès à la plupart des districts dominés par les talibans et que les habitants de ces districts ne sont pas au courant de la possibilité de se plaindre à la Commission des raids nocturnes. Ainsi, ni l’AIHRC ni les Nations Unies n’ont connaissance d’une proportion importante – et très probablement la majorité – des raids nocturnes qui se soldent par la mort de civils ».

Depuis, la MANUA a mis à jour le nombre de civils tués lors de raids nocturnes des États-Unis en 2010, qui est passé de 80 à 103, ce qui est encore loin de l’estimation de Nadery (420). Mais comme l’a expliqué Nadery, même cette estimation a dû représenter une petite fraction du nombre de civils tués lors d’environ 5 000 raids nocturnes cette année-là, dont la plupart ont probablement eu lieu dans des zones où les gens n’ont aucun contact avec la MANUA ou la Commission indépendante des droits de l’homme.

Comme les officiers supérieurs de l’armée américaine l’ont admis à Dana Priest et William Arkin du Washington Post, plus de la moitié des raids menés par les forces d’opérations spéciales américaines ciblent la mauvaise personne ou la mauvaise maison, de sorte qu’une forte augmentation des décès de civils était un résultat prévisible et attendu d’une telle augmentation massive de ces raids meurtriers « tuer ou capturer ».

L’escalade massive des raids nocturnes américains en 2010 en a probablement fait une année exceptionnelle, de sorte qu’il est peu probable que les rapports de la MANUA excluent régulièrement autant de rapports non instruits sur les décès de civils qu’en 2010. Mais d’un autre côté, les rapports annuels de la MANUA ne mentionnent jamais que leurs chiffres concernant les décès de civils sont basés uniquement sur les enquêtes menées par la Commission indépendante des droits de l’homme ; il n’est donc pas clair à quel point il était inhabituel d’omettre 82 pour cent des incidents signalés de décès de civils lors de raids nocturnes des États-Unis dans le rapport de cette année-là.

Nous ne pouvons que deviner combien d’incidents signalés ont été omis dans les autres rapports annuels de la MANUA depuis 2007 et, en tout état de cause, cela ne nous dirait toujours rien au sujet des civils tués dans des zones qui n’ont aucun contact avec la MANUA ou la Commission indépendante des droits de l’homme.

En fait, pour l’AIHRC le dénombrement des morts n’est qu’un sous-produit de sa fonction principale, qui est d’enquêter sur les rapports de violations des droits de l’homme en Afghanistan. Mais les recherches de Porter et Noori ont révélé que le fait que la MANUA s’appuie sur les enquêtes menées par l’AIHRC pour faire des déclarations définitives sur le nombre de civils tués en Afghanistan dans ses rapports a pour effet de balayer un nombre inconnu d’enquêtes incomplètes et de morts civiles non signalées dans une sorte de « trou de mémoire », les écartant de pratiquement tous les comptes rendus publiés sur le coût humain de la guerre en Afghanistan.

Les rapports annuels de la MANUA comprennent même des diagrammes en camembert pour renforcer l’impression erronée qu’il s’agit d’estimations réalistes du nombre de civils tués au cours d’une année donnée, et que les forces pro-gouvernementales et les forces d’occupation étrangères ne sont responsables que d’une petite partie d’entre elles.

Les sous-dénombrements systématiques de la MANUA et les diagrammes en camembert dénués de sens deviennent la base des manchettes et des reportages dans le monde entier. Mais ils sont tous basés sur des chiffres dont la MANUA et la Commission indépendante des droits de l’homme savent très bien qu’il s’agit d’une petite fraction des décès de civils en Afghanistan. Ce n’est qu’un rare article comme celui de Porter en 2011 qui donne un soupçon de cette réalité choquante.

En fait, les rapports de la MANUA ne reflètent que le nombre de décès sur lesquels le personnel de la Commission indépendante des droits de l’homme a enquêté au cours d’une année donnée, et peuvent n’avoir que peu ou pas de rapport avec le nombre de personnes tuées. Vu sous cet angle, les fluctuations relativement faibles dans les rapports de la MANUA sur les décès de civils d’année en année en Afghanistan semblent tout aussi susceptibles de représenter des fluctuations dans les ressources et le personnel de la Commission indépendante des droits de l’homme que les augmentations ou diminutions réelles du nombre de personnes tuées.

Si une seule chose est claire au sujet des rapports de la MANUA sur les décès de civils, c’est que personne ne devrait jamais les citer en tant qu’estimations du nombre total de civils tués en Afghanistan – et encore moins les fonctionnaires de l’ONU et du gouvernement et des journalistes qui, sciemment ou non, induisent en erreur des millions de personnes lorsqu’ils les répètent.

Estimation du nombre de morts afghanes au travers du brouillard de la tromperie officielle

Les chiffres les plus souvent cités pour les décès de civils en Afghanistan sont donc basés non seulement sur des « rapports passifs », mais aussi sur des rapports trompeurs qui ignorent sciemment beaucoup ou la plupart des décès signalés par les familles endeuillées et les responsables locaux, alors que beaucoup ou la plupart des décès de civils ne sont jamais signalés à la MANUA ou à l’AIHCR en premier lieu. Alors, comment pouvons-nous obtenir une estimation intelligente ou un tant soit peu précise du nombre de civils qui ont réellement été tués en Afghanistan ?

Body Count : Casualty Figures After 10 Years of the “War On Terror” [dénombrement des victimes après 10 ans de guerre contre le terrorisme NdT], publié en 2015 par Physicians for Social Responsibility (PSR), colauréat du prix Nobel de la paix 1985, a estimé le nombre de morts combattants et civils en Afghanistan sur la base des rapports de la MANUA et d’autres sources. Les chiffres de Body Count pour le nombre de combattants afghans tués semblent plus fiables que le sous-dénombrement des décès de civils par la MANUA.

Le gouvernement afghan a signalé que 15 000 de ses soldats et policiers ont été tués jusqu’en 2013. Les auteurs de Body Count ont pris les estimations des talibans et autres forces antigouvernementales tuées en 2001, 2007 et 2010 à partir d’autres sources et les ont extrapolées à des années pour lesquelles aucune estimation n’était disponible, sur la base d’autres mesures de l’intensité du conflit (nombre de frappes aériennes, raids nocturnes, etc.). Ils estiment que 55 000 « insurgés » ont été tués à la fin de 2013.


En Afghanistan, le soldat de première classe de l’armée américaine Sean Serritelli assure la sécurité à l’extérieur de l’avant-poste de combat Charkh le 23 août 2012. (Crédit photo : Spc. Alexandra Campo)

Les années qui ont suivi 2013 ont été de plus en plus violentes pour le peuple afghan. Avec la réduction des forces d’occupation des États-Unis et de l’OTAN, les forces pro-gouvernementales afghanes supportent maintenant le gros du combat contre leurs compatriotes farouchement indépendants, et 25 000 autres soldats et policiers ont été tués depuis 2013, selon mes propres calculs à partir de reportages et de cette étude de l’Institut Watson de l’Université Brown.

