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De l’aliénation jusqu’à la fin de vie

L’aliénation, selon la traduction de l’allemand Entfremdung, est la situation de l’individu qui, par suite des conditions extérieures (économiques, politiques, religieuses, sociétales, « environnementales » …), cesse de s’appartenir, est traité comme une chose, jusqu’à devenir esclave des choses et des « conquêtes » de l’humanité qui se retournent contre lui.

Voici ce qu’écrivit Diogène de Sinope (1), qui fut un temps esclave, il y a plus de deux millénaires :

« -Tu oublies, ce me semble, Diogène, que si les autres font quelque chose pour moi, ce sont, ou des esclaves que je nourris pour cela, ou des hommes libres, qui reçoivent de moi le salaire de leurs travaux.

-  Il s’en faut encore beaucoup, mon cher Philomedon, que cela te mette hors d’embarras... Qui t’a donné le droit de considérer comme ton bien, des hommes, que la nature a faits tes égaux ?... Les lois, diras-tu... Ce n’est certainement pas la loi naturelle ; mais des lois, qui ne doivent leur force obligatoire qu’à ce même contrat sur lequel repose tout l’édifice de la société. Car, sans cela, qui pourrait astreindre tes esclaves à une obéissance, qu’ils méconnaîtront bientôt, s’ils n’étaient retenus par une puissance aussi redoutable ? ... et parmi tant d’hommes nés libres, qui travaillent pour toi afin d’obtenir un salaire, penses-tu qu’il y ait un seul qui ne s’en dispensât pas volontiers, si l’impérieuse loi de la nécessité ou le désir de s’enrichir, ne le rendait pas ton esclave volontaire ? »

En 1839, Félicité de Lamennais publia L’esclave moderne :

« Qu’était l’esclave à l’égard du maître ? Un intérêt de travail, une partie, et la plus précieuse, de sa propriété. Le droit reçu attachait radicalement à l’esclave ce caractère de chose possédée, et la contrainte physique le forçait à l’obéissance. Des chaînes et des verges étaient la sanction de ce droit monstrueux de l’homme sur l’homme.

Qu’est aujourd’hui le prolétaire à l’égard du capitaliste ? Un instrument de travail. Affranchi par le droit actuel, légalement libre de sa personne, il n’est point, il est vrai, la propriété vendable, achetable de celui qui l’emploie. Mais cette liberté n’est que fictive. Le corps n’est point esclave, mais la volonté l’est. Les chaînes et les verges de l’esclave moderne, c’est la faim. [...]

La nécessité de vivre rend donc le prolétaire dépendant du capitaliste, le lui soumet irrésistiblement, car dans la bourse de celui-ci est la vie de celui-là. [...] Le prolétaire dépend, en second lieu, du capitaliste, quant à la quotité du salaire. Ce n’est pas qu’il ne puisse le débattre ; mais le capitaliste pouvant toujours attendre, tandis que le travailleur ne le peut pas, et dès lors, maître des conditions du contrat réciproque, fixe seul, en réalité, sauf la concurrence entre les capitalistes eux-mêmes, le salaire ou le prix du travail. »

Cinq ans plus tard, Marx, dans Les Manuscrits de 1844, s’intéressa à l’aliénation du travail :

« Le travail produit des merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour l’ouvrier. Il produit des palais, mais des tanières pour l’ouvrier. Il produit la beauté, mais l’étiolement pour l’ouvrier. Il remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des ouvriers dans un travail barbare et fait de l’autre partie des machines. [...]
Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. [...] Le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas ; que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. »

Et alors en 2017 ? Ben tout va pour le mieux, avec l’apport manifeste de la « révolution numérique », les dividendes sont plantureux...

Quand un doigt effleure l’écran tactile, à l’autre bout de la chaîne, un salarié, un « là-pour-ça », se plie déjà aux désirs du client... Le meilleur coursier, c’est l’auto-entrepeneur : payé à la tâche, c’est l’idéal !

Il paraît que tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit.

La formule, bien que belle, ne saurait faire oublier une réalité moins avantageuse.
Déjà le lieu de naissance, le milieu social des parents conditionnent l’avenir.
Pour la plupart, à partir de la naissance, de la délivrance, l’aliénation commence.
L’être humain croit s’appartenir : il n’en est rien !

Cette dépendance ne concerne pas que le travail durant lequel le prolétaire est aliéné par le capital.

Qu’il ne compte pas sur la compassion de ses semblables. Comme il y avait dans l’antiquité des esclaves d’esclaves, le prolétaire est soumis au bon vouloir du client, qui peut être lui-même assujetti.

À qui appartient-on si on ne s’appartient pas ?

