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Emmanuel Todd et la lutte des classes

Il est réconfortant, après que le PCF a renoncé à la lutte de classe (mais pas les capitalistes !) de voir un grand bourgeois intellectuel comme Emmanuel Todd reprendre ce concept. Son dernier ouvrage, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle (qui pourrait aussi s’appeler : Où en sommes-nous après le mouvement des Gilets Jaunes ) est en effet écrit sous l’égide de Marx et de ses deux livres sur la France d’après la Monarchie de Juillet, Les luttes de classes en France, sur la IIe République, et surtout Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, sur la prise de pouvoir du futur Napoléon III. Il y a, chez Marx et Todd, une interrogation commune : comment un individu aussi médiocre (Macron ou Louis-Napoléon Bonaparte) peut-il imposer son pouvoir et devenir Napoléon III ou Jupiter Ier ? Le 18 brumaire fournit à Todd un modèle (ou une confirmation de son modèle) d’analyse, par l’étude des intérêts des diverses classes sociales, et sa démonstration est aussi limpide que celle de Marx. Mais certaines obsessions personnelles de Todd (philosémitisme et admiration pour les démocraties anglo-saxonnes) tendent à affaiblir sa lucidité.

Todd est un de nos plus grands intellectuels et, bien dans la tradition française de l’intellectuel, celle de Sartre, il est sur la brèche, il prend position quand on a besoin d’un éclairage théorique. En outre, il a acquis une aisance remarquable devant la caméra ou le micro, il aime se mettre en scène, ponctuer de touches d’humour ses interventions et il s’est même construit un personnage médiatique qui, tel Nanni Moretti dans Cher Journal, semble toujours nous dire : « Je suis un splendide sexagénaire ».(Il est légitime de faire un peu de psychologie à son propos puisque lui-même introduit souvent dans ses analyses de sociologue des remarques psychologiques, sur lui ou sur les autres).

Son livre Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse lui avait valu en 2015 des réactions haineuses, à proportion de la pertinence et de la lucidité de ses analyses : les manifestations de soutien à Charlie ont été un véritable phénomène hystérique et totalitaire dans lequel il a détecté une résurgence de la France de Vichy, conjonction de trois catégories socio-économico-culturelles qu’il a désignées par l’acronyme MAZ. Dans cette France de droite heureuse de défiler en bon ordre derrière les autorités (et derrière une brochette de Présidents et Premiers Ministres imprésentables, comme Benjamin Netanyahou), on distingue les classes Moyennes (au comportement erratique, mais historiquement toujours prêtes à basculer dans le fascisme), les personnes Agées (encore protégées par des retraites généreuses), et les catholiques Zombis. Cette troisième catégorie était la plus intéressante : surtout présente dans ce qu’il appelle la France inégalitaire, dans la périphérie de l’hexagone (celle où les structures familiales, domaine de prédilection de Todd, étaient traditionnellement inégalitaires), elle rassemble des gens de tradition catholique, mais qui ne sont plus croyants (le christianisme en France est en phase terminale) et qui cherchent à investir leurs valeurs dans des causes toujours dites « généreuses » mais qui ne remettent en question rien de fondamental, c’est-à-dire des causes sociétales, comme l’accueil des migrants ou la lutte contre le « fanatisme » (notion pratique, puisque le fanatique, c’est toujours l’autre, celui qui ne reconnaît pas nos valeurs, de même que le « haineux », c’est toujours l’autre, qui n’aime pas ce que nous aimons, et que nous détestons, nous, en toute bonne conscience).

Mais, en analysant le mouvement des Gilets jaunes, Todd n’hésite pas à dire qu’une partie de ses précédentes théories est dépassée : il n’y distingue plus aucune influence des structures familiales, ni des vestiges du catholicisme zombi ; et il constate avec satisfaction que les Gilets Jaunes ont unifié la France, se manifestant même avec une vigueur particulière dans des zones de l’ancienne France inégalitaire, comme le Sud-Ouest toulousain.

Mais ce n’est pas la seule surprise.Todd se donne comme base d’analyse l’évolution du pays dans la période 1992-2018, et il constate que le fait majeur, ce n’est pas le creusement des inégalités, mais la baisse générale du niveau de vie (à des degrés divers bien sûr selon les catégories) : à part le 0,1% des ultra-riches, ou le 1% de la grande bourgeoisie, voire les 10% qui en dépendent directement, tous les autres sont perdants ou vont bientôt le devenir, y compris une bonne partie de ces CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures) qui se font des illusions sur leur supériorité. Mais cette constatation est un élément d’espoir, car de plus en plus de catégories vont s’agréger aux actuels mécontents, les 50% d’ouvriers et employés des classes défavorisées.