Si le même nombre de combattants antigouvernementaux a été tué, cela signifierait qu’au moins 120 000 combattants afghans ont été tués depuis 2001. Mais, comme les forces pro-gouvernementales sont armées d’armes plus lourdes et sont toujours soutenues par l’appui aérien des États-Unis, les pertes anti-gouvernementales risquent d’être plus importantes que celles des troupes gouvernementales. Il serait donc plus réaliste d’estimer qu’entre 130 000 et 150 000 combattants afghans ont été tués.

La tâche la plus difficile est d’estimer combien de civils ont été tués en Afghanistan à travers le brouillard d’informations erronées de la MANUA. Les rapports passifs de la MANUA ont été profondément faussés, sur la base d’enquêtes effectuées sur 18 % seulement des incidents signalés, comme dans le cas des raids nocturnes en 2010, sans qu’aucune information ne parvienne des nombreux secteurs du pays où les talibans sont les plus actifs et où la plupart des frappes aériennes et des raids nocturnes des États-Unis ont lieu. Les talibans ne semblent pas avoir publié le nombre de morts civiles dans les zones qu’ils contrôlent, mais ils ont contesté les chiffres de la MANUA.

Il n’y a pas eu de tentative de mener une étude sérieuse sur la mortalité en Afghanistan semblable à l’étude de 2006 du Lancet en Irak. Le monde doit aux Afghans ce genre de comptes sérieux pour le coût humain de la guerre qu’il a laissé les submerger. Mais il semble peu probable que cela se produise avant que le monde n’accomplisse la tâche plus urgente de mettre fin à la guerre qui dure maintenant depuis 16 ans.

Body Count a pris les estimations de Neta Crawford et le projet Costs of War de l’Université de Boston pour 2001-6, plus le décompte erroné de l’ONU depuis 2007, et les a multipliés par un minimum de 5 et un maximum de 8, pour produire une gamme de 106 000 à 170 000 civils tués de 2001 à 2013. Les auteurs semblent avoir ignoré les failles des rapports de la MANUA révélés à Porter et Noori par Nadery en 2011.

Mais Body Count a reconnu la nature très prudente de son estimation, notant que « par rapport à l’Irak, où l’urbanisation est plus prononcée, et où la couverture par la presse locale et étrangère est plus importante qu’en Afghanistan, l’enregistrement des décès de civils a été beaucoup plus fragmentaire ».

Dans mon article de 2016, Playing Games With War Deaths, j’ai suggéré que le ratio entre les rapports passifs et les morts civiles réelles en Afghanistan était donc plus susceptible de se situer entre les ratios trouvés en Irak en 2006 (12:1) et au Guatemala à la fin de la guerre civile en 1996 (20:1).

Mortalité au Guatemala et en Afghanistan

En fait, la situation géographique et militaire en Afghanistan est plus analogue à celle du Guatemala, avec de nombreuses années de guerre dans des régions montagneuses isolées contre une population civile indigène qui a pris les armes contre un gouvernement central corrompu, soutenu par l’étranger.

La guerre civile guatémaltèque a duré de 1960 à 1996. La phase la plus meurtrière de la guerre a été déclenchée lorsque l’administration Reagan a rétabli l’aide militaire américaine au Guatemala en 1981, après une rencontre entre l’ancien directeur adjoint de la CIA Vernon Walters et le président Romeo Lucas García, au Guatemala.

Le lieutenant-colonel George Maynes, conseiller militaire des États-Unis, et le frère du président Lucas, le général Benedicto Lucas, ont planifié une campagne appelée Operation Ash, au cours de laquelle 15 000 soldats guatémaltèques ont balayé la région d’Ixil, massacrant des communautés indigènes et brûlant des centaines de villages.


Le président Ronald Reagan rencontre le dictateur guatémaltèque Efrain Rios Montt.

Les documents de la CIA que Robert Parry a déterrés à la bibliothèque Reagan et dans d’autres archives américaines ont spécifiquement défini les cibles de cette campagne pour inclure « le mécanisme de soutien civil » de la guérilla, c’est-à-dire l’ensemble de la population indigène rurale. Un rapport de la CIA de février 1982 décrivait comment cela fonctionnait dans la pratique à Ixil :

« Les commandants des unités concernées ont reçu l’ordre de détruire toutes les villes et villages qui coopèrent avec l’Armée de guérilla des pauvres, [EGP, Ejército Guerrillero de los Pobres, NdT]] et d’éliminer toutes les sources de résistance », selon le rapport. « Depuis le début de l’opération, plusieurs villages ont été réduits en cendres et un grand nombre de guérilleros et de collaborateurs ont été tués. »

Le président guatémaltèque Rios Montt, décédé dimanche, s’est emparé du pouvoir lors d’un coup d’État en 1983 et a poursuivi la campagne à Ixil. Il a été poursuivi pour génocide, mais ni Walters, ni Mayne, ni aucun autre reponsable des États-Unis n’ont été accusés d’avoir aidé à planifier et à soutenir les massacres au Guatemala.

A l’époque, de nombreux villages d’Ixil n’étaient même pas marqués sur les cartes officielles et il n’y avait pas de routes pavées dans cette région reculée (il y en a encore très peu aujourd’hui). Comme en Afghanistan, le monde extérieur n’a eu aucune idée de l’ampleur et de la brutalité des meurtres et des destructions.

L’une des revendications de l’Armée de guérilla des pauvres (EGP), de l’Organisation révolutionnaire des peuples armés (ORPA) et d’autres groupes révolutionnaires dans les négociations qui ont mené à l’accord de paix de 1996 au Guatemala, était d’obtenir une véritable évaluation de la réalité de la guerre, y compris combien de personnes ont été tuées et qui les ont tuées.

La Commission de clarification historique, parrainée par l’ONU, a répertorié 626 massacres et a conclu qu’environ 200 000 personnes avaient été tuées lors de la guerre civile au Guatemala. Au moins 93 pour cent ont été tués par les forces militaires et les escadrons de la mort soutenus par les États-Unis et seulement 3 pour cent par la guérilla, dont 4 pour cent étaient inconnus. Le nombre total de personnes tuées était 20 fois plus élevé que les estimations précédentes, fondées sur des rapports passifs.

Les études de mortalité dans d’autres pays (comme l’Angola, la Bosnie, la République démocratique du Congo, l’Irak, le Kosovo, le Rwanda, le Soudan et l’Ouganda) n’ont jamais trouvé un écart plus grand entre les rapports passifs et les études de mortalité qu’au Guatemala.

Compte tenu de l’écart entre les rapports passifs au Guatemala et ce que l’ONU y a finalement trouvé, la MANUA semble avoir signalé moins de 5 % des décès réels de civils en Afghanistan, ce qui serait sans précédent.

Costs of War et la MANUA ont compté 36 754 décès de civils jusqu’à la fin de 2017. Si ces rapports (extrêmement) passifs représentent 5 % du total des morts civiles, comme au Guatemala, le nombre réel de morts s’élèverait à environ 735 000. Si la MANUA a en fait éclipsé le bilan inégalé du Guatemala en matière de sous-dénombrement des décès de civils et n’a compté que 3 ou 4 % des décès réels, alors le total réel pourrait atteindre 1,23 million. Si le ratio n’était que le même qu’en Irak en 2006 (14:1 – avant que Body Count en Irak ne révise ses chiffres), il ne serait que de 515 000.

