Pierre Lemaitre. Cadres noirs.

Contrairement à Zola qui s’imposait des efforts cognitifs démentiels dans la préparation de ses romans, Pierre Lemaitre n’est pas un adepte compulsif de la consultation d’internet. Si ses oeuvres nous donnent un rendu de la société aussi saisissant c’est que, chez lui, le vraisemblable est plus puissant que le vrai. Comme aurait dit Flaubert, il ne s’écrit pas, pas plus qu’il n’écrit la société. Mais si on ne voit pas, à proprement parler, la société, on la sent partout.

A l’heure ou de nombreux sondages nous montrent les Français épuisés par le travail et désespérés par le chômage, ce roman noir de Pierre Lemaitre tombe à pic. Nous sommes dans un monde où des manutentionnaires gagnent 585 euros brut par mois et où les cadres, s’ils veulent croire en leur utilité, en leur mission, s’identifient à leur patron « avec une force de conviction dont les patrons ne rêveraient même pas. »

Quinquagénaire, donc bon à jeter, le personnage principal a dû accepter un petit boulot quand il s’est retrouvé au chômage (il était pourtant DRH) après la fusion de son entreprise avec une société belge. Son conseiller pôle emploi voit en lui un modèle de chômeur car il a renoncé à l’idée de trouver du travail, sans pour autant renoncer à en chercher. Avec des types comme moi, dit-il, « le système a l’éternité devant lui. »

Après quatre ans de galère, il a la lucidité de se sentir largué car il ne maîtrise plus le discours de l’efficience entrepreneuriale (que l’on retrouve d’ailleurs désormais dans la Fonction publique) : « management de la transition », « réactivité sectorielle », « identité corporate », « benchmarking », « réseautage ». Il faut désormais briller dans le marketing et le management : « Le marketing consiste à vendre des choses à des gens qui n’en veulent pas, le management à maintenir opérationnels des cadres qui n’en peuvent plus. »

La métaphore qui file tout au long de ce roman à suspense (en fin de compte plus un roman psychologique que d’action) est que les salariés sont les otages des capitalistes, sous le regard bienveillant des pouvoirs publics : « Les aides de l’État auraient permis aux entreprises de licencier 65000 salariés en un an. »

Alain Delambre est un cadre de cinquante-sept ans anéanti par quatre années de chômage sans espoir. A son sentiment de faillite personnelle s’ajoute bientôt l’humiliation de se faire botter l’arrière-train par un petit chef, turc qui plus est.Aussi quand un employeur accepte enfin - divine surprise ! - d’étudier sa candidature, Alain Delambre est prêt à tout : à emprunter une somme d’argent considérable, à se disqualifier aux yeux de sa femme, de ses filles et même à participer à l’ultime épreuve de recrutement, un jeu de rôle sous la forme d’une prise d’otages : « Les candidats à un poste sélectionnent les candidats à un autre poste. Le système n’a même plus besoin d’exercer l’autorité, les salariés s’en chargent eux-mêmes. Les entrants créent les sortants. Le capitalisme vient d’inventer le mouvement perpétuel. » Donald Westlake avait dramatiquement exploré ce thème avec Le Couperet (avant, personne n’est parfait, de soutenir Bush), la solution extrême utilisée par un chômeur pour retrouver du travail étant d’assassiner ses collègues de la liste étroite pendant la dernière sélection pour un emploi.

Ce jeu de rôle (les jdr sont apparus - ce n’est pas un hasard - aux États-Unis dans les années soixante-dix) pour adultes en perdition est organisé pour le bénéfice de l’entreprise Exxyal-Europe, une grande du pétrole dont, visionnaire, Lemaitre nous prévient que l’un de ses objectifs principaux « consiste à rapprocher les activités de raffinage des lieux de production », ce qui entraînera la fermeture de plusieurs raffineries en Europe.

Avec toutes les ressources de son corps et de son esprit, Alain Delambre s’engage dans ce combat pour regagner sa dignité, sans se rendre vraiment compte qu’il s’engouffre dans une spirale affolante qui devrait, si nous étions dans un roman réaliste, l’entraîner vers une mort violente. Bien lui prend de ne pas se rendre compte, dès le début de son aventure, que les dés sont pipés, qu’en aucun cas les recruteurs n’envisagent de recourir à ses services. Son désespoir l’amènerait, comme dans Le Couperet, à commettre l’irréparable.