Cela peut même conduire à la résolution d’un problème très inquiétant : l’absence d’intellectuels aux côtés des classes populaires, la disparition des intellectuels de gauche (précisons : marxistes). En effet, l’extension de l’instruction, loin de remplir les espoirs de démocratisation qu’on mettait en elle depuis les Lumières, a abouti à un résultat qui peut sembler paradoxal, mais est, finalement, très logique : la séparation des Français (et il en est de même dans les autres pays) en deux blocs : des éduqués supérieurs arrogants, « l’élite », et un peuple de « deplorable » selon le terme de l’ignoble Hillary Clinton. En effet, tant que les diplômés supérieurs n’étaient qu’une petite minorité, ils avaient besoin de s’appuyer sur le peuple ; quand ils constituent 1/3 de la population, ils peuvent se permettre de vivre entre eux, de ne s’adresser qu’à eux-mêmes et d’ostraciser les sous-hommes non-diplômés. Mais cet isolement a aussi des conséquences négatives.

En premier lieu, ce que Christophe Guilluy a appelé le « marronnage » du peuple : ignoré par elles, le peuple ignore les élites et est devenu imperméable à leur propagande, comme l’a montré d’abord le NON au référendum sur le Traité européen (malgré l’intense battage médiatique en faveur du OUI) en 2005, puis l’hystérie Charlie (peuple absent des manifestations), enfin la sympathie largement majoritaire pour les Gilets Jaunes (et, tout récemment, pour les grévistes, contre la réforme des retraites). A cela Todd ajoute la « réaccumulation de l’intelligence au bas de la société » : car la proportion de diplômés du supérieur est, depuis 1995, en recul, ce qui veut dire que la « fuite des cerveaux » dans les classes modestes est enrayée ; au lieu d’apporter du sang neuf aux classes supérieures, ils peuvent en faire profiter leurs frères de classe (et le mouvement des Gilets Jaunes a déjà fait apparaître cette évolution).

Mais l’enfermement de l’élite sur elle-même lui est aussi directement nocif : elle n’accepte aucune théorie, aucune idée qui la dérange et va ainsi vers la sclérose intellectuelle ; elle forme ses jeunes au conformisme et à la docilité, et tue leurs capacités d’analyse critique, tout particulièrement dans le trio diabolique ENA-Sciences Po-HEC. La pseudo-élite compte ainsi de plus en plus de « diplômés crétins » (cette notion de « diplômé crétin » est encore un concept stimulant que nous devons à Todd).

Enfin, la généralisation de la baisse du niveau de vie, touchant ces catégories, va inciter de plus en plus de diplômés à rejoindre la contestation. Aujourd’hui, journalistes, universitaires, professeurs sont des chiens de garde (il n’était que de voir les badges « Je suis Charlie » fleurir dans les salles des profs ) : touchés par l’érosion de leur statut (la sécurité de la retraite notamment), ils vont sans doute regarder de nouveau du côté du peuple, et réactualiser la catégorie de l’intellectuel engagé.

Todd fait donc partie, avec Guilluy et Michéa, de ces intellectuels qui nous aident à comprendre notre société. Sur la base de ses recherches appuyées sur des graphiques nettement commentés, il prend parti contre l’euro, qui a détruit l’industrie française, et n’hésite pas à diagnostiquer la fin de la démocratie en France : tous nos rituels électoraux ne sont qu’une comédie, de plus en plus cynique et sinistre. La classe dirigeante non seulement gouverne contre le peuple, mais elle se moque de lui (voir toutes les provoc verbales et photographiques de Macron), et semble même plus guidée dans certaines décisions par le sadisme que par l’incompétence.