Si l’on ajoute ces chiffres à mon estimation du nombre de combattants afghans tués des deux côtés, on peut estimer qu’environ 875 000 Afghans ont été tués depuis 2001, avec un minimum de 640 000 et un maximum de 1,4 million.

Pakistan

Les États-Unis ont étendu leur guerre en Afghanistan au Pakistan en 2004. La CIA a commencé à lancer des frappes de drones, et l’armée pakistanaise, sous la pression des États-Unis, a lancé une campagne militaire contre les militants du Sud-Waziristan soupçonnés d’avoir des liens avec Al-Qaïda et les talibans afghans. Depuis lors, les États-Unis ont mené au moins 430 frappes de drones au Pakistan, selon le Bureau du journalisme d’investigation, et l’armée pakistanaise a mené plusieurs opérations dans les zones frontalières de l’Afghanistan.


Carte du Pakistan et de l’Afghanistan (Wikipedia)

La belle vallée de Swat (autrefois appelée « la Suisse de l’Orient » par la reine Elizabeth du Royaume-Uni en visite) et trois districts voisins ont été conquis par les talibans pakistanais entre 2007 et 2009. Ils ont été repris par l’armée pakistanaise en 2009 dans le cadre d’une campagne militaire dévastatrice qui a fait 3,4 millions de réfugiés.

Le Bureau du journalisme d’investigation rapporte que 2 515 à 4 026 personnes ont été tuées lors de frappes de drones américaines au Pakistan, mais cela ne représente qu’une petite fraction du nombre total de morts de guerre au Pakistan. Crawford et le programme Costs of War de l’Université de Boston ont estimé le nombre de Pakistanais tués à environ 61 300 jusqu’en août 2016, en se basant principalement sur les rapports du Pak Institute for Peace Studies (PIPS) à Islamabad et du South Asia Terrorism Portal (SATP) à New Delhi. Cela comprenait 8 200 soldats et policiers, 31 000 combattants rebelles et 22 100 civils.

Si nous acceptons le plus élevé de ces chiffres rapportés passivement pour le nombre de combattants tués des deux côtés et si nous utilisons des rapports historiques typiques de 5:1 à 20:1 par rapport aux rapports passifs pour générer un nombre minimum et maximum de morts civiles, cela signifierait qu’entre 150 000 et 500 000 Pakistanais ont été tués.

Une estimation raisonnable à mi-parcours serait qu’environ 325 000 personnes ont été tuées au Pakistan à la suite de la guerre des États-Unis en Afghanistan, qui a débordé de part et d’autre de ses frontières.

En combinant mes estimations pour l’Afghanistan et le Pakistan, j’estime qu’environ 1,2 million d’Afghans et de Pakistanais ont été tués à la suite de l’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis en 2001.

Source : Consortium News, Nicolas J.S. Davies, 03-04-2018

Traduction Les Crises : https://www.les-crises.fr/combien-de-personnes-les-etats-unis-ont-ils-...

 

 


Partie 3 : Libye, Syrie, Somalie et Yémen

 

Dans les deux premières parties du présent article, j’ai estimé qu’environ 2,4 millions de personnes ont été tuées à la suite de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, tandis qu’environ 1,2 million de personnes ont été tuées en Afghanistan et au Pakistan à la suite de la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan. Dans la troisième et dernière partie de ce compte rendu, j’estimerai le nombre de personnes tuées à la suite des interventions de l’armée américaine et de la CIA en Libye, en Syrie, en Somalie et au Yémen.

Parmi les pays que les États-Unis ont attaqués et déstabilisés depuis 2001, seul l’Irak a fait l’objet d’études exhaustives de mortalité « active » qui peuvent révéler des décès par ailleurs non déclarés. Une étude de mortalité « active » est une étude qui interroge « activement » les ménages pour trouver des décès qui n’ont pas été signalés auparavant par des bulletins d’information ou d’autres sources publiées.


Troupes de l’armée américaine dans le sud de l’Irak pendant l’opération Liberté irakienne, 2 avril 2003 (Photo de la Marine US)

Ces études sont souvent menées par des personnes qui travaillent dans le domaine de la santé publique, comme Les Roberts à l’Université Columbia, Gilbert Burnham à Johns Hopkins et Riyadh Lafta à l’Université Mustansiriya de Bagdad, coauteur de l’étude de 2006 du Lancet sur la mortalité due à la guerre en Irak. En présentant leurs études en Irak et leurs résultats, ils ont souligné que leurs équipes d’enquêteurs irakiens étaient indépendantes du gouvernement d’occupation et que c’était un facteur important pour l’objectivité de leurs études et la volonté des Irakiens de parler honnêtement avec eux.

Des études exhaustives sur la mortalité dans d’autres pays déchirés par la guerre (comme l’Angola, la Bosnie, la République démocratique du Congo, le Guatemala, l’Irak, le Kosovo, le Rwanda, le Soudan et l’Ouganda) ont révélé un nombre total de décès de 5 à 20 fois supérieur à celui révélé précédemment par des rapports « passifs » basés sur des bulletins d’actualités, des dossiers d’hôpitaux et/ou des enquêtes sur les droits de l’homme.

En l’absence de telles études complètes en Afghanistan, au Pakistan, en Libye, en Syrie, en Somalie et au Yémen, j’ai évalué les rapports passifs sur les décès dus à la guerre et essayé d’évaluer la proportion de morts réelles que ces rapports passifs sont susceptibles d’avoir comptées selon les méthodes qu’ils ont utilisées, sur la base des rapports entre les morts réels et les morts passivement déclarées, trouvées dans d’autres zones de guerre.

J’ai seulement estimé les morts violentes. Aucune de mes estimations n’inclut les décès dus aux effets indirects de ces guerres, tels que la destruction des hôpitaux et des systèmes de santé, la propagation de maladies par ailleurs évitables et les effets de la malnutrition et de la pollution de l’environnement, qui ont également été considérables dans tous ces pays.

Pour l’Irak, mon estimation finale d’environ 2,4 millions de personnes tuées était fondée sur l’acceptation des estimations de l’étude 2006 du Lancet et de l’enquête 2007 de l’Opinion Research Business (ORB), qui étaient conformes les unes aux autres, puis sur l’application du même rapport entre les décès réels et les décès déclarés passivement (11,5:1) entre l’étude du Lancet et de l’Iraq Body Count (IBC) [projet recensant les morts civiles dues à la guerre d’Irak. Il entretient une base de données où figurent toutes les morts rapportées par au moins deux sources journalistiques, NdT] en 2006 et le comptage de l’IBC pour les années depuis 2007.

Pour l’Afghanistan, j’ai estimé qu’environ 875 000 Afghans ont été tués. J’ai expliqué que les rapports annuels sur les victimes civiles de la Mission d’Assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) sont fondés uniquement sur les enquêtes menées par la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan (CAIDP), et qu’ils excluent sciemment un grand nombre de rapports sur les décès de civils pour lesquels la CAIDP n’a pas encore fait d’enquête ou pour lesquels elle n’a pas terminé ses enquêtes. Les rapports de la MANUA ne font pas du tout état de la situation dans de nombreuses régions du pays où les talibans et d’autres forces de résistance afghanes sont actifs, et où se déroulent donc la plupart des frappes aériennes et des raids nocturnes des États-Unis.