Le roman est remarquablement bien mené. Il se divise en trois parties, la première et la dernière offrant le point de vue du héros, la partie du milieu étant narrée par le " méchant " , le deus ex machina de la simulation de prise d’otages. Cette alternance des voix narratives nous permet de comprendre - sans les excuser - les motivations profondes de la partie adverse (les « partenaires sociaux », comme on dit aujourd’hui) et d’intensifier le suspense dès lors que l’on perd de vue la cause du chômeur quinquagénaire. Le lecteur ne connaîtra ses vraies motivations qu’à la toute fin de l’histoire.

C’est une constante dans les ouvrages de Lemaitre (voir ses explications à ce sujet à http://www.pierre-lemaitre.fr/inter...) : les événements malheureux s’enchaînent de manière inéluctable, chaque acte posé par les personnages les conduisant à leur perte. Il ne suffit pas à Delambre d’être un vieux travailleur au chômage, d’être humilié après avoir servi la cause de l’entreprise, d’être diminué dans le regard de ses proches qui l’aiment : sa révolte - purement individuelle, ne l’oublions pas - est implacablement destructrice.

Le héros ne parviendra à ses fins qu’en jouant sa vie et celle des siens sur un coup de dé (avec un dernier développement singeant les films " américains " de Besson, du genre Taxi).

Au bout de son périple, l’ancien DRH est toujours aussi aliéné, toujours aussi coupable. « C’est plus fort que moi », dit-il, « je ne peux pas m’empêcher de travailler. »
Le système a gagné.

Bernard GENSANE

Cadres noirs, par Pierre Lemaitre
349 pages
éd. Calmann-Lévy, Paris (février 2010)
ISBN-10 : 270214070X
ISBN-13 : 978-2702140703

COMMENTAIRES  

08/03/2010 18:55 par Jean-Louis BERNARD

Texte d’une chanson chantée au Mexique par le groupe ZUMBIDO...

Six heures moins le quart, lundi matin, un poil dans le coltard
Je suis déjà en retard, y a rien à faire, ma hiérarchie va me défoncer
L’alarme s’enflamme et me ramène à ma dure réalité,
Dring dring, un tapis, une caisse... Je suis caissier
Chez Frampion, vous savez les champions de la distribution
« Un achat, un sourire », c’est notre slogan, facile à dire...
Bon, j’me lève, j’me rase, j’m’épile
Bah quoi, on peut être caissier et soigné
1h de bus, 1h de métro, c’est parti pour une journée

A l’entrée du magasin, je tombe sur 2 ou 3 pélerins
La tête dans les poubelles, en m’voyant, ils m’interpellent
« Merci Mr Frampion, c’est vraiment très très très sympa
De nous laisser dans vos poubelles picorer quelques repas
Seulement on ne comprend pas pourquoi de manière systématique
Vous y versez cette sorte de sauce à l’acide chlorydrique ??... »
Moi j’écoute et puis je dis rien, mais quand je comprends enfin
Que ce mec là mendie son pain, au-delà de l’humiliation, je lui dis :

« Non mais je crois que je rêve, dis-moi si j’entends bien ?
Tu me remercies de quoi ? De te traiter comme un chien !
Je crois qu’il est temps que tu commences une thérapie salutaire
Répète après moi ce refrain révolutionnaire »

C’est qui le patron ?! Y en a marre de se laisser marcher sur les pieds !
C’est qui le patron ?! Il est temps d’arrêter de se faire humilier !
C’est qui le patron ?!Retrouver une once de dignité humaine
C’est qui le patron ?! Plus jamais je mettrai mon nez dans tes poubelles

Ce problème à peine réglé, ma BA de la journée
Je prends mon courage à 2 mains et j’entre enfin dans le magasin
Je vois Robert, mon copain, ou plutôt mon voisin de caisse
Ca on peut pas lui reprocher, c’est sûr, Robert, il encaisse
C’est lui le souffre-douleur du chef de magasin
Son jouet, son toutou, et qui dit jamais rien
Faut dire après 20 ans derrière la caisse numéro 20
Robert, il est, comment dire, un peu éteint...