Il fut un temps où le premier de la descendance était pour l’armée, le deuxième pour l’Église. Pendant le travail, vous appartenez donc au capital. Pendant vos loisirs, vos achats, aussi car il connaît déjà tout de vous. Il sait anticiper vos désirs : normal, c’est une question de réflexes pavloviens. Vous souhaitez une information accessible : pas de problème, il y pourvoit. Un bon tiers d’insignifiance, un tiers de simplification, un tiers de manipulation, un tiers d’innovation « technologique ».

C’est chouette l’innovation « technologique » : elle a toujours une partie émergée bien flatteuse, et une partie cachée prometteuse.

Certes, avec tout cela, vous aurez grand peine à exercer votre libre arbitre : à quoi bon s’intéresser à un mot désuet, à une veille lubie ? De toute façon, on parle de libertés. Au pluriel pour mieux signifier toutes les restrictions !

Maintenant, à part au capital, on appartient aussi à l’État.

Avant ses deux ans, le futur citoyen aura droit à onze vaccins obligatoires. En dehors de cela, le nouvel être devra être immunisé contre toutes les pollutions... car l’État s’intéresse plus au droit des affaires qu’au droit à la santé !

Vous vous croyez électeurs, citoyens avec un rôle décisionnel : on ne fait que solliciter votre consentement. Si votre avis est demandé, rassurez-vous, en cas de désaccord, il sera jeté aux oubliettes. On vous demande de choisir des élus, mais jamais de définir ce que vous entendez par République.

Au tréfonds de chacun, il y a plus qu’un patrimoine génétique : c’est votre essence. Mais celui-ci ne vous appartient déjà plus. En effet, les prélèvements ADN viennent alimenter des bases de données toujours plus volumineuses. Pour un oui, et surtout pour un non, hop ! prélèvement. Vous refusez d’accorder votre « consentement obligatoire » : hop ! poursuites judiciaires.

Le Meilleur des Mondes est en bonne voie : d’ici peu, chaque nouveau-né aura droit à son petit prélèvement. Une petite goutte de bébé, mais un grand pas pour l’Humanité.

Durant toute votre vie vous ne serez qu’un sujet, au mieux, une chose, au pire.

Le monde capitaliste exalte l’individualisme, pourtant la dignité humaine est la grande absente.

Vivre pleinement, librement, c’est satisfaire ses besoins essentiels. C’est apprécier, partager les choses qui n’ont pas de prix. C’est connaître la sérénité.

Celui qui se sait condamné par une maladie invalidante, incurable, mortelle à brève échéance, qui voit sa clepsydre se vider, sa flamme vaciller, connaîtra-t-il une relative quiétude, une totale liberté quant à sa destinée, quant à sa fin de vie ?

Non ! Il aura droit seulement à un mort indigne sous sédatif !

Vos données, votre correspondance, votre vie, votre fin de vie ne vous appartiennent plus.

Vous appartenez à l’État, il vous interdit l’euthanasie. Vous ne serez pas libre, ni du lieu, ni de la date. Si vous voulez connaître cette liberté, il vous faudra connaître l’exil : facile « à un moment où vous êtes émotionnellement fragiles. [... En plus,] l’équipe d’En Marche a répondu que les questions éthiques et sociétales n’étaient pas une priorité » (2).

Ave Jupiter, morituri te salutant [ceux qui vont mourir te saluent].

Le droit à l’euthanasie n’est pas un hymne à la mort, mais bien au contraire une ode à la vie : « le devoir de penser sa propre mort » pour mieux penser « le goût de vivre » (2)...

« Il est incertain où la mort nous attende : attendons-la partout. La préméditation [ = méditation anticipée] de la mort est la préméditation de la liberté : qui a appris à mourir, il a désappris à servir ; le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. » (3)

De la conservation de traditions arriérées en glissement progressif, de renoncements en révolutions « passives », la Démocrature, le « délicieux despotisme » s’installent dangereusement, pendant que les étals regorgent de tant de choses dispensables...

Si c’est ici le monde libre, que sont donc les autres ?

Le maquillage est le linceul du talent, comme la communication celui de la Liberté.

Vous commencerez à vous appartenir dès l’instant où vous direz, à toutes ces prétendues révolutions, « non ! »

« Personne »
plus du côté « des fainéants, des cyniques, des extrêmes », que « des rentiers, des outrecuidants, des exploiteurs » (4).

26 fructidor an 225

(1) Socrate en délire, ou dialogue de Diogène de Sinope, chap. 27

(2) Propos d’Anne BERT, auteur de Le tout dernier été (à paraître en octobre)

(3) Essais de Montaigne, livre I, chap. XX

(4) Sens premier de cynique : qui appartient à l’école philosophique d’Antisthène et de Diogène (mépris des richesses, des conventions sociales, de l’opinion publique, des apparences, des réputations, de la réussite sociale, des conformismes, exaltation de la volonté, recherche du bonheur simple,...).

Au sujet de l’oisiveté et de l’extrémisme (« doctrine poussée à ses conséquences extrêmes »), les rentiers et les capitalistes sont des maîtres...


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