J’ai conclu que les rapports de la MANUA sur les décès de civils en Afghanistan semblent aussi inadéquats que l’extrême sous-déclaration constatée à la fin de la guerre civile guatémaltèque, lorsque la Commission de vérification historique parrainée par l’ONU a révélé 20 fois plus de décès que ce qui avait été rapporté auparavant.

Pour le Pakistan, j’ai estimé qu’environ 325 000 personnes avaient été tuées. Ce chiffre est basé sur les estimations publiées des morts au combat et sur l’application d’une moyenne des ratios trouvés lors des guerres précédentes (12,5:1) au nombre de morts civiles signalées par le South Asia Terrorism Portal (SATP) en Inde.

Estimation du nombre de décès en Libye, en Syrie, en Somalie et au Yémen

Dans la troisième et dernière partie de cet article, j’estimerai le nombre de morts causées par les guerres secrètes et les guerres par procuration en Libye, en Syrie, en Somalie et au Yémen.

Les officiers supérieurs de l’armée américaine ont salué la doctrine américaine de la guerre secrète et par procuration qui a trouvé son plein épanouissement sous l’administration Obama comme une approche « déguisée, silencieuse et sans médias » de la guerre, et ont retracé l’évolution de cette doctrine jusqu’aux guerres américaines en Amérique centrale dans les années 1980. Alors que le recrutement, l’entraînement, le commandement et le contrôle des escadrons de la mort en Irak ont été surnommés « l’option Salvador », la stratégie américaine en Libye, en Syrie, en Somalie et au Yémen a en fait suivi ce modèle de plus près encore.

Ces guerres ont été catastrophiques pour les populations de tous ces pays, mais l’approche « déguisée, silencieuse et sans médias » des États-Unis a connu un tel succès en termes de propagande que la plupart des Américains savent très peu de choses sur le rôle des États-Unis dans la violence et le chaos insolubles qui les ont engloutis.

La nature très médiatique des frappes de missiles illégales mais largement symboliques sur la Syrie le 14 avril 2018 contraste fortement avec la campagne de bombardement « déguisée, silencieuse et sans média » menée par les États-Unis, qui a détruit Raqqa, Mossoul et plusieurs autres villes syriennes et irakiennes avec plus de 100 000 bombes et missiles depuis 2014.

Les habitants de Mossoul, Raqqa, Kobané, Syrte, Falloujah, Ramadi, Tawergha et Deir ez-Zor sont morts comme des arbres abattus dans une forêt où il n’y avait pas de reporters ou d’équipes de télévision occidentaux pour enregistrer leur massacre. Comme Harold Pinter l’a demandé dans son discours d’acceptation du prix Nobel en 2005,

« Ont-ils eu lieu ? Et sont-ils dans tous les cas imputables à la politique étrangère des États-Unis ? La réponse est oui, ils ont eu lieu, et ils sont dans tous les cas attribuables à la politique étrangère américaine. Mais vous ne le sauriez pas. Ça n’est jamais arrivé. Il ne s’est jamais rien passé. Même quand ça arrivait, ça n’arrivait pas. Ça n’avait pas d’importance. Ça n’avait aucun intérêt. »

Pour plus de détails sur le rôle crucial que les États-Unis ont joué dans chacune de ces guerres, veuillez lire mon article Giving War Too Many Chances, publié en janvier 2018.

Libye

La seule justification légale pour l’OTAN et ses alliés monarchistes arabes pour avoir largué au moins 7 700 bombes et missiles sur la Libye et l’avoir envahie avec des forces d’opérations spéciales à partir de février 2011 était la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui autorisait « toutes les mesures nécessaires » dans le but strictement défini de protéger les civils en Libye.


On voit de la fumée après qu’un avion de l’OTAN a frappé Tripoli, en Libye : REX

Mais la guerre a au contraire tué beaucoup plus de civils que n’importe quelle estimation du nombre de personnes tuées lors de la rébellion initiale en février et mars 2011, qui allait de 1 000 (une estimation de l’ONU) à 6 000 (selon la Ligue libyenne des droits de l’homme). La guerre a donc clairement échoué dans son objectif déclaré et autorisé de protéger les civils, même si elle a atteint un objectif différent et non autorisé : le renversement illégal du gouvernement libyen.

La résolution 1973 du Conseil de Sécurité interdisait expressément « une force d’occupation étrangère de quelque forme que ce soit sur une partie quelconque du territoire libyen ». Mais l’OTAN et ses alliés ont lancé une invasion secrète de la Libye par des milliers de soldats qataris et des forces d’opérations spéciales occidentales, qui ont planifié l’avancée des rebelles à travers le pays, appelé à des frappes aériennes contre les forces gouvernementales et dirigé l’assaut final contre le quartier général militaire de Bab al-Aziziya à Tripoli.

Le chef d’état-major du Qatari, le général de division Hamad bin Ali al-Atiya, a fièrement déclaré,

« Nous étions avec eux et le nombre de Qataris sur le terrain se chiffrait par centaines dans chaque région. La formation et les communications étaient entre les mains du Qatar. Le Qatar… a supervisé les plans des rebelles parce qu’il s’agissait de civils et qu’ils n’avaient pas assez d’expérience militaire. Nous avons servi de lien entre les rebelles et les forces de l’OTAN. »

Selon des informations crédibles, un officier de sécurité français aurait même livré le coup de grâce qui a tué le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, après qu’il a été capturé, torturé et sodomisé avec un couteau par les « rebelles de l’OTAN ».

Une enquête de la commission parlementaire des affaires étrangères au Royaume-Uni en 2016 a conclu qu’une « intervention limitée pour protéger les civils s’est transformée en une politique opportuniste de changement de régime par des moyens militaires », entraînant « l’effondrement politique et économique, les affrontements inter milices et inter-tribaux’, les crises humanitaires et migratoires, les violations généralisées des droits de l’homme, la dissémination des armes du régime Kadhafi dans la région et la croissance de l’État islamique en Afrique du Nord ».

Rapports passifs sur les décès de civils en Libye

Une fois le gouvernement libyen renversé, les journalistes ont tenté de s’informer sur le sujet sensible de la mort de civils, si crucial pour les justifications juridiques et politiques de la guerre. Mais le National Transitional Council (NTC), le nouveau gouvernement instable formé par des exilés et des rebelles soutenus par l’Occident, a cessé de publier des estimations publiques des victimes et a ordonné au personnel hospitalier de ne pas divulguer des informations aux journalistes.

Une fois le gouvernement libyen renversé, les journalistes ont tenté de s’informer sur le sujet sensible de la mort de civils, si crucial pour les justifications juridiques et politiques de la guerre. Mais le National Transitional Council (NTC), le nouveau gouvernement instable formé par des exilés et des rebelles soutenus par l’Occident, a cessé de publier des estimations publiques des victimes et a ordonné au personnel hospitalier de ne pas divulguer des informations aux journalistes.

Un chef rebelle a estimé en août 2011 que 50 000 Libyens avaient été tués. Puis, le 8 septembre 2011, Naji Barakat, le nouveau ministre de la santé du NTC, a publié une déclaration selon laquelle 30 000 personnes avaient été tuées et 4 000 autres étaient portées disparues, d’après une enquête menée auprès des hôpitaux, des responsables locaux et des commandants rebelles dans la majorité du pays que le NTC contrôlait alors. Il a dit qu’il faudrait plusieurs semaines de plus pour terminer le recensement, de sorte qu’il s’attendait à ce que le chiffre final soit plus élevé.