Mais ses brillantes analyses aboutissent à deux trous noirs où se perd sa lucidité, et qu’on peut relier à ses origines. En parler ne constitue pas un outing puisque c’est lui qui les souligne, en toute honnêteté, bien conscient que l’objectivité absolue est un mythe. Todd est d’origine juive (il aime rappeler le souvenir de son arrière-grand-père grand rabbin de Bordeaux) et la gratitude qu’on peut ressentir de sa démythification de Charlie diminue quand on s’aperçoit qu’il était moins ému par la vague raciste anti-arabe ou anti-musulmane dont Charlie était le nom, que par le risque que celle-ci dérive en anti-sémitisme. De même, lorsqu’il analyse la stratégie de Macron face aux Gilets Jaune, il lui reproche surtout de les avoir accusés d’antisémitisme, car, parler des Juifs, que ce soit pour les attaquer ou pour les défendre, c’est toujours remettre en avant une catégorie qui n’a pas intérêt à être trop visible.

Quant au plaidoyer anti-euro de Todd, il aboutit à la question : quels alliés pour la France face à l’Europe de Berlin ? Les Etats-Unis, bien sûr !

Que Todd en veuille à l’Allemagne se comprend, et il n’est pas question de la défendre, au contraire : trop peu de gens pour l’instant ont compris que l’Europe actuelle n’est qu’une Grande Allemagne ; on n’a que trop tendance à écouter les médias qui présentent la France comme la « partenaire privilégiée de l’Allemagne », le fameux « couple franco-allemand ». La Galette des Rois a apporté un nouvel indice de la volonté de ne pas voir véritable situation à l’égard de l’Allemagne : dans certaines boulangeries, on avait choisi pour les fèves une Série des Rois de France qui, en passant par Saint Louis et Henri IV, aboutissait à Louis XVI, et commençait avec ... Charlemagne ! L’enseignement (ou non-enseignement) de l’Histoire n’a toujours pas permis aux Français d’admettre que Karl der Grosse était un empereur allemand, de langue allemande (à un stade quelconque du haut allemand), chef du Saint Empire Romain Germanique, dont la capitale était Aix-la-Chapelle (nom francisé d’ Aachen), où il est enterré et où furent par la suite sacrés les empereurs du Saint Empire, autrement dit le Premier Reich. Et il suffit d’aller faire un tour à Aachen (environ 3 heures de train) pour prendre conscience du renouveau du nationalisme allemand institutionnel (je ne parle nullement d’AfD). Donc, oui, l’Allemagne est le geôlier de l’Europe et le suzerain de la France.

Mais pourquoi ne pas chercher un contrepoids du côté de la Russie ? C’était la politique de De Gaulle. Non, Todd ne voit qu’un allié possible, les Etats-Unis. Pour lui, les deux pays anglo-saxons représentent une tradition libérale et démocratique, à l’opposé de la tradition autoritaire allemande : c’est là verser dans la mythologie. Pour reprendre pied dans le réel, il faudrait lire, ou relire, le livre de Domenico Lo Surdo : Contre-histoire du libéralisme (2013 pour la traduction). On y comprend que la liberté, dans le libéralisme, est conçue comme celle d’un Herrenvolk, d’un peuple de seigneurs : seuls ont droit à la liberté les possédants, c’est-à-dire que la liberté est un attribut des choses, de l’argent, et non des personnes. Les pauvres sont considérés et traités comme des esclaves : les workhouses constituaient un système concentrationnaire où les pauvres sans travail étaient soumis au travail forcé, et qui ne leur reconnaissait pas de droit à une vie familiale : les époux étaient séparés, les enfants vendus ou mis au travail dès trois ans (on peut imaginer avec quelle espérance de vie). Quant à la Justice, dans l’Angleterre libérale, elle multipliait les délits mineurs punis de la peine capitale, d’une part pour terroriser les pauvres, d’autre part, grâce aux commutations de peine, pour fournir colons et travailleurs au vaste système colonial anglais (cette main-d’œuvre étant encore plus aisément remplaçable que celle des esclaves noirs, ils étaient transportés outre-mer dans les mêmes conditions et avec la même mortalité que ceux-ci). Bref, le sort des pauvres au chômage dans l’Angleterre libérale et capitaliste n’était guère plus enviable que celui des Juifs dans l’Allemagne nazie. Voilà un Goulag dont on ne parle guère !

Choisir comme alliés dans un projet de retour à l’indépendance et à la justice sociale les pays anglo-saxons est donc peu cohérent, voire contradictoire. La lecture des ouvrages de Todd est toujours stimulante et même réjouissante (les critiques contre Macron, contre les « je-suis-charlie », contre les diplômés crétins, on en redemande), mais il n’est pas aussi convaincant dans ses solutions. Mais la mission des intellectuels, c’est l’analyse critique ; les solutions apparaissent bien souvent dans l’action collective.

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