Bonjour Monsieur, vous avez la carte Frampion ?
Bonjour Madame, vous avez la carte Frampion ?
Bonjour Monsieur, vous avez la carte Frampion ?
Bonjour Madame, Bonjour Monsieur, aaaahhhhhhhhhhhhhhhh !

Forcément, 20 ans comme ça, ça réduit le vocabulaire
Et Robert sait plus quoi dire, face à son tortionnaire
D’ailleurs le v’là qui vient avec sa tête de langue de pute
Et qui s’adresse à Robert un peu comme une hyène en rut

« Robert, va falloir que vous me donniez une explication !
Pourquoi systématiquement je retrouve votre caisse comme un torchon ?!!
Combien de fois ai-je répété « notre caisse est notre maison » ?
Je n’en peux plus Robert, vous méritez une sanction !
Cette semaine vous nettoierez les toilettes du magasin »
Moi j’écoute et puis je dis rien, mais quand je comprends enfin
Que parce qu’un soir Robert a dû partir plus tôt pour voir sa mère
Il va devoir récurer les chiottes toute une semaine entière, je lui dis :

« Robert, regarde-le bien, ton enculé de patron
Et répète après moi ce petit air de révolution »

C’est qui le patron ?! C’est moi qui vais te proposer une sanction
C’est qui le patron ?! Motif : abus de connerie, de pouvoir et de position
C’est qui le patron ?! Tu vas t’excuser auprès de tous tes employés
C’est qui le patron ?! Et leur expliquer à quoi tu joues en vérité

C’est là que le chef a eu une réaction étrange
De voir Robert se rebeller, il a pas dû comprendre
En tout cas, il s’est mis à nous parler de son papa,
De son maître d’école, et de 2 ou 3 torgnoles
Puis il a fini en nous parlant de son grand patron
Qui lui faisait subir quotidiennement une putain de pression
Alors nous, bah on écoute, et quand on comprend enfin
On se dirige avec entrain vers les bureaux de droit divin

Frampion SA, SA comme société anonyme
Mais t’inquiète on l’a trouvé ce fameux caissier ultime
On lui sort le grand refrain, que vous commencez à connaître
C’est qui le patron, dis-nous pourquoi tu te prends pour le maître...
Il nous explique qu’il est victime de la pression de la holding
Un fonds d’investissement ricain qui veut toujours plus de gain
« Vous savez au fond moi aussi, je suis qu’un pauvre caissier...
Tout ça je vous jure c’est la faute aux financiers... »

On va donc voir nos financiers, j’avoue un peu fatigués
Plus vraiment envie de réfléchir après cette dure journée
On arrive, on voit le gars, perché en haut de sa tour
On le laisse même pas parler, on le balance, sans détour
Il s’écrase, c’est un peu crade, nous on voit tout ça de là -haut
Et c’est là qu’on se met à lui gueuler ces quelques mots

C’est qui le patron ?! T’as cru que tu pouvais jouer avec les êtres humains ?
C’est qui le patron ?! Tu vois pas le sang qui te reste sur les mains ?!
C’est qui le patron ?! C’est toi le responsable de la vague de suicides !
C’est qui le patron ?! Et tu t’étonnes qu’on ait des envies d’homicide ?!
C’est qui le patron ?!
C’est qui le patron ?!
C’est qui le patron ?!
C’est qui le patron ?!

OK, c’est facile la révolution en chanson...
Mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre face à toutes ces aberrations ?

Viva Mexico

11/03/2010 11:54 par Piotr

Bouleversant, mais helas, veridique.

11/03/2010 15:38 par Fethi GHARBI

Belle analyse, cher Bernard GENSANE.

Il est vrai comme vous le soulignez que ce roman nous renvoie au « Couperet », ce film époustouflant de Costa Gavras où
là aussi le vraisemblable est plus puissant que le vrai. Pour dépeindre le désespoir,l’hyperbole frise la déraison...

Un autre beau film sur le même thème : « Violence des échanges en milieu tempéré » de Jean-Marc Moutout. Mais là le réalisateur s’attache plutôt à nous dépeindre un anti-héros...

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