La déclaration de Barakat ne comportait pas de dénombrement distinct des combattants et des civils. Mais il a déclaré qu’environ la moitié des 30 000 morts signalés étaient des troupes loyales au gouvernement, dont 9 000 membres de la Brigade Khamis, dirigée par Khamis, le fils de Khadafi. Barakat a demandé au public de signaler les décès dans leur famille et les détails sur les personnes disparues lorsqu’ils sont venus à la mosquée pour prier ce vendredi. L’estimation du NTC de 30 000 personnes tuées semblait se composer principalement de combattants des deux côtés.


Des centaines de réfugiés libyens font la queue pour trouver de la nourriture dans un camp de transit près de la frontière entre la Tunisie et la Libye. 5 mars 2016. (Photo des Nations unies)

L’enquête la plus complète sur les morts de guerre depuis la fin de la guerre de 2011 en Libye est une « étude épidémiologique communautaire » intitulée Conflit armé libyen 2011 : Mortalité, blessures et déplacements de population. Elle a été rédigée par trois professeurs de médecine de Tripoli et publiée dans le Journal africain de médecine d’urgence en 2015.

Les auteurs ont pris les données sur les morts, les blessés et les déplacements de guerre recueillies par le ministère du Logement et de la Planification, et ont envoyé des équipes pour mener des entretiens en face à face avec un membre de chaque famille afin de vérifier combien de membres de leur ménage avaient été tués, blessés ou déplacés. Ils n’ont pas essayé de séparer le meurtre de civils de la mort des combattants.

Ils n’ont pas non plus essayé d’estimer statistiquement les décès non déclarés précédemment par le biais de la méthode de « l’enquête par sondage en grappes » de l’étude du Lancet en Irak. Mais l’étude sur le conflit armé libyen est le bilan le plus complet des décès confirmés pendant la guerre en Libye jusqu’en février 2012, et elle a confirmé la mort d’au moins 21 490 personnes.

En 2014, le chaos et les combats entre factions en Libye se sont transformés en ce que Wikipédia appelle aujourd’hui une deuxième guerre civile libyenne. Un groupe appelé Libya Body Count (LBC) a commencé à comptabiliser les morts violentes en Libye, sur la base de rapports des médias, sur le modèle de l’Iraq Body Count (IBC). Mais le LBC ne l’a fait que pendant trois ans, de janvier 2014 à décembre 2016. Il a compté 2 825 décès en 2014, 1 523 en 2015 et 1 523 en 2016. (Le site Web du LBC indique que ce n’est qu’une coïncidence si le nombre est identique en 2015 et 2016.

Le projet ACLED (Armed Conflict Location and Event Data), basé au Royaume-Uni, a également permis de compter les morts violentes en Libye. L’ACLED a compté 4 062 décès en 2014-16, contre 5 871 par le LBC Pour les périodes restantes entre mars 2012 et mars 2018 que LBC n’a pas couvertes, l’ACLED a compté 1 874 décès.

Si le LBC avait couvert l’ensemble de la période depuis mars 2012 et avait trouvé le même nombre proportionnellement plus élevé qu’ACLED en 2014-16, il aurait compté 8 580 personnes tuées.

Estimation du nombre de personnes réellement tuées en Libye

En combinant les chiffres de l’étude sur le conflit armé libyen de 2011 et nos projections combinées du nombre de morts du LBC et de l’ACLED, on obtient un total de 30 070 décès signalés passivement depuis février 2011.

L’étude du Lybian Armed Conflict (LAC) était basée sur des données officielles dans un pays qui n’avait pas eu de gouvernement stable et unifié depuis environ 4 ans, tandis que Libya Body Count était un effort naissant pour imiter l’Iraq Body Count qui essayait de jeter un filet plus large en ne s’appuyant pas uniquement sur des sources d’information en anglais.

En Irak, le ratio entre l’étude de 2006 du Lancet et celle de l’Iraq Body Count était plus élevé parce que l’IBC ne comptait que des civils, alors que l’étude du Lancet comptait des combattants irakiens ainsi que des civils. Contrairement à l’Iraq Body Count, nos deux principales sources passives en Libye comptaient à la fois les civils et les combattants. D’après les descriptions d’une ligne de chaque incident dans la base de données du Libya Body Count, le total de LBC semble inclure environ une moitié de combattants et une moitié de civils.

Les pertes militaires sont généralement comptées avec plus de précision que les pertes civiles, et les forces militaires ont intérêt à évaluer avec exactitude les pertes ennemies ainsi qu’à identifier les leurs. Le contraire est vrai pour les victimes civiles, qui sont presque toujours la preuve de crimes de guerre que les forces qui les ont tués ont tout intérêt à supprimer.

Ainsi, en Afghanistan et au Pakistan, j’ai traité séparément les combattants et les civils, en appliquant les rapports typiques entre les rapports passifs et les études de mortalité aux civils uniquement, tout en acceptant les décès des combattants tels qu’ils ont été signalés passivement.

Mais les forces qui combattent en Libye ne sont pas une armée nationale dotée d’une chaîne de commandement et d’une structure organisationnelle strictes qui permettent de rendre compte avec précision des pertes militaires dans d’autres pays et conflits, de sorte que les décès de civils et de combattants semblent être largement sous-estimés par mes deux principales sources, l’étude du Libya Armed Conflict et celle du Libya Body Count. En fait, les estimations du National Transitional Council (NTC) d’août et septembre 2011 de 30 000 morts étaient déjà beaucoup plus élevées que le nombre de morts de guerre dans l’étude du Lybian Armed Conflict.

Lorsque l’étude de 2006 du Lancet sur la mortalité en Irak a été publiée, elle a révélé 14 fois le nombre de décès figurant sur la liste de décès de civils de l’Iraq Body Count. Mais l’IBC a découvert plus tard d’autres décès de cette période, ce qui a réduit le rapport entre l’estimation de l’étude du Lancet et le compte révisé de l’IBC à 11,5:1.

Les totaux combinés de l’étude Libya Armed Conflict 2011 et Libya Body Count semblent représenter une plus grande proportion du nombre total de morts violentes que le nombre de morts en Irak, principalement parce que le LAC et le LBC ont compté les combattants ainsi que les civils, et parce que Libya Body Count a inclus les décès signalés dans les sources de nouvelles en arabe, alors que l’Iraq Body Count s’appuie presque entièrement sur les sources de nouvelles en anglais et exige généralement « un minimum de deux sources de données indépendantes » avant d’enregistrer chaque décès.

Dans d’autres conflits, les rapports passifs n’ont jamais réussi à compter plus d’un cinquième des décès découverts par des études épidémiologiques complètes et « actives ». Compte tenu de tous ces facteurs, le nombre réel de personnes tuées en Libye semble se situer entre cinq et douze fois le nombre compté par l’étude Libya Armed Conflict 2011, Libya Body Count et ACLED [Armed Conflict Location and Event Data Project, NdT]

J’estime donc qu’environ 250 000 Libyens ont été tués dans la guerre, la violence et le chaos que les États-Unis et leurs alliés ont déclenché en Libye en février 2011, et qui se poursuit encore aujourd’hui. Si l’on prend les ratios 5:1 et 12:1 par rapport aux décès comptés passivement comme limites extérieures, le nombre minimum de personnes qui ont été tuées serait de 150 000 et le maximum serait de 360 000.

Syrie

Le rôle « déguisé, discret et sans médias » des États-Unis en Syrie a commencé fin 2011 avec une opération de la CIA pour faire passer en Syrie des combattants étrangers et des armes à travers la Turquie et la Jordanie, travaillant avec le Qatar et l’Arabie saoudite pour militariser les troubles qui ont commencé avec les protestations pacifiques du printemps arabe contre le gouvernement baasiste syrien.


De la fumée s’élève dans le ciel alors que des maisons et des bâtiments sont bombardés dans la ville de Homs, en Syrie. 9 juin 2012. (Photo des Nations Unies)

Les groupes politiques syriens, pour la plupart de gauche et démocratiques, qui coordonnaient les manifestations non violentes en Syrie en 2011, se sont fortement opposés à ces efforts étrangers pour déclencher une guerre civile, et ont publié des déclarations fortes contre la violence, le sectarisme et l’intervention étrangère.

Mais même si un sondage d’opinion parrainé par le Qatar en décembre 2011 a révélé que 55 % des Syriens soutenaient leur gouvernement, les États-Unis et leurs alliés étaient déterminés à adapter leur modèle de changement de régime libyen à la Syrie, sachant très bien, dès le départ, que cette guerre serait beaucoup plus sanglante et plus destructrice.

La CIA et ses partenaires monarchistes arabes ont finalement acheminé des milliers de tonnes d’armes et des milliers de jihadistes étrangers liés à Al-Qaïda en Syrie. Les armes sont venues d’abord de Libye, puis de Croatie et des Balkans. Elles comprenaient des obusiers, des lanceurs de missiles et d’autres armes lourdes, des fusils de précision, des grenades propulsées par fusée, des mortiers et des armes légères, et les États-Unis ont fini par fournir directement de puissants missiles antichars.

Pendant ce temps, au lieu de coopérer avec les efforts de Kofi Annan soutenus par l’ONU pour ramener la paix en Syrie en 2012, les États-Unis et leurs alliés ont organisé trois conférences des « Amis de la Syrie », où ils ont poursuivi leur propre « Plan B », promettant un soutien toujours plus grandissant aux rebelles de plus en plus dominés par Al-Qaïda. Kofi Annan a quitté son rôle ingrat avec dégoût après que la secrétaire d’État Clinton et ses alliés britanniques, français et saoudiens ont cyniquement sapé son plan de paix.

Le reste, comme on dit, c’est de l’histoire, une histoire de violence et de chaos sans cesse grandissant qui a entraîné les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie, l’Iran et tous les voisins de la Syrie dans un tourbillon sanglant. Comme l’a fait remarquer Phyllis Bennis de l’Institute for Policy Studies, ces puissances extérieures ont toutes été prêtes à se battre pour la Syrie « jusqu’au dernier Syrien ».

La campagne de bombardements que le président Obama a lancée contre l’État islamique en 2014 est la campagne de bombardements la plus intense depuis la guerre des États-Unis au Vietnam, avec plus de 100 000 bombes et missiles largués sur la Syrie et l’Irak. Patrick Cockburn, le correspondant chevronné au Moyen-Orient du journal britannique Independent, s’est récemment rendu à Raqqa, ancienne 6e ville de Syrie, et a écrit que « La destruction est totale ».

« Dans d’autres villes syriennes bombardées au point d’être oblitérées, il y a au moins un district qui a survécu intact », a écrit Cockburn. « C’est le cas même à Mossoul en Irak, bien qu’une grande partie ait été réduite en décombres. Mais à Raqqa, les dommages et la démoralisation sont omniprésents. Quand quelque chose fonctionne, comme un seul feu de circulation, le seul à le faire dans la ville, les gens expriment leur surprise. »

Estimation des morts violentes en Syrie

Toutes les estimations publiques du nombre de personnes tuées en Syrie que j’ai trouvées proviennent directement ou indirectement de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (SOHR), dirigé par Rami Abdulrahman, à Coventry, au Royaume-Uni. Son travail est financé en partie par l’Union européenne et en partie par le gouvernement du Royaume-Uni.

Wikipédia cite le Syrian Centre for Policy Research comme source séparée avec une estimation de mortalité plus élevée, mais il s’agit en fait d’une projection à partir des chiffres du SOHR. Les estimations plus basses de l’ONU semblent également reposer principalement sur les rapports du SOHR.

Le SOHR a été critiqué pour son point de vue ouvertement pro-opposition, ce qui a conduit certains à remettre en question l’objectivité de ses données. Il semble avoir sous-estimé le nombre de civils tués par les frappes aériennes américaines, mais cela pourrait aussi être dû à la difficulté et au danger de faire des reportages à partir d’un territoire tenu par l’EI, comme cela a également été le cas en Irak.


Une pancarte de protestation dans le quartier de Kafersousah à Damas, en Syrie, le 26 décembre 2012. (Crédit photo : Freedom House Flickr)

Le SOHR reconnaît que son dénombrement ne peut être une estimation totale de toutes les personnes tuées en Syrie. Dans son rapport le plus récent, en mars 2018, il a ajouté 100 000 à son décompte pour compenser la sous-déclaration, 45 000 autres pour tenir compte des prisonniers tués ou disparus sous la garde du gouvernement et 12 000 pour les personnes tuées, disparues ou disparues sous la garde de l’État islamique ou d’autres rebelles.

Abstraction faite de ces ajustements, le rapport du SOHR de mars 2018 fait état de la mort de 353 935 combattants et civils en Syrie. Ce total comprend 106 390 civils, 63 820 soldats syriens, 58 130 membres de milices pro-gouvernementales (dont 1 630 du Hezbollah et 7 686 autres étrangers), 63 360 membres de l’État islamique, Jabhat Fateh al-Sham (anciennement Jabhat al-Nosra) et autres djihadistes islamistes, 62 039 autres combattants antigouvernementaux et 196 corps non identifiés.

Si l’on répartit ce chiffre entre civils et combattants, cela représente 106 488 civils et 247 447 combattants tués (les 196 corps non identifiés étant divisés également), dont 63 820 soldats de l’armée syrienne.

Le dénombrement du SOHR n’est pas une enquête statistique complète comme l’étude de 2006 du Lancet en Irak. Mais indépendamment de son point de vue favorable aux rebelles, le SOHR semble être l’un des efforts les plus complets pour « compter passivement » les morts dans toutes les guerres récentes.

Comme les institutions militaires dans d’autres pays, l’armée syrienne conserve probablement des chiffres assez précis sur les pertes de ses propres troupes. En excluant les pertes militaires réelles, il serait sans précédent pour le SOHR d’avoir compté plus de 20 % des autres personnes tuées pendant la guerre civile en Syrie. Mais les rapports du SOHR pourraient bien être aussi précis que tous les efforts précédents pour compter les morts par des méthodes « passives ».

Si l’on prend les chiffres rapportés passivement par le SOHR pour les morts de guerre non militaires comme 20% du total réel des morts, cela signifierait que 1,45 million de civils et de combattants non militaires ont été tués. Après avoir ajouté à ce nombre les 64 000 soldats syriens tués, j’estime qu’environ 1,5 million de personnes ont été tuées en Syrie.

Si le SOHR a eu de meilleurs résultats que tous les efforts « passifs » précédents pour compter les morts dans une guerre, et a compté 25% ou 30% des personnes tuées, le nombre réel de personnes tuées pourrait être aussi bas que 1 million. S’il n’a pas eu d’aussi bons résultats qu’il n’y paraît, et que son compte est plus proche de ce qui a été typique dans d’autres conflits, alors jusqu’à 2 millions de personnes pourraient bien avoir été tuées.

Somalie

La plupart des Américains se souviennent de l’intervention américaine en Somalie qui a conduit à l’incident du « Black Hawk Down » [ou « bataille de Mogadiscio » (3-4 octobre 1993) ; cette bataille sera traumatisante pour l’opinion publique américaine, notamment à la suite de la diffusion d’images télévisées de cadavres de soldats américains traînés par des voitures dans les rues de la ville, NdT], et au retrait des troupes américaines en 1993. Mais la plupart des Américains ne se souviennent pas, ou n’ont peut-être jamais su, que les États-Unis ont fait une autre intervention « déguisée, silencieuse et sans médias » en Somalie en 2006, à l’appui d’une invasion militaire éthiopienne.

La Somalie commençait à se « tirer d’affaire » sous la gouvernance de l’Union des tribunaux islamiques (UTI), une union de tribunaux traditionnels locaux qui ont accepté de travailler ensemble pour gouverner le pays. L’UTI s’est alliée à un seigneur de guerre à Mogadiscio et a vaincu les autres seigneurs de guerre qui avaient dirigé des fiefs privés depuis l’effondrement du gouvernement central en 1991. Les gens qui connaissaient bien le pays ont salué l’UTI comme une évolution porteuse d’espoir pour la paix et la stabilité en Somalie.

Mais dans le contexte de sa « guerre contre le terrorisme », le gouvernement américain a identifié l’Union des tribunaux islamiques comme un ennemi et une cible pour une action militaire. Les États-Unis se sont alliés à l’Éthiopie, rival régional traditionnel de la Somalie (et pays majoritairement chrétien), et ont mené des frappes aériennes et des opérations spéciales pour soutenir une invasion éthiopienne de la Somalie afin de déloger l’UTI du pouvoir. Comme dans tous les autres pays où les États-Unis et leurs mandataires ont envahi le pays depuis 2001, cela a eu pour effet de plonger la Somalie dans la violence et le chaos qui persistent encore aujourd’hui.

Estimation du nombre de victimes en Somalie

Selon des sources passives, le nombre de morts violentes en Somalie depuis l’invasion éthiopienne soutenue par les États-Unis en 2006 s’élève à 20 171 (Uppsala Conflict Data Program (UCDP) – jusqu’en 2016) et 24 631 (Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED)). Mais une ONG locale primée, le Elman Peace and Human Rights Centre à Mogadiscio, qui n’a suivi les décès que pour 2007 et 2008, a compté 16 210 morts violentes au cours de ces deux années seulement, soit 4,7 fois le nombre compté par l’UCDP et 5,8 fois le décompte de l’ACLED pour ces deux années.

En Libye, Lybia Body Count n’a compté que 1,45 fois plus de morts que l’ACLED. En Somalie, Elman Peace a compté 5,8 fois plus que l’ACLED – la différence entre les deux était 4 fois plus grande. Cela suggère que le comptage d’Elman Peace était environ deux fois plus minutieux que celui du Lybia Body Count, alors que l’ACLED semble être environ à moitié moins efficace pour compter les morts de guerre en Somalie qu’en Libye.

L’UCDP a enregistré un nombre de décès plus élevé que l’ACLED de 2006 à 2012, tandis que l’ACLED a publié des chiffres plus élevés que l’UCDP depuis 2013. La moyenne de leurs deux dénombrements donne un total de 23 916 décès violents de juillet 2006 à 2017. Si Elman Peace avait continué à compter les morts de guerre et avait continué à trouver 5,25 fois (la moyenne de 4,7 et 5,8) fois le nombre trouvé par ces groupes de surveillance internationaux, il aurait déjà compté environ 125 000 morts violentes depuis l’invasion de l’Éthiopie soutenue par les États-Unis en juillet 2006.

Mais si Elman Peace a compté beaucoup plus de morts que l’UCDP ou l’ACLED, il ne s’agissait encore que d’un comptage « passif » des morts de guerre en Somalie. Pour estimer le nombre total de morts de guerre qui ont résulté de la décision des États-Unis de détruire le jeune gouvernement somalien de l’UTI, nous devons multiplier ces chiffres par un rapport qui se situe quelque part entre ceux trouvés dans d’autres conflits, entre 5:1 et 20:1.

L’application d’un ratio de 5:1 à ma projection de ce que le Projet Elman aurait pu compter à ce jour donne un total de 625 000 décès. L’application d’un ratio de 20:1 aux dénombrements beaucoup plus faibles de l’UCDP et de l’ACLED donnerait un chiffre inférieur de 480 000.

Il est très peu probable que le projet Elman ait compté plus de 20 % des décès réels dans toute la Somalie. D’autre part, l’UCDP et l’ACLED ne comptaient que les rapports de décès en Somalie à partir de leurs bases en Suède et au Royaume-Uni, sur la base de rapports publiés, de sorte qu’il est fort possible qu’ils aient compté moins de 5 % des décès réels.

Si le projet Elman n’a comptabilisé que 15 % du total des décès au lieu de 20 %, cela suggère que 830 000 personnes ont été tuées depuis 2006. Si les chiffres de l’UCDP et de l’ACLED ont compté plus de 5 % du total des décès, le total réel pourrait être inférieur à 480 000. Mais cela impliquerait que le Projet Elman ait recensé une proportion encore plus élevée de décès réels, ce qui serait sans précédent pour un tel projet.

J’estime donc que le nombre réel de personnes tuées en Somalie depuis 2006 doit se situer entre 500 000 et 850 000, avec très probablement environ 650 000 morts violentes.

Yémen

Les États-Unis font partie d’une coalition qui bombarde le Yémen depuis 2015 dans le but de restaurer le pouvoir de l’ancien président Abdrabbo Mansour Hadi. Hadi a été élu en 2012 après que les protestations du printemps arabe et les soulèvements armés ont forcé le dictateur précédent du Yémen, Ali Abdallah Saleh, soutenu par les États-Unis, à démissionner en novembre 2011.

Le mandat de Hadi était d’élaborer une nouvelle constitution et d’organiser une nouvelle élection dans un délai de deux ans. Il n’a rien fait de tout cela, de sorte que le puissant mouvement zaydite Houthi a envahi la capitale en septembre 2014, a placé Hadi en résidence surveillée et a exigé que lui et son gouvernement remplissent leur mandat et organisent une nouvelle élection.

Les Zaydites [ou Zaïdites, NdT] sont une secte chiite unique qui représente 45 % de la population du Yémen. Les imams zaydites ont gouverné la majeure partie du Yémen pendant plus de mille ans. Les Sunnites et les Zaydites vivent ensemble pacifiquement au Yémen depuis des siècles, les mariages mixtes sont courants et ils prient dans les mêmes mosquées.

Le dernier Imam Zaydite a été renversé lors d’une guerre civile dans les années 1960. Dans cette guerre, les Saoudiens ont soutenu les royalistes Zaydites, tandis que l’Égypte a envahi le Yémen pour soutenir les forces républicaines qui ont fini par former la République arabe du Yémen en 1970.

En 2014, Hadi a refusé de coopérer avec les Houthis et a démissionné en janvier 2015. Il s’est enfui à Aden, sa ville natale, puis en Arabie saoudite, qui a lancé une campagne de bombardements sauvage soutenue par les États-Unis et un blocus naval pour tenter de le restaurer au pouvoir.

Bien que l’Arabie saoudite mène la plupart des frappes aériennes, les États-Unis ont vendu la plupart des avions, bombes, missiles et autres armes qu’ils utilisent. Le Royaume-Uni est le deuxième fournisseur d’armes des Saoudiens. Sans le renseignement par satellite des États-Unis et le ravitaillement en vol, l’Arabie saoudite ne pourrait pas effectuer des frappes aériennes dans tout le Yémen comme elle le fait actuellement. Ainsi, le blocage des armes, du ravitaillement en vol et du soutien diplomatique américains pourraient être décisifs pour mettre fin à la guerre.

Estimation des victimes de la guerre au Yémen

Les estimations publiées des décès dus à la guerre au Yémen sont basées sur des enquêtes régulières menées dans les hôpitaux de ce pays par l’Organisation mondiale de la santé, souvent relayées par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (BCAH). Selon les estimations les plus récentes, à partir de décembre 2017, 9 245 personnes ont été tuées, dont 5 558 civils.

Mais le rapport du BCAH de décembre 2017 contenait une note selon laquelle « en raison du nombre élevé d’établissements de santé qui ne fonctionnent pas ou qui fonctionnent partiellement en raison du conflit, ces chiffres sont sous-déclarés et probablement plus élevés ».


Un quartier de la capitale yéménite Sanaa après une frappe aérienne, le 9 octobre 2015. (Wikipedia)

Même lorsque les hôpitaux sont pleinement opérationnels, de nombreuses personnes tuées à la guerre ne se rendent jamais à l’hôpital. Plusieurs hôpitaux du Yémen ont été frappés par des frappes aériennes saoudiennes, il y a un blocus naval qui restreint les importations de médicaments, et les approvisionnements en électricité, eau, nourriture et carburant ont tous été affectés par les bombardements et le blocus. Ainsi, les synthèses de l’OMS sur les rapports de mortalité des hôpitaux sont susceptibles de ne représenter qu’une petite fraction du nombre réel de personnes tuées.

L’ACLED rapporte un chiffre légèrement inférieur à celui de l’OMS : 7 846 jusqu’à la fin de 2017. Mais contrairement à l’OMS, l’ACLED dispose de données à jour pour 2018 et fait état de 2 193 autres décès depuis janvier. Si l’OMS continue de déclarer 18 % de décès de plus que l’ACLED, le total de l’OMS jusqu’à présent serait de 11 833.

Même le MCAH et l’OMS reconnaissent une sous-déclaration importante des décès dus à la guerre au Yémen, et le rapport entre les rapports passifs de l’OMS et les décès réels semble se situer à l’extrémité supérieure de la fourchette observée dans d’autres guerres, qui varie entre 5:1 et 20:1. J’estime qu’environ 175 000 personnes ont été tuées – 15 fois le nombre rapporté par l’OMS et l’ACLED – avec un minimum de 120 000 et un maximum de 240 000.

Le véritable coût humain des guerres américaines

Au total, dans les trois parties de ce rapport, j’ai estimé que les guerres qui ont suivi les attentats du 11 septembre ont tué environ 6 millions de personnes. Peut-être que le nombre réel n’est que de 5 millions. Ou peut-être que c’est 7 millions. Mais je suis tout à fait certain qu’il s’agit de plusieurs millions.

Il ne s’agit pas seulement de centaines de milliers, comme le croient de nombreuses personnes par ailleurs bien informées, car les compilations de « reportages passifs » ne peuvent jamais représenter plus qu’une fraction du nombre réel de personnes tuées dans les pays qui vivent dans le genre de violence et de chaos que l’agression de notre pays leur a infligé depuis 2001.

Les rapports systématiques de l’Observatoire syrien des droits de l’homme ont certainement permis de saisir une fraction plus importante des décès réels que le petit nombre d’enquêtes terminées qui sont présentées de manière trompeuse comme des estimations de la mortalité par la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan. Mais tous deux ne représentent encore qu’une fraction du nombre total de décès.

Et le nombre réel de personnes tuées n’est certainement pas dans les dizaines de milliers, comme la plupart des gens aux États-Unis et au Royaume-Uni ont été amenés à le croire, selon les sondages d’opinion.

Nous avons besoin de toute urgence d’experts en santé publique pour mener des études exhaustives sur la mortalité dans tous les pays où les États-Unis ont sombré dans la guerre depuis 2001, afin que le monde puisse réagir de façon appropriée à l’ampleur réelle des morts et des destructions causées par ces guerres.

Comme Barbara Lee a prévenu ses collègues avant de voter de manière dissidente en 2001, nous sommes « devenus le mal que nous déplorons ». Mais ces guerres n’ont pas été accompagnées d’effrayants défilés militaires (pas encore) ou de discours sur la conquête du monde. Au lieu de cela, elles ont été politiquement justifiés grâce à une « guerre de l’information » pour diaboliser les ennemis et fabriquer des crises, puis elles ont été menée d’une manière « déguisée, silencieuse, libre de médias », pour cacher leur coût en sang humain au public américain et au monde entier.

Après 16 ans de guerre, environ 6 millions de morts violentes, 6 pays complètement détruits et beaucoup plus déstabilisés, il est urgent que le public américain reconnaisse le véritable coût humain des guerres de notre pays et la façon dont nous avons été manipulés et induits en erreur pour fermer les yeux – avant qu’ils ne continuent encore plus longtemps, détruisent davantage de pays, sapent davantage l’état de droit international et tuent des millions d’autres de nos semblables.

Comme l’a écrit Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme, « Nous ne pouvons plus nous permettre de prendre ce qui est bon dans le passé et de l’appeler simplement notre héritage, de rejeter le mauvais et de le considérer simplement comme un poids mort qui, par lui-même, s’enterrera dans l’oubli. Le courant souterrain de l’histoire occidentale a fini par remonter à la surface et a ravi la dignité de notre tradition. C’est la réalité dans laquelle nous vivons. »

Nicolas J.S. Davies

Nicolas J.S. Davies est l’auteur de Blood On Our Hands : the American Invasion and Destruction of Iraq. Il a également écrit le chapitre sur « Obama en guerre » dans Grading the 44th President : a Report Card on Barack Obama’s First Term as a Progressive Leader.

Source : Nicolas J.S. Davies, Consortium News, 25-04-2018

Traduction Les Crises https://www.les-crises.fr/combien-de-millions-de-personnes-ont-ete-tue